Pour une fois il fait beau : un soleil timide est apparu dans le ciel en fin d'après-midi et a réussi à se forer un passage dans la grisaille qui recouvre le paysage depuis maintenant trois jours. L'atmosphère humide s'est légèrement réchauffée et c'est avec une joie non feinte que j'ai jeté mon gilet sur la banquette arrière de ma vieille Chevrolet El Camino avant de me glisser derrière le volant et de démarrer pour rentrer chez moi.
Comme on pouvait s'y attendre, la journée a été courte : la rentrée universitaire s'effectue en général sur un après-midi, que dis-je, deux heures dans l'après-midi, et consiste simplement à faire l'appel et à remettre aux étudiants un emploi du temps qui reste, bien évidemment, susceptible d'être modifié dès demain, jour officiel de reprise des cours...
Mais j'aurais dû commencer par le début : je m'appelle Rosalie Lilian Hale, j'ai 19 ans et je suis en dernière année de master, j'étudie les langues anciennes avec une quinzaine d'autres élèves de mon âge à la faculté de Charlotte, ville de Caroline du Nord, USA. J'habite en dehors de la ville et je ne vois pas grand monde pendant les vacances, d'où la joie de retrouver toutes mes copines : Nelly avec ses nattes blondes et ses petites lunettes rondes, Pat, toujours aussi enrobée malgré sa détermination en juin dernier de profiter des congés pour enfin maigrir, Gill, une grande perche aussi maigre qu'un échalas mais à l'humour décapant, et enfin Brenda, ma meilleure amie, ma confidente, un petit bout de femme pétulante, obsédée par le sexe, surtout celui des garçons... Voilà, vous avez là un portrait de famille assez ressemblant: à nous cinq nous avons traversé les deux premières années de ce diplôme LA (langues anciennes) le vent en poupe, plus occupées à faire la chouille qu'autre chose. Faut avouer que le grec ancien manque un peu de divertissement, non ?
Ma voiture hésite, comme si elle était fatiguée : je cramponne l'embrayage et le fais un peu patiner, histoire de lui remonter le moral et de me permettre d'éviter de rentrer à la maison à pied ou en car...
Cette voiture, c'est tout ce que j'ai et j'y tiens comme à la prunelle de mes yeux. Elle ne paye pas de mine, elle date de 1959 et à tendance à se traîner à tel point que Lee Roy se moque de moi et me dit chaque fois que nous en parlons qu'il va aussi vite en courant. Il est vrai que "ma caisse", comme j'aime à l'appeler, consomme énormément, n'a pas de direction assistée ni de boîte automatique, mais au moins elle roule et me permet de ne pas avoir à prendre le car qui passe tous les jours à 7h00 au bout de l'étroit chemin qui relie notre maison à Prospect Road, la route que j'emprunte pour aller à l'université de Charlotte, deux cent cinquante-trois jours par an. Lee Roy est mon meilleur ami, j'ai bien dit "ami" et non pas "petit ami" : n'allez pas imaginer des choses là où il n'y a rien d'autre qu'une solide amitié qui date ni plus ni moins des bancs de la maternelle. J'ai beau essayer de remonter le plus loin possible dans mes souvenirs d'enfance, Lee a toujours été présent de quelque manière que ce soit : à un anniversaire chez McDonald, à un après-midi de colle au collège, à ma première boom chez Brenda, à mon premier match dans l'équipe universitaire de basket en train de brailler comme un putois dans les gradins... Bref, il a toujours été là et je suis prête à parier qu'il sera encore là un bon moment vu la façon dont il surgit à mes côtés dès que je mets un pied dehors. Il faut dire que bon nombre de garçons sont toujours prêts à me rendre service dès que j'ai un problème.. A quoi cela tient-il ? Si vous écoutez Brenda, ma meilleure copine, c'est à cause de mon look : d'après elle je suis une véritable bombe... J'ai beau me regarder dans la glace de la salle de bain tous les matins avant de partir, je ne me trouve pas extraordinaire. Certes, j'ai un visage agréable, deux longues jambes bien galbées, une taille de guêpe, mais à mon avis, ce qui fait flipper les mecs, c'est incontestablement mes seins : il faut dire que je suis plutôt gâtée par la nature de ce côté là. Brenda, elle, passe son temps à se lamenter en regardant tristement les deux bourgeons qui ornent son torse et je me fais toute petite dans les vestiaires du gymnase quand il s'agit de me mettre en maillot : les deux obus qui me servent de pare-chocs tiennent difficilement dans un 95B et ont tendance à pointer de manière arrogante dès que je les libère de leur carcan...
Je dois avouer que, même si je suis une bombe, je n'ai pas encore réussi à sauter le pas, au grand désespoir de Brenda qui est prête à tout pour m'aider à franchir ce cap. J'évite les conversations qui portent sur ce thème, n'ayant pas grand chose à dire là-dessus, et en plus je déteste mentir.. A part un baiser avec un copain de terminale à une fête où j'avais plus bu que de coutume et quelques mains hésitantes sous mon tee-shirt, je n'ai rien d'autre à afficher à mon tableau de chasse tandis que certaines ont déjà osé s'aventurer dans les pantalons des garçons...Par contre j'écoute toujours avec intérêt et curiosité ce qui se dit dans les vestiaires lorsque les filles se mettent à parler de ces choses-là..
Le bruit du moteur emplit l'habitacle, dissipant mes pensées et me ramenant au moment présent. Je vérifie du coin de l'œil que la voie est libre puis je me glisse dans la circulation assez fluide, confiante dans la carrosserie bosselée de ma caisse qui inspire de la crainte aux autres conducteurs et qui me permet ainsi de forcer un peu le passage. Je descends ma vitre d'une main, laissant l'air frais caresser mon visage, tout en espérant que cela suffira à calmer la douleur lancinante qui me taraude depuis que je suis levée : j'ai mal aux dents, j'ai l'impression que mes gencives sont en feu à tel point qu'il m'a fallu avaler un tube d'aspirine avant de sentir ce feu diminuer un peu d'intensité. Il me faut d'urgence un rendez-vous chez un dentiste, je ne vais pas tenir tout le weekend comme ça, c'est au-dessus de mes forces. C'est terrible le mal de dents, j'ignorais que cela pouvait autant faire souffrir. Ça m'a pris hier soir, en regardant ma série préférée True Blood à la télévision tout en piochant allègrement dans un saladier de pop-corn. J'adore le pop-corn surtout lorsque le sucre a fondu et qu'il s'est transformé en caramel. Pat n'arrête pas de râler car j'ai beau ingurgiter bon nombre de sucrerie, cela n'affecte en rien ma silhouette et ma balance reste obstinément bloquée à 54 kilos lorsque je grimpe dessus !

J'espère que la maison sera déserte, je n'ai pas envie d'entendre hurler mon beau-père ou d'avoir à supporter ses regards lubriques lorsque je traverse la salle à manger pour aller dans ma chambre. Il s'appelle Bob, ma mère l'a rencontré à son boulot, elle est serveuse au Royal Pub de Charlotte, réputé pour ses hamburgers Double Cheese. Je n'ai jamais connu mon père vu qu'il nous a plaquées, maman et moi, alors que j'avais tout juste un an. Maman ne m'en a jamais parlé, c'est toujours un sujet tabou qui a l'air de la faire encore souffrir. J'aime profondément ma mère, je sais qu'elle a trimé et qu'elle trime encore pour me payer mes études et rien que pour ça, elle mérite tout mon respect et ma reconnaissance. Mais ce connard de Bob m'insupporte : il passe son temps sur le canapé soi-disant à chercher du boulot en se gavant de chips et en sifflant des canettes de bière à longueur de journée. Depuis quelques temps il a pris la fâcheuse habitude de laisser ses mains trainer à hauteur de mes fesses et même en direction de mes seins, alors j'évite de l'exciter plus qu'il ne faut, je fais attention en allant dans la salle de bain le soir ou le matin, je mets un pyjama, je ne traîne plus en culotte et en soutif comme je faisais jusqu'à présent. Je me sens de taille à me défendre, mais on ne sait jamais.
Ma déception est grande quelques minutes plus tard lorsque je vois la poubelle qui lui sert de voiture garée devant le porche de notre maison : Bob est là, et maman ne rentre que dans deux heures, il va falloir être rusée et l'éviter pendant tout ce laps de temps.
Décidée, je m'arrête derrière sa caisse, je rassemble mes affaires et je descends de ma voiture, prête à défendre chèrement ma peau si jamais il ose essayer de me toucher…