CHAPITRE 1 : À la pénible veille d'un retour
Emmitouflée dans son plaid, Olivia grignotait sur son canapé dans le noir, éblouie de temps à autre par la lumière de sa petite télévision. C'était comme si l'écran était transparent et qu'elle essayait vaguement de voir un tout autre monde derrière afin de s'y échapper. Les soupirs se multipliaient.
"Il faut bien que j'y retourne..", dit-elle faiblement, posant ses dents sur son morceau de chocolat sans même oser croquer dedans.
Elle était dans un premier temps plutôt enthousiaste à l'idée de retrouver son quotidien à l'unité, de s'investir et de venir en aide à d'autres jeunes femmes victimes d'agression et de viol. Non pas qu'elle n'avait pas eu sa dose depuis son départ, mais le contexte était différent. La méthode était différente. Son monde avait changé. C'était de sa faute, après tout c'était elle et elle seule qui avait réclamé ce changement auprès de Cragen, suite à un coup de tête qu'elle ne saurait encore parfaitement expliquer à ce jour. Elle avait besoin d'un nouvel air.. de s'éloigner de son équipier.
..La réalité était toute autre. Sa dernière vraie interaction avec Elliot avait déclenché en elle un choc émotionnel qui l'avait immédiatement conduit à vouloir se faire transférer ailleurs. Elle sentait qu'elle n'avait pas d'autre choix. Sa présence perturbait Elliot dans son sens des priorités, elle l'empêchait de bien faire son travail, d'être fidèle à son éternel sens du devoir. Suite à cette révélation de sa part, elle était convaincue d'être comme un énorme poids que son équipier était contraint de traîner derrière lui à chaque fois qu'ils devaient enquêter sur une scène de crime, mais surtout, à chaque fois qu'ils devaient poursuivre un criminel à deux, exactement comme lors de la dernière affaire dont ils se sont occupés ensemble. Cette simple pensée la rongeait de l'intérieur, la tuait à petit feu. Pour le bien de son équipier, elle devait se retirer. Lui laisser l'espace dont il avait besoin. Ne plus être une barrière l'empêchant d'aller au secours des véritables victimes de toutes ces ordures.. Faire disparaître Olivia Benson de son quotidien.
Un mois avait passé suite à cette décision soudaine. Même si elle n'avait pas prévenu Elliot de son départ, elle était vite fait passée lui rendre visite à l'unité afin de voir s'il parvenait à s'en sortir sans elle, et elle avait pu voir de loin que c'était bel et bien le cas. Et ce, malgré ses pétages de câble contre l'équipier temporaire que Cragen lui avait imposé. Après tout, il n'était pas forcément nécessaire pour lui d'être accompagné pour être lucide dans son travail. Au contraire, cela ne pouvait qu'augmenter son potentiel. Le voir enfiler une toute nouvelle chemise devant elle à l'instant de leur brève rencontre lui avait donné l'impression qu'il avait déjà réussi à s'habituer à son absence et que celle-ci était le symbole d'une page qu'il pouvait enfin tourner. Elle ne supportait pas cette vue, et était même prête à rebrousser chemin, jusqu'à ce qu'il se retourne comme par instinct vers elle pour confirmer qu'elle était bien là. A ce moment elle n'avait pas pu s'empêcher de lui faire des compliments sur cette chemise toute neuve, pour égayer l'atmosphère mais surtout pour le conforter dans sa volonté d'être beaucoup plus engagé qu'il ne l'était dans son travail.
"Pourquoi tu me l'as pas dit ?" Elliot ne semblait pas comprendre l'évidence.
"..C'est trop compliqué." Cependant, Olivia refusait d'infliger une torture psychologique supplémentaire à son ami. Si elle avait insisté sur les motifs de son départ, le sentiment de culpabilité d'Elliot n'en aurait été que renforcé. Il avait déjà suffisamment souffert comme ça. A cause d'elle.
"Merci d'être passée me voir." Le silence pesant précédant cette dernière parole avait achevé Olivia. Plus rien n'allait être pareil entre eux. Plus jamais.
Se remémorant ces souvenirs déchirants, Olivia croqua finalement son carré de chocolat, avant de s'affaler complètement dans le fond de son canapé. Il était quasiment deux heures du matin. A quoi bon tenter de s'allonger dans son lit, elle savait pertinemment que le sommeil n'allait jamais la gagner, peu importe la fatigue qu'elle avait accumulé ces derniers temps. Par conséquent, elle devenait de plus en plus irritable lorsqu'elle se retrouvait chez elle seule confrontée à elle-même, à tous ses défauts et toutes ses erreurs qui l'avaient amenée à se remettre autant en question. Elle posa donc sèchement son plaid sur un rebord du canapé avant de se lever et se remettre une énième fois les cheveux et les idées en place. Il faisait toujours noir et la télé était toujours allumée. Elle avait coupé le volume, refusant de se voiler la face, de nier sa solitude. Elle garda la main sur son front et son regard fixé vers le bas en direction de la petite table sur laquelle se trouvaient un verre d'eau ainsi que plusieurs bouteilles vides qui n'avaient pas été jetées. Elle ne clignait que rarement des yeux, des yeux qui brillaient de plus en plus à cause de toutes les larmes qu'elle avait l'habitude de garder prisonnières à l'intérieur depuis des années.
Son portable posé juste à côté de son verre rompit le silence et mit fin à la position statique d'Olivia par de soudaines vibrations qui ne lui firent même pas hausser ou froncer un sourcil. Elle était vidée. Nonchalamment, elle prit l'appel sans prêter attention à sa provenance.
"Allô", commence-t-elle en expirant par le nez et en se frottant la nuque.
"..."
Était-ce un de ces groupes de jeunes se réunissant la nuit pour faire des canulars téléphoniques peu élaborés à la chaîne ? Olivia eut un doute. Si c'était le cas elle finirait par entendre au moins un rire, ce qu'elle peinait à distinguer. Si jamais on cherchait à lui demander de l'aide ou lui annoncer une mauvaise nouvelle, elle s'en mordrait les doigts si elle ne faisait pas preuve d'un minimum de patience.
"Olivia Benson à l'appareil. Vous êtes.. ?"
"..."
"Ecoutez, je n'ai pas tout mon temps, donc il va falloir être plus causant que ça, s'il vous plaît." A cette demande, elle se gratta la tête.
"..."
Olivia fit discrètement un bond. Elle entendit tout à coup la respiration bruyante de son interlocuteur. Pas de doute, il s'agissait très certainement d'un vieux pervers composant les numéros de toutes les femmes célibataires de cette ville jusqu'à ce qu'une ait le cran de lui répondre pour l'exciter. Olivia raccrocha précipitamment avant de bloquer le numéro, dont elle constata l'anonymat par la même occasion. Si elle arrivait à dormir, elle n'aurait peut-être jamais eu à subir ce type de frayeur. Remarquant qu'elle n'avait plus d'eau fraîche dans son frigo, elle alla remplir son verre à nouveau par le robinet avant de s'empresser de le consommer. Une fois redevenue un peu plus calme, elle s'apprêta à regagner son plaid, son canapé, son chocolat et ses lamentations nocturnes.
Mais elle ne tarda pas à être interrompue dans sa démarche.
Le son d'une feuille de papier glissant sous la porte interpella Olivia. En se retournant vers cette dernière, elle confirma aussitôt la présence d'une enveloppe sur son territoire. Seul Elliot connaissait son lieu de vie parmi ceux qu'elle "côtoyait", mais s'il avait vraiment cherché à prendre contact avec elle, il aurait eu la décence de frapper à la porte ou au moins de laisser un message afin de ne pas l'alarmer. Fixer cette enveloppe lui donna très vite le tournis, le tic-tac de sa montre résonna étrangement de sorte à lui déclencher un début de mal de tête. Les secondes passèrent ainsi, dans la confusion la plus totale. Derrière sa porte se dressait peut-être le plus dangereux des inconnus, qui patientait jusqu'à ce qu'il entende sa proie se saisir de son appât.. Tant pis. Deux heures du matin ou pas, il fallait qu'elle réagisse, qu'elle se comporte comme l'inspectrice Benson, et non comme une potentielle future victime. Olivia prit possession de son arme et accourut vers l'entrée pour la déverrouiller avant de changer d'avis. Son buste scintillait de sueur, qui coulait sous le décolleté de son débardeur noir au rythme de ses battements de cœur. Si elle procédait assez vite, elle aurait sans doute le temps d'apercevoir au moins la silhouette de son visiteur au bout du couloir, tentant de s'enfuir. Quelle ne fut pas sa déception lorsqu'elle vérifia deux à trois fois les alentours de gauche à droite sans résultat concluant. Elle ne put s'empêcher malgré tout de souffler un peu en refermant la porte derrière elle.
Il ne restait plus que cette enveloppe toute fripée et recouverte de terre. Cet homme ne devait très clairement pas être de nature soucieuse quant aux questions de propreté et d'hygiène. Cette enveloppe était la seule trace concrète qu'elle pouvait garder de lui, jusqu'à ce qu'elle repense à cet appel suspect quelques minutes plus tôt. La connaissait-il personnellement ? Savait-il qu'elle était réveillée à cet instant précis ? Qu'est-ce qu'il lui voulait ? Olivia secoua brièvement la tête. Le numéro était inconnu, impossible donc d'en tirer quelque chose. En revanche, si elle traitait l'enveloppe avec attention, elle pouvait l'emmener à analyser au laboratoire une fois revenue à l'unité. Elle enfila alors des gants avant de passer à l'étude de son contenu. Elle en sortit un petit mot ainsi qu'une clé USB.
"Qu'est-ce que.."
Olivia sentit qu'elle avait besoin de s'asseoir, hoquetant suite à un simple avalement de salive. Elle était consciente qu'elle devrait se lever à nouveau pour aller chercher son ordinateur, mais il fallait qu'elle respire un coup. Quel genre de document cet homme pouvait-il bien lui avoir confié ? S'il la connaissait réellement elle et son travail et qu'il souhaitait la provoquer, il lui enverrait sans doute des vidéos peu catholiques. Elle osait à peine imaginer sa propre réaction suite au visionnage. Elle en eut d'ailleurs des bonds de cœur dès les premières secondes.
Malgré sa réticence, il fallait bien qu'elle sache. Elle s'installa devant son canapé afin d'être plus prêt de sa petite table pour manipuler l'ordinateur. La lumière de l'écran de celui-ci vint alors remplacer celle de sa télévision. Elle ressentit déjà des fourmillements dans ses jambes pliées sur le tapis, et cette vilaine sensation vint se superposer à son mal de tête persistant. Durant le chargement de son outil de travail, elle continua de fixer faiblement la clé qu'elle tenait d'une main hésitante. Elle ne s'était jamais sentie aussi vulnérable qu'à cet instant, alors qu'elle ne se faisait même pas agresser physiquement, ni même verbalement. Les frissons la gagnèrent, elle voulait à tout prix reporter cette action à plus tard, mais elle savait pertinemment que si elle s'écoutait elle n'arriverait à rien.
Olivia inséra la clé dans l'un des ports correspondants.
Les documents s'affichèrent. Enfin, il n'y en avait qu'un seul. Il s'agissait bien d'un fichier vidéo, exactement ce qu'Olivia craignait. Elle semblait durer à peine plus de dix minutes, le double clic était un supplice.
Elle effectua péniblement le double clic, mit la vidéo en plein écran, avant de s'appuyer contre son canapé. Une de ses mains tentait de maintenir l'autre sous contrôle, afin de ne pas céder à la tentation de se cacher les yeux, qu'elle ne parvenait pas à fermer.
Elle devait essayer d'analyser la scène. Au cas où elle devait s'en servir pour une affaire à venir.
A première vue, Olivia devina que l'homme qui était passé juste avant devait être en possession de la caméra. Après tout, le rendu de la vidéo semblait aussi dérangé que le bonhomme, même si elle ne l'avait jamais vu en personne.
Pour l'instant il ne se passait pas grand-chose. Il avait l'air d'être très tard, les minutes s'écoulaient, et le type restait toujours dans la même position, vraisemblablement derrière un gros arbre. Il devait forcément guetter quelqu'un. Mais qui ? Attendait-il de tomber sur une jeune fille à son goût comme par magie et de se jeter sur elle sous prétexte que c'était un coup du destin ? En observant l'environnement de plus près, Olivia aperçut la façade d'un bar de New-York sur le côté droit. Puis, au bout de cinq ou six minutes, elle remarqua que l'objectif était également souvent porté sur le côté gauche de la scène. Une voiture s'y trouvait, située en face du bar. Ses yeux s'agrandirent automatiquement. Cette voiture lui disait quelque chose. Elle tenta alors d'examiner chaque détail de cette dernière le plus rapidement possible en espérant se tromper. Impossible d'en avoir le cœur net, le type était bien trop éloigné. Olivia commença à se ronger les ongles, sentant de plus en plus le stress la dominer. Il allait nécessairement se passer quelque chose, sinon on ne lui aurait "offert" ce fichier pour rien au monde.
Et ce quelque chose se passa. L'inspectrice se maudit d'avoir une si bonne intuition dans un tel contexte.
Une jeune femme blonde sortit du bar. Aussitôt suivie d'un homme de plutôt grande taille. Elle ne parvenait pas bien à les distinguer, mais il était évident que ces deux-là étaient la cible de cet harceleur louche. L'homme semblait indiquer à la femme l'emplacement de sa voiture, qui était justement celle qu'Olivia avait identifié plus tôt. Ça devait sûrement être leur première rencontre, et il lui avait proposé de la ramener.
"Bah alors quoi, ce vieux pervers cherche à s'inspirer du premier couple fraîchement formé qu'il croise pour adapter la méthode de drague sur toutes ses prochaines rencontres ? Pff", soupira Olivia en secouant la tête d'un air blasé.
La vidéo était quasiment sur le point de se terminer, et pourtant Olivia faillit de manquer l'événement le plus important qui s'y produisait. Au cours des 30 dernières secondes, un zoom s'effectua sur le rapprochement entre les deux cibles avant de monter dans la voiture. Une révélation abrupte fut extrêmement compliquée à intégrer et à digérer sur le moment.
"E.. Ell.. Elliot ?" Plus elle bégayait son nom et plus elle perdait ses repères. Se laissant alors seulement guider par ses pulsions, elle ferma sans réfléchir une seconde de plus le clapet de son ordinateur.
Ils étaient en train de s'embrasser. Et quand elle pensait qu'ils en avaient fini, ils recommençaient encore. Et encore. Elliot Stabler et Dani Beck. Olivia avait enfoui d'autres souvenirs qui lui déchiraient le cœur, et il fallait qu'ils remontent de cette façon.
Elle se rappela effectivement d'un jour où elle avait voulu parler à Elliot en face à face car elle ne pouvait supporter davantage cette prise de distance inexpliquée. A la place, elle avait eu affaire à sa nouvelle équipière, une jolie blondinette qui était installée au bureau d'Olivia et qui lui avait proposé son aide comme si elle s'adressait à quelqu'un qui voulait porter plainte. Prétextant que l'entrevue n'était pas urgente, elle était allée se réfugier tout de suite après dans le bureau de Cragen pour observer la situation en silence, sans être repérée par son.. par l'inspecteur Stabler. Cragen se sentait mal en lui annonçant qu'il lui serait difficile de retrouver son ancienne place à ce moment-là, mais elle avait encaissé la nouvelle avec le sourire, affirmant qu'elle n'était de toute façon pas prête. Elle avait grandement envie d'avoir la tête ailleurs à ce moment-là car elle commençait à suffoquer dans cette pièce. Et lorsqu'en se retournant elle eut vu Elliot prendre plaisir à interagir avec son équipière par la vitre du bureau, il était hors de question de s'interposer. Leur complicité semblait sans faille alors qu'ils ne se fréquentaient que depuis peu. Elle devait sûrement lui rappeler son ex-femme Kathy. Il devait très certainement avoir un faible pour ce genre-là.
A quel point un inconnu pouvait-il cerner ses points faibles à la perfection et la faire flancher ainsi ? Une chose était sûre : Olivia n'allait pas parvenir à renouer avec le sommeil de sitôt.
