11 mars 515
Il ne voit pas les murs, il ne voit pas les gens. Il ne sent que le poids de la bourse en cuir suspendue à son cou, et celui, bien plus lourd, qui pèse sur son cœur. Il aurait aimé pouvoir voyager léger, mais il fait partie du monde des humains. Il ne peut se déplacer sans ses papiers d'identité, et autres futilités.
Il entend encore résonner dans son esprit la voix fluette du bébé pokémon qu'il laisse derrière lui. Encore et encore. C'est insupportable. Il voudrait pouvoir faire demi-tour en courant, s'accrocher à elle, ne plus la quitter, l'aider à grandir, retrouver peut-être avec elle la vie qu'il a perdue, à moins qu'à force de s'occuper d'elle, il ne devienne comme son père, plus sage, moins triste, capable enfin d'accepter ces horreurs que la vie lui a fait subir. Mais il a d'autres devoirs, auxquels il ne peut se soustraire.
- Est-ce que ça va aller ?
Ses yeux violets se posent distraitement sur la femme mûre et blonde, en grand deuil, qui lui a adressé la parole. Il lui faut quelques instants pour faire le point et enfin la voir.
- Il faut bien que ça aille, répond-il.
- Je sais que ça va peut-être te sembler futile, hésite-t-elle en détournant son visage, mais… je sais ce que tu peux ressentir. Moi aussi, j'ai perdu quelqu'un qui était important pour moi.
- Non, répond sèchement le pokémon. Vous ne pouvez pas savoir ce que je ressens en ce moment. L'homme que vous avez aimé est mort et bien mort. Il n'est pas devenu… Il n'a pas été…
C'est à son tour de se détourner, pour cacher les larmes qui perlent au coin de ses yeux.
- Bonne chance, alors, murmure l'humaine.
- Bonne chance à vous aussi.
Sa silhouette féline disparaît au coin du couloir, suivie de sa longue et puissante queue.
Une main se pose sur l'épaule de l'humaine.
- Ne vous inquiétez pas, on vous donnera de ses nouvelles aussitôt qu'on en aura, encourage une voix télépathique.
Latios et Latias frottent leur museau sur les joues de Domino.
- Je crois, murmure la femme, qu'à-travers lui, c'est pour moi que je m'inquiète. Je ne pense pas que je pourrai aimer un autre homme. Tout comme je doute qu'il puisse totalement se remettre de ce qui s'est passé.
Elle soupire.
- La douleur nous rend plus sages, mais à quel prix…
- Pas plus sages, répond La'ât en secouant la tête. Juste plus tristes. Et plus cruels. On ne devient jamais sage en souffrant.
- Alors, comment ? Comment pouvons-nous jamais devenir sages ?
La paire de pokémons sourit et siffle doucement.
- Ça finit par venir. Avec le temps. De l'intérieur. Comme une fleur qui pousse.
- Encore faut-il l'arroser…
Les deux pokémons protestent.
- Ah, les humains, faut toujours que vous compliquiez tout !
Il ne sait pas où aller. Il ne sait pas par où commencer. Il y a tellement de choses à faire, pourquoi a-t-il accepté de remplacer son père ? Il n'a pas la moindre idée de ce que Mew fait habituellement lorsqu'il régit et organise la vie de tous les pokémons de la planète, comment pourrait-il deviner son plan de gestion des crises ?
- Voyons, Kami, réfléchis ! s'encourage-t-il. Mets-toi dans la peau du personnage !
Il ferme les yeux et, grognant, tente de visualiser la gerboise rose volante qui est son père. Il secoue la tête en se rappelant sa manie de voltiger partout et surtout la tête en bas. Il n'ira nulle part ainsi.
Voyons, où pourrait-il trouver des pokémons européens susceptibles de s'organiser rapidement pour commencer à forger un noyau dur s'opposant de façon indirecte aux humains ? Il est certain qu'il en a déjà entendu parler, que quelqu'un lui a dit quelque chose à ce sujet…
Ça y est, ça lui revient ! Le Royaume sous la Méditerranée ! Neptune et ses sujets ! Ils ont tenté des actions contre les navires transportant armes et matériaux, tenté d'isoler leurs ennemis et de contenir leurs actions meurtrières. Mais ils ont échoué. Par manque d'organisation.
Le mewtwo acquiesce doucement. Oui, c'est par là qu'il va commencer. Et après, il courra aux quatre coins de l'Europe et ralliera un par un tous les pokémons sauvages en un vaste réseau, qu'il pilotera depuis le manoir de la vieille.
Sa décision est prise. Mais au lieu de filer droit vers le sud, il ne peut se retenir de regarder une dernière fois en arrière, vers l'immense propriété dans les souterrains de laquelle se trouve sa seule raison de vivre. Déjà, l'étincelle de sa faible conscience n'est plus qu'un murmure aux bords de son esprit, qui aura bientôt disparu. La mort dans l'âme, il flotte vers le Rhin dont il remonte le cours, en direction du sud, invisible aux yeux des humains.
La voix est mélodieuse, la voix appelle, la voix charme et s'infiltre dans son cerveau. Il n'avait jamais entendu une voix pareille auparavant. C'est comme si soudain toutes ses peines s'étaient envolées, comme si soudain Kei n'était par morte mais au contraire bien vivante à ses côtés, comme si elle lui tendait à nouveau les bras…
Il fonce tête baissée, sans réfléchir, en direction de la voix, sans prêter attention aux nombreux panneaux de signalisation de danger, sans voir les rapides dans le cours du Rhin, sans remarquer les hautes falaises ni les rochers aiguisés.
Là, la voilà ! Au sommet d'un roc nu et mouillé, peignant ses longs cheveux, chantant et appelant son amour, il en est sûr, c'est elle, elle est de retour ! Elle est vivante à nouveau !
Il se pose à ses côtés, tremblant, et elle lève le visage vers lui.
Elle n'a pas d'yeux.
Elle n'a pas de bouche.
Elle n'a pas de visage.
Sa peau est pâle, ses cheveux sont blonds, elle est couverte d'algues et de plantes aquatique, mais ses formes, oh ses formes, et sa voix…
« Bonsoir~ »
La voix mélodieuse lui sourit et la forme enchanteresse s'écarte un peu pour lui faire de la place.
« C'est toi qui a causé l'explosion il y a quelques semaines ? Tout le monde en parle~ »
Il cligne des yeux sans comprendre.
- Où… où est Kei ? Elle était là il y a un instant…
« Kei~ ? Qui est Kei~ ? »
- Mais… Kei ! La femme que j'aime !
L'apparition repose son peigne dans un geste gracile et lui prend la main.
« J'ai l'impression que tu n'as pas compris qui je suis~ »
Elle se serre tout contre lui.
« Je suis Lorelei, la Lorelei sur son rocher~ »
- Et Kei ? Où est-elle ?
« Ma voix charme, ma voix fait naître des illusions~ »
Elle soupire.
« Et personne ne m'aime pour ce que je suis ni qui je suis~ Tout le monde aime ma musique et mes pouvoirs, mais jamais moi, jamais~ »
Kami se secoue.
- Attends, attends. Kei m'a parlé de toi un jour ! Tu es celle qui coule les bateaux ?
« Je ne fais pas exprès~ » soupire-t-elle. « Je vis par et pour la musique, mais ma musique… »
Elle laisse sa phrase en suspens.
- Ta musique est une malédiction, c'est ça ce que tu veux dire ?
Elle acquiesce tristement.
« Et rien ne peut m'arracher à mon roc, tant que mon amour ne sera pas venu, tant que mon amour ne m'aura pas délivrée~ »
Le mewtwo, enfin remis de ses émotions, se secoue.
- Je ne devrais pas, murmure-t-il, je m'étais promis de ne pas…
Lorelei déjà ne l'écoute plus.
- Si je t'aide à quitter ton rocher, que feras-tu pour moi ?
Elle penche la tête de côté.
« Que proposes-tu~ ? Que veux-tu de moi~ ? »
- Et bien…
Rapidement, il lui fait un résumé de la situation : comment certains humains tentent de manipuler la population pour la pousser à massacrer les pokémons, comment les premières batailles ont tourné au désastre, comment le Royaume de Méditerranée s'est replié sur lui-même en attendant de trouver une solution, comment la résistance a commencé à s'organiser dans les alentours de Strasbourg et comment lui-même a quitté le QG dans le but de tisser un réseau plus dense.
Doucement Lorelei peigne ses cheveux de ses doigts, réfléchissant.
« Comment penses-tu pouvoir me libérer~ ? »
Il se gratte la tête pensivement.
- Je n'en sais trop rien, à dire vrai. Mais s'il suffit de t'aimer pour toi, ça ne devrait pas être trop difficile.
La pokémone au chant envoûtant éclate d'un rire cristallin.
« Oh, tu vas voir en moi la femme de ta vie et m'aimer pour les illusions d'elle que je t'inspire~ ! Je connais ça~ Tu n'es pas le premier~ Tu ne seras pas le dernier~ »
- Justement, réplique-t-il. Tes illusions. Elles forment une arme redoutable !
« Plait-il~ ? »
- Essaye de comprendre ! Avec ton chant, tu pourrais retenir des armées entières ! Bloquer les échanges d'armes ! Tu pourrais…
« Attends, attends~ »
La voix cligne des yeux en sifflant d'un son cristallin.
« Tu veux dire, que la malédiction de mon chant t'intéresse~ ? Que tu désires t'en servir à des fins guerrières~ ? »
- Seulement si tu veux bien !
Il secoue les mains pour lui montrer qu'il ne veut en aucun cas l'emmener avec lui par la force.
- C'est uniquement si tu es d'accord.
Elle se frotte le menton, pensive.
« Donc, si je comprends bien, tu m'aimes pour ce que je suis et pas pour ce que tu vois dans mes illusions~ ? »
Kami se racle la gorge.
- Aimer est un bien grand mot, voix-tu. Je…
Elle le plaque au sol et se serre contre lui.
« Oh, mon amour, mon cher, mon tendre, je t'ai attendu si longtemps~ ! J'accepte de tout cœur de te suivre~ ! »
- Lorelei, tu es lourde.
« Mon amour, tu es si fort~ »
Béate, la sirène rhénane sourit de tous ses mots, agrippée au dos du fils de Mew, riant de sons de clochettes cristallines.
- Lorelei, je ne suis pas…
Il soupire, excédé, plaquant ses oreilles en arrière. Elle ne veut rien entendre et n'en fait qu'à sa tête, répétant sans cesse qu'il est son chevalier servant, son prince Charmant, son Roméo, que sait-il encore ! Il n'en écoute pas la moitié. Concentré, il focalise toutes ses pensées sur Shym. Il a promis de ne pas l'oublier.
« Où allons-nous à présent~ ? »
- J'avais dans l'idée de me diriger droit vers la Méditerranée pour parler avec Neptune.
« Oh, ça a l'air amusant~ ! Je ne connais pas la Méditerranée~ Les mouettes et les goélises qui remontent le Rhin ne parlent que de la Mer du Nord, et les poissons qui le redescendent parlent des Alpes~ »
- C'est comment, les Alpes ?
Il espère qu'en la faisant disserter sur un sujet précis, elle va cesser pendant quelques minutes de lui donner toutes sortes de petits noms affectueux qui remuent trop durement les plaies de son cœur.
« Et bien, dans les Alpes, il y a plein, plein de pokémons~ ! Il y a les wolpertingers, des darous, des vouivres, des dracs, des lindwurms, des elwetritschen et puis, dans le Rhin, il y a mes filles, qui gardent jalousement l'or au fond des eaux, et les velues aussi, mais elles se font rares~ »
Elle sourit largement et se penche par-dessus la tête du mewtwo. Ses longs cheveux blonds lui masquent la vue.
« Tu vois, il y a plein de monde dans les Alpes~ Je pense que ça vaudrait la peine de s'y arrêter~ »
- Bon, bon, si tu le dis…
Elle le serre plus fort de ses jambes pour pouvoir applaudir des deux mains.
« Oh, on va bien s'amuser, j'en suis sûre~ ! »
Remontant le cours du Rhin, ils parviennent aux contreforts du Jura. Lorelei, toujours aussi enthousiaste, ne s'arrête pas de parler.
« ~…et puis j'ai rencontré cette bête dévorante…~ Tu sais que les bêtes dévorantes aiment particulièrement les femelles humanoïdes~ ? Enfin, toujours est-il que mon beau Grégoire m'a tenu compagnie pendant trois années, tu te rends compte~ ? »
- Mais, demande Kami, un peu énervé de son babillage incessant, pourquoi n'a-t-il pas pu te délivrer de ton rocher ?
« Parce que » explique patiemment la sirène rhénane « il ne m'aimait pas pour moi~ Il ne m'aimait que pour mon… mes… enfin tu vois, quoi~ ! »
Oh, il voit, et il sent dans son dos, pourquoi la bête dévorante nommée Grégoire a tellement apprécié la compagnie de la Lorelei. Il est obligé de se concentrer pour ne pas perdre ses moyens, tellement la créature ensorcelante lui tourne la tête.
« Et toi, Kami, tu as eu des amoureuses avant moi~ ? »
- Tu n'es pas mon amoureuse, grogne le mewtwo en réponse.
« Oh, si, je suis ton amoureuse~ ! » répond Lorelei en riant. « Je suis hyper amoureuse de toi~ ! »
Kami commence doucement à comprendre ce qui retenait la sirène à son rocher.
- Dis voir, Lorelei, est-ce que tu l'aimais, ton Grégoire ?
Elle secoue la tête, balayant le crâne de son compagnon de voyage avec ses longs cheveux blonds.
« Oh, il était gentil avec moi, bien sûr~ Mais ce n'était pas l'homme de ma vie~ L'homme de ma vie, c'est toi~ ! »
Il se racle la gorge alors qu'elle insiste pour connaître sa vie sentimentale.
- Oh, et bien, c'est compliqué, grogne-t-il.
« J'aime les histoires compliquées~ ! »
Il soupire.
- Très bien. Oui, il y a quelqu'un dans ma vie. Il y a toujours eu quelqu'un dans ma vie, toujours la même personne, mais…
« Mais elle n'existe pas~ ? Mais elle ne t'aime pas comme moi je t'aime~ ? »
- Mais elle est morte.
Lorelei en reste coite.
C'est à la tombée de la nuit qu'ils parviennent au massif alpin. La végétation de haute altitude, les pentes raides, le ciel clair rempli d'étoiles, rappellent au mewtwo son Japon natal. Il se souvient des premières sorties de Cerise en pleine nature, des nuits passées à ses côtés sous sa tente facile à déplier compliquée à ranger, du courage de la femme amnésique pour continuer à vivre sans trop se poser de questions, de ses efforts pour lutter contre les horribles visions qu'il lui imposait…
Il a honte de lui, honte de son comportement, honte de ses crimes, mais d'un autre côté, aurait-il pu rencontrer Kei s'il n'avait pas tué Cerise pour ensuite l'incinérer dans les cendres du Ho-Oh ? Et s'il n'avait pas, par ses actes passé, forcé Kei à fuir vers l'Europe, jamais Shym n'aurait pu voir le jour…
S'il avait des cheveux, il se les arracherait par poignées. C'est horrible de penser que son bonheur futur est la conséquence d'actes horribles !
« Toi, tu es en train de te torturer l'esprit pour rien~ » minaude Lorelei en lui chatouillant les côtes.
Elle se laisse glisser le long de son dos et lui attrape la queue en riant.
« Tu sais que plus on réfléchit, plus on déprime~ ? »
Il lui jette un regard noir auquel elle répond d'un rire cristallin.
« Installons-nous pour la nuit~ ! »
Elle sautille, cherchant dans la forêt éparse un endroit herbeux et pas trop en pente, ou des roches plates et douces, pour pouvoir s'y étendre pas trop inconfortablement.
La forêt bruisse de tous côtés. Pokémons et animaux sauvages rentrent dans leur tanière ou en sortent, en fonction de leur rythme de vie. Déjà, silencieux, les volatiles nocturnes traversent de temps en temps la clairière, comme des ombres. Les dahuts caracolent sur les pentes. Une famille de gravalanchs se roule en boule près du chaos rocheux sur lequel Lorelei est en train de s'installer, sans se préoccuper de la présence des deux voyageurs.
Kami s'éloigne pendant quelques minutes, ordonnant à la sirène d'être prudente et de ne pas hésiter à l'appeler si nécessaire. Il a besoin de faire le point. Il a besoin d'être seul et de réfléchir, même si, comme l'a si bien souligné la Lorelei, trop réfléchir fait déprimer.
Sa vie, déjà pas très bien réglée à la base, est devenue depuis un an un chaos sans nom. Il a aimé, il a détesté, il a obtenu un statut légal, il a été traqué, il s'est battu contre un adversaire à sa mesure, il a failli mourir deux – non, trois fois – il a perdu sa compagne – deux fois – avant de devoir la quitter pour une durée indéterminée, il s'est fait des amis, il a pactisé avec la Team Rocket, et à présent, le voilà désigné malgré lui prince Charmant de Lorelei, simplement parce qu'il sait reconnaître l'utilité des capacités de la sirène, simplement parce qu'elle est tombée amoureuse de lui. Il espère qu'elle ne lui demandera rien en retour. Il a promis à Shym. Il ne peut pas la tromper.
Quelque chose se frotte à ses pieds. C'est un petit lapereau qui porte deux minuscules cornes au-dessus des yeux et deux touffes de plumes sur les épaules. La petite créature, visiblement un pokémon local, frotte son museau aux orteils de Kami, à sa cheville, et lui donne de petits coups de patte.
« On zoue ? » piaule le petit.
Kami a l'impression de revoir Céra, le bébé dinoclier. Dire qu'à l'époque il la trouvait irritante… elle lui manque à présent.
« N'importune pas les étrangers ! » souffle une voix.
Une ramure imposante, des ailes rappelant celles d'Amalthea, des pattes puissantes, de longues oreilles duveteuses, des moustaches aux abois, l'adulte en un instant a saisit le petit par la peau du cou. D'autres juvéniles sortent des sous-bois.
« Pardonnez-moi » s'excuse un gros mâle dahut – ou darou, semble-t-il à Kami qu'ils sont nommés dans les Vosges – « mais auriez-vous trouvé la clairière clandestine aux gravalanchs où nous avons tous rendez-vous à la mi-nuit ? »
Kami cligne des yeux.
- Je suis moi-même un voyageur, j'ignore de quoi vous voulez parler. Je viens d'arriver.
« C'est fort fâcheux… »
Le lapin ailé à bois de cerf se gratte derrière les oreilles à l'aide d'une monstrueuse patte arrière.
« Bien, j'imagine que nous devrons nous fier à notre nez afin de trouver les humains avec lesquels nous avons rendez-vous. »
La circulation énergétique de Kami ne fait qu'un tour.
- Des humains ? Avec lesquels vous avez rendez-vous dans une clairière avec des gravalanchs ?
Le lapin acquiesce.
Kami est paniqué. Lorelei ! Lorelei est en danger !
Il fait demi-tour, sous le regard surpris des lapins cornus et du dahut, et file entre les arbres tel un météore. Il atteint en quelques instants la clairière, où quelques humains sont en grande conversation avec une Lorelei ravie.
- Lorelei !
Elle tourne la tête et lui fait de grands signes.
- Et voilà mon prince Charmant~ ! Commente-t-elle.
Kami est surpris de l'entendre parler la langue des humains, et plus encore lorsque les humains le saluent familièrement.
- Que se passe-t-il ? grogne-t-il en s'entourant d'une aura bleuté.
Ses yeux luisent, il est courroucé.
- Eh, proteste un humain, tu nous avais pas prévenus qu'il avait mauvais caractère !
- Oh, ne vous en faites pas, il est juste un peu jaloux~ minaude Lorelei en gloussant de son rire cristallin.
Puis, à l'adresse de Kami :
- Ces étudiants font partie d'une petite association qui a décidé de sauver les capsumons sauvages du massacre~
- Oh, répond Kami.
Il cesse de léviter et se pose sans bruit dans l'herbe. Son aura lumineuse s'éteint, replongeant la clairière dans l'obscurité. Il fait soudain le lien.
- Vous attendiez des sortes de… lapins cornus ?
- Les wolpertingers ? Tu les as trouvés ?
Kami fronce les sourcils. Il n'aime pas toutes ces familiarités. Exhibant brutalement sa carte d'identité, il la plaque sous le nez de l'impertinent.
- Pour vous, singes sans poils, ça sera « vous » et « Monsieur ».
Les humains en restent bouche bée. Il range le document, la queue agitée de soubresauts comme celle d'un chat énervé.
- Et oui, indique-t-il, j'ai croisé les wolpertingers, accompagnés d'un darou.
- Dahut, corrige Lorelei.
- Peu importe, grogne Kami. Je les ai vus. J'irai les chercher, à la seule condition que vous m'expliquiez tout en détail.
Tête haute, paradant comme un lion, il s'installe sur les gravalanchs, à côté de Lorelei, croise les jambes, et fait signe aux humains de s'assoir par terre devant lui. Les jeunes gens hésitent puis s'exécutent. L'un d'eux fait sortir un héricendre d'une pokéball, afin d'éclairer les environs à l'aide des flammes de son dos.
Les humains s'entre-regardent. L'un d'eux prend enfin la parole.
- Et bien, tout a commencé il y a quelques semaines. On a vu aux infos un communiqué comme quoi les capsumons étaient super dangereux, qu'il fallait s'en méfier, que des enquêtes étaient en cours dans notre région.
- Et, coupe un autre, que dans les régions plus au sud, tout autour de la Méditerranée, les capsumons sauvages étaient carrément massacrés par la population !
- Alors, continue une fille, on a voulu en avoir le cœur net. On est partis dans les montagnes avec nos capsumons les mieux entraînés et les plus fidèles.
- Et on a acheté un porygon, reprend le chef du groupe. Pour la traduction, tu… euh… vous comprenez ?
Kami acquiesce doucement.
- Que projetiez-vous de faire ? Interroge-t-il.
- Ben, continue l'humain, au début on voulait juste enquêter. Parce que, voyez-vous, ça fait des siècles qu'on vit auprès des capsumons, et il n'y a jamais rien eu comme problème ! Même pas une petite crise sanitaire ! Alors, il y avait certainement un truc spécial et très gros pour que soudain on décrète que les capsumons sont dangereux.
- C'est logique, approuve le mewtwo calmement.
Il croise ses jambes dans l'autre sens, sa queue gracieusement suspendue derrière lui en formant un S. Ses oreilles sont légèrement pointées en avant. Il écoute avec un intérêt détaché. Lorelei s'appuie sur son épaule, balançant ses petits pieds dans le vide, et son visage sans expression semble sourire doucement.
- On a découvert, continue le jeune homme, que les capsumons ne sont pas dangereux du tout. Au contraire, à force de fouiner dans la bibliothèque de l'université, on s'est même rendu compte que les environnements dans lesquels il y a le plus de capsumons sont ceux qui sont en meilleur état d'un point de vue écologique.
- C'est comme, explique la jeune fille, comme si la présence des capsumons pouvait améliorer la stabilité du climat, augmenter la biodiversité, contrôler les pandémies et les invasions par des espèces étrangères !
- Ma tante, explique un membre du groupe qui n'avait pas encore pris la parole, elle a une grande serre. Rien ne poussait dedans, jusqu'à ce qu'on lui offre un capsumon de type plante. Depuis, tout a changé.
- Je suis au courant, répond doucement Kami.
L'espace d'un instant, il s'apprête à leur révéler qu'effectivement, la planète Terre serait aussi morte que la Lune si les capsumons n'étaient pas venus la sauver en s'y installant, mais il se ravise. Tant qu'il ne sait pas ce que ces gens sont venus faire ici, mieux vaut limiter la communication au minimum.
Puis soudain, il réalise qu'il peut toujours leur effacer la mémoire en cas de besoin.
- C'est effectivement le cas, explique Kami. Sans l'effort constant des pokémons, cette planète ne pourrait pas survivre.
Les cinq jeunes gens se poussent du coude et échangent des exclamations de surprise. Le héricendre, placidement roulé en boule, bâille. Sa flamme diminue, il est en train de s'endormir.
- Bon sang, on avait raison depuis le début !
- Mais pourquoi chercher à détruire tous les capsumons ?
- Conspiration gouvernementale !
- Terrorisme !
- On se calme, ordonne Kami. Le problème n'est pas le pourquoi, mais de savoir comment arrêter le massacre. C'est la raison de mon voyage.
- Et c'est la raison de notre présence ici, répond le leader du groupe étudiant.
« Et la raison de notre rendez-vous » complète un wolpertinger.
Le groupe des lapins cornus et ailés, toujours escorté par le gros dahut – d'un bleu plus verdâtre, remarque Kami, que ne l'est Schnèck – sort du couvert des arbres.
« Nous avons vraiment de la chance d'avoir fini par vous retrouver » continue le lapin en s'avançant. « Ne poussez pas, les enfants. Restez bien derrière. »
Puis, se tournant vers les humains, sur un ton d'excuse : « On n'est jamais trop prudent, de nos jours. »
- Que… qu'est-ce qu'il dit ?
L'humain se tourne vers Lorelei et Kami, en quête d'assistance. Le mewtwo secoue la tête de gauche à droite, signifiant qu'il ne faut pas compter sur lui. Riant, Lorelei dégringole de son perchoir, et explique la situation aux humains en quelques mots.
- Et bien, commentent les étudiants en se grattant la nuque. Et bien, et bien…
Tranquillement, le gros wolpertinger s'accroupit dignement dans l'herbe, près du héricendre qu'il réveille en le secouant doucement du bout de sa patte avant.
« Alors » encourage le gros lapin cornu « quelle est la raison de ce rassemblement ? »
Lorelei traduit Kami croise les bras et écoute impatiemment, mal à l'aise, sans se mêler de l'échange.
- Nous avons eu l'idée, expliquent les étudiants, de marquer le plus possible de capsumons sauvages comme appartenant à des humains, pour dissuader les extrémistes qui voudraient les massacrer.
Kami hausse un sourcil.
- Soyez plus spécifiques, demande-t-il.
Les étudiants lui expliquent que de l'autre côté des Alpes et de la plaine du Pô, les capsumons sauvages sont traqués par les habitants pour être massacrés ou capturés afin d'être envoyés dans des « camps de dressage » chargés de les dresser pour les rendre dociles ou du moins, inoffensifs pour les humains. Le fonctionnement de ce dressage n'a pas été dévoilé publiquement mais les quelques informations qui ont pu filtrer via des réseaux de communication ont montré des horreurs qui ont fait froid dans le dos du reste de l'Europe. Pour le moment, les capsumons vivant en liberté mais sous la responsabilité légale d'humains ne sont pas inquiétés, simplement reconduits vers leurs propriétaires le cas échéant. Propriétaires qui, dans le sud de l'Europe, ne se gênent pas pour les abattre sauvagement, mais c'est là un autre problème encore.
- Vous désirez donc, résume le mewtwo, placer le plus de pokémons sauvages possible sous votre protection légale, et leur permettre ainsi d'échapper aux rafles ?
- C'est cela, oui.
Il médite leurs actions en souriant à demi. Il n'envisageait pas d'inclure les humains à ses actions d'organisation de la résistance, mais finalement, cette option s'avère plus utile qu'il n'y pensait.
Puis, soudain :
- Pourriez-vous encourager d'autres groupes de personnes à agir de la sorte ?
Les étudiants s'entre-regardent.
- Et bien, comme c'est les vacances scolaires, ça va être un peu dur…
Kami plisse les yeux et s'entoure d'une aura menaçante.
- On va faire de notre mieux ! piaulent les humains. On va recontacter nos camarades et faire des meetings !
- J'aime mieux ça…
Lorelei se blottit un peu plus contre lui.
« J'aime comme tu gères bien la situation~ » sourit-elle de sa voix enchanteresse. « Tu es vraiment le prince Charmant que j'ai toujours attendu~ »
Elle lui caresse le ventre et la cuisse en roucoulant.
Kami se gratte la gorge et la repousse doucement.
« Oh~ ? Je ne te plais pas~ ? »
- Non seulement ce n'est pas le moment, rétorque-t-il, mais en plus, je ne suis pas célibataire.
Sa voix cligne des yeux d'un air ahuri.
« Mais, bien sûr que tu n'es pas célibataire, puisque je t'aime~ ! Je ne vois pas où est le problème~ ! »
- Et donc, continue Kami à l'adresse des humains sans se préoccuper de la femelle pokémon suspendue à son bras, vous avez prévu de prendre sous votre aile tous ces… lapins ?
- Wolpertingers, corrige le leader des humains. Et, oui.
- Une chose m'intrigue encore. Comment avez-vous pu prendre rendez-vous avec des capsumons sauvages ?
Les étudiants pointent du doigt le gros mâle dahut.
- Il fait déjà partie de nos protégés. Il nous sert de rabatteur. Nous venons ici, dans cette clairière, tous les dix jours, et nous marquons tous les capsumons sauvages que nous y trouvons.
- Et vous n'avez pas peur que votre petit stratagème soit découvert ? Que des sympathisants du mouvement en faveur du massacre des capsumons ne vous y attendent un soir ?
- C'est pour ça que les gravalanchs montent la garde.
Kami secoue la tête.
- À force de vous réunir toujours au même endroit, vous vous rendez vulnérables. Vous devez très vite trouver d'autres endroits, et en changer régulièrement. Trouvez un messager qui pourra informer du prochain lieu de rendez-vous.
« Si vous me permettez… »
Le chef des wolpertingers, qui était patiemment resté silencieux, se lève et prend la parole, traduit par Lorelei.
« Je n'en ai peut-être pas l'air » explique la créature montagnarde « mais mes ailes peuvent me porter rapidement, et je connais ces montagnes comme ma poche. Leurs habitants sont mes amis. Si vous faites vos preuves et me montrez votre vaillance, si vous prouvez que vous êtes de notre côté, alors je me ferai une joie d'être votre messager. »
Il remue les oreilles et, en jetant un oeil par-dessus son épaule pour désigner le gros dahut mâle, il ajoute :
« Notez que la persuasion dont votre camarade a su faire preuve y est aussi pour beaucoup. »
La créature verdâtre gonfle le poitrail et lisse ses moustaches.
- Et bien, c'est décidé, annonce le leader des étudiants.
- Autre chose, conseille Kami. Ne soyez pas trop peu nombreux à adopter des pokémons sauvages. Ça aussi, ça attirera l'attention.
Les humains acquiescent.
- Si on m'avait dit, murmure l'une des deux jeunes filles, que ce qui est en train de se passer ce soir m'arriverait un jour, je ne l'aurais pas cru. Et j'aurais conseillé à la personne qui me l'aurait dit d'aller se faire soigner.
L'assemblée éclate de rire, pour redevenir sérieuse rapidement. Il faut agir, mais agir dans le secret, et ce genre de choses prend du temps. Tisser un réseau est quelque chose de risqué, surtout en ces temps troublés. Kami ne peut que leur souhaiter bonne chance et prendre exemple sur eux pour encourager d'autres humains à protéger les pokémons.
Un à un, les pokémons sauvages rassemblés sont marqués par les quelques humains, puis ils disparaissent dans l'obscurité de la nuit. Il ne reste plus dans la clairière aux gravalanchs que Kami, Lorelei, le gros dahut, le wolpertinger poli, son lapereau, et les quelques étudiants. Ces derniers ne tardent pas à repartir.
Le silence retombe.
- Il est temps pour nous de nous reposer, indique Kami en bâillant.
Il espère ne pas paraître trop impoli en congédiant abruptement les autres pokémons.
« Effectivement » approuve le wolpertinger « il serait temps pour nous aussi de nous retirer afin de regagner nos lieux de repos. »
Le dahut s'ébroue, alors que sa peau trop large danse autour de lui. En trois bonds, il a disparu.
Le lapereau de wolpertinger, roulé en boule dans le giron de la Lorelei, remue légèrement dans son sommeil. La sirène rhénane le tend à son père en faisant de son mieux pour ne pas le réveiller.
« Je vous le confie » rétorque le lapin ailé et cornu. « Je sais qu'avec vous, Bunny sera en sécurité. Alors qu'ici, même marqué, il risque de ne pas voir la fin de cette guerre. »
« Oh, merci~ ! » se réjouit Lorelei en serrant le petit contre son cœur. « Merci merci merci merci~ ! Je vais prendre bien soin de lui~ ! »
« Je n'en doute pas » sourit le père.
Lissant ses longues oreilles, il sourit plus largement encore, et Kami, pour la première fois, peut voir ses terribles crocs.
- Armé comme vous l'êtes, vous ne risquez pas grand-chose, murmure-t-il comme une plaisanterie.
« Oh, détrompez-vous » soupire le lapin. « Il suffit d'un peu de musique pour nous faire galoper vers une capture certaine, ou pire encore, et notre raison est plus faible que notre instinct. »
Le wolpertinger glousse.
« Pourtant, nous pouvons fort bien nous défendre en émettant une puanteur exécrable, ou en crachant, mais c'est à peu près tout ce dont nous sommes capables. Notre tactique de survie se base sur la fuite. »
Il glousse encore, en se passant une patte avant sur le visage.
« Nous sommes moins sages que nous en avons l'air. »
Échappant sans scrupule au reste de la discussion, sa queue blanche sautillant dans la faible lueur ambiante, la créature disparaît à son tour, laissant le lapereau dans le giron de la Lorelei, et la Lorelei suspendue au cou d'un Kami mal à l'aise.
« Dis-moi, mon beau prince Charmant, on pourrait passer à autre chose, maintenant que nous sommes seuls, non~ ? »
Il croise les jambes, enroule sa queue autour de ses hanches, essaye de garder son calme.
- Je… ne pense pas que ça soit le bon moment, se défend-il en la repoussant doucement.
« Mais voyons, c'est toujours le bon moment pour ce genre de choses~ ! »
Elle laisse s'échapper son rire cristallin et s'installe à califourchon sur ses genoux, le petit lapereau toujours dans ses bras.
« Allez, ne sois pas timide~ ! »
Kami ne sait pas quoi faire ni comment réagir. Il tente de reculer, mais comme Lorelei est perchée sur lui, il ne lui échappe pas pour autant.
« Allez~ » insiste la sirène. « Ça fait tellement longtemps~ ! »
Il parvient, en se tortillant, à lui échapper, et une fois parvenu à une distance raisonnable, il élève son bouclier autour de lui pour se protéger.
- Non, c'est non.
« Pff~ T'es pas drôle~ »
Elle remonte ses genoux contre sa poitrine, le bébé wolpertinger toujours serré contre elle.
« C'est pas grave, mais c'est moins drôle à distance~ »
Elle se passe la main dans les cheveux.
« Bon, commençons~ »
Elle ressort sa main de sa chevelure elle tient un jeu de cartes.
« Le but du jeu est d'avoir le plus de cartes devant soi à la fin de la partie~ Bon c'est plus drôle quand on est trois ou quatre mais à deux c'est rigolo quand même~ »
Le mewtwo s'approche à nouveau alors que la sirène distribue les cartes.
- C'est tout ? Tu ne voulais pas autre chose ?
Elle éclate de rire, à gorge déployée, réveillant Bunny qui proteste faiblement avant de se rendormir.
« Je suis une capsumone légendaire, voyons~ »
Kami comprend ce qu'elle veut dire : elle ne peut pas s'accoupler.
- Mais pourtant, tu dis que le Rhin est plein de tes filles…
Nouvel éclat de rire.
« Je les appelle comme ça pour être gentille, mais ce sont juste des nymphes un peu bêtasses qui aiment les trucs qui brillent~ »
Il lui sourit elle lui sourit en retour, de sa voix mélodieuse.
Ça fait du bien d'avoir un ami.
chapitre inspiré des chansons A midnight gathering de Haggard et Be my savior tonight de Aqua
