Sherlock l'avait récupéré après l'une de ses plus épuisantes enquêtes. Il s'était rendu à Scotland Yard, enveloppé de son manteau noir et de son habituelle froideur, qui ne s'effaça pas, malgré les regards appuyés des policiers.
Lestrade fut le seul à ne pas le dévisager, alors qu'il réclamait de le sortir du dossier des preuves à conviction.
Il le ramena jusqu'à son appartement, totalement rénové par la logeuse et les habitants du quartier. Le détective passa plusieurs heures dans la cuisine, à nettoyer la saleté et la boue, à le débarrasser des dernières traces du drame que fut sa vie.
Il n'arrêta son travail méticuleux et patient que lorsqu'il avait recouvert la blancheur originelle de l'os.
Puis il le déposa sur la cheminée, créant une petite place sur l'étagère spécialement pour le nouveau locataire, qui l'observait de ses orbites vides.
Par un étrange miracle, il n'y avait aucune marques, aucunes petites fissures qui le traversait, il semblait intact et parfait, ainsi que s'il n'avait jamais porté le poids d'un visage. Cependant, au fond de sa mémoire tout aussi chaotique que classée, le détective se souvenait parfaitement du moindre trait qui masquait jadis le crâne blanc.

Sherlock évita soigneusement de le regarder, les premiers temps. Il l'avait amené chez lui par un élan spontané de sentimentalisme, et finalement, cela ne faisait qu'oppresser l'atmosphère de la pièce. Avec chaque nouvelle aube, et chaque nouvelle enquête, l'envie de s'en séparer se faisait pressante. Il avait finit par ne plus s'approcher de la cheminée, instinctivement retenu par une crainte irrationnelle.
Finalement, il se décida et un soir, tandis qu'il était seul dans l'appartement, il se leva et s'approcha du crâne au regard absent. Il s'apprêtait à s'en débarrasser définitivement, mais une force impossible l'en empêcha.
Le silence qui suivit fut lourd et pesant, semblable à l'air des journées trop brûlantes, étouffant comme un gaz brumeux. Non pas celui de deux inconnus postés à une même table de café, mais l'irrespirable heure où deux amis ne savent plus quoi se raconter, et entrevoient qu'ils ont entrepris des chemins opposés. Seul le lointain son de la houle des vagues de la circulations londoniennes s'incrusta dans la pièce, accablant la scène qui se déroulait.
Le détective suffoquait. Il ne craignait pas la solitude et la plaine grise de la tranquillité où son esprit avait toute place pour ses réflexions.
Mais il fut le seul la rompre, incapable de supporter le silence inconfortable une seconde de plus.

"Mh. ...Bonjour. Ça faisait... longtemps."

Il ne bafouillait pas. Sa diction avait la rapidité à laquelle ses théories se formaient. Habituellement.
Le crâne ne répondit pas, prolongeant le silence.

"Trop longtemps, je suppose."

Il partit s'enfermer dans sa chambre. Si avait écouté à la porte, elle put percevoir les sons des froissements légers des couvertures, et le bruit étouffé des sanglots que l'on tente de cacher.

Sherlock continua à parler les jours qui suivirent. Quelques mots à peine, des esquisses de phrases, tentant timidement de créer le contact, renouer les liens brisés. Pas une seule fois, le crâne ivoire ne sortit de son mépris creux.

Les enquêtes s'enchaînèrent, et celle qui l'avait fait loger à Baker Street s'éloignait de sa propre mémoire, alors que le détective en conservait la peine cuisante, brûlante. Il savait que ses plaies ne guériraient jamais, mais il avait trouvé la façon de cautériser ses chairs, de pardonner ses démons et d'excuser sa mémoire d'avoir jadis effacé ses souvenirs.

Il jouait du violon au milieu du salon, une fin d'après-midi particulièrement douce. Aucuns meurtres sanglants, aucunes énigmes n'étaient venu l'arracher de sa léthargie. Un rayon orangé traversa les volets à demi-clos et se posa sur le crâne immaculé, l'enveloppant d'une chaleur rassurante.
Sherlock sourit et pour la première fois depuis qu'il l'avait installé dans l'appartement, il le prit entre ses longs doigts pâles.
Les orbites creuses du crâne le fixèrent, et le rayon orangé tomba dans le cou du détective, suivant la carotide, la pomme d'Adam, formant des ombres miraculeuses sur sa peau claire.

Il s'autorisa enfin à croire que son nouveau colocataire l'avait pardonné. Après des mois de silences embarrassants et de discutions formées à demi-mots, d'excuses horribles à formuler et d'orgueil méprisant, il avait réformé le lien qui s'était détruit jadis.
Sherlock lui parla enfin, comme à un ami qu'il n'avait jamais cessé d'être, posant ses idées et ses théories en les exprimant en sa présence, sans attendre de réponses, mais en comprenant les intentions du silence même. Il le posait sur ses genoux quelques fois, recroquevillé et les mains priantes sous son menton fin. Il pouvait le fixer longuement, perdu à la fois dans ses pensées et dans le brouillard de ses souvenirs.

ne toucha pas le crâne. Lorsque Lestrade venait, il le voyait, mais ne disait rien. Même John n'osait pas formuler un seul mot à ce propos.
Un soir, tandis que le docteur était sortit récupéré Rosie à la sortie de son école, une cliente arriva dans l'appartement. En entrant dans le salon, elle se figea devant le crâne souriant toutes dents dehors, fièrement, au-dessus de la cheminée où les flammes crépitaient.
Elle essaya de bafouiller quelque-chose, et Sherlock fit un geste spontané vers lui, tandis qu'il cherchait un dossier particulier dans la bibliothèque.

"C'est un ami. Te souviens-tu d'où ai-je mis ce dossier, Victor ?"

Le crâne ivoire répondit par son silence habituel.