Chapitre 1

- Bella, y a un problème à la bibliothèque. La vieille Anderson était complètement hystérique au téléphone. Tu peux aller jeter un œil.

Je pris le récepteur et appuyai sur le bouton émetteur.

- Je m'en charge madame Cope.

Je fis demi-tour sur l'allée principale et me dirigeai tranquillement vers la bibliothèque.

Il ne se passait jamais rien d'étrange à Forks. Sans doute Mme Anderson avait-elle cru voir un fantôme courir entre les bouquins poussiéreux de la minuscule salle qui servait de bibliothèque municipale ? Elle avait toujours eu beaucoup d'imagination, due sans doute à la lecture excessive des romans à l'eau de rose qui jalonnaient les étagères de son officine.

C'était d'ailleurs la seule chose que j'aimais à Forks : il ne s'y passait jamais rien. J'avais atterri dans cette minuscule bourgade à mes seize ans où j'avais continué mes études pour me rendre ensuite à l'université de Seattle. Après quelques mois en littérature, j'avais rapidement changé pour le droit et après une formation à l'école de police, j'étais revenue vivre auprès de mon père, Charlie, le sheriff de la ville. Il m'avait alors engagée comme adjointe, arguant que l'œil et la diplomatie d'une femme pouvait parfois être utile. Mais je savais qu'il était surtout soulagé que sa fille reste à ses côtés.

Ma mère par contre avait été déçue de ma décision. « Tu es destinée à accomplir des choses bien plus grandes que simple adjointe à Forks » m'avait-elle dit au téléphone lorsque je lui avais annoncé ma décision. « Tout ce que j'espère, c'est que tu t'en rendras compte avant qu'il ne soit trop tard. »

Ma mère avait toujours plus ou moins donné dans le spiritisme. Elle croyait que chacun d'entre nous avait son destin déjà tracé et qu'il nous fallait le découvrir. Et elle pensait détenir quelques dons qui lui permettaient d'accéder à la connaissance de ce destin, dons qu'elle m'aurait transmis génétiquement et que je me refusais d'accepter car mon caractère trempé, hérité lui de mon père, m'en empêchait.

Bref ! Ma mère était folle… Et je l'adorais pour cela !

Je me garai sur le minuscule parking devant la bibliothèque. Mon pare-brise se couvrit de fines gouttelettes dès que les essuie-glaces stoppèrent leur travail. Ca, c'était quelque chose que je détestais à Forks. L'humidité constante, et ce froid qui ne vous quittaient jamais les os. Même après six années passées ici, je ne parvenais toujours pas à m'y faire.

Mme Anderson m'attendait à la porte. Elle n'avait sans doute pas osé retourner à l'intérieur après son appel, de peur du dit fantôme – un rat sans doute ou une chauve-souris qui aura échoué là par une fenêtre mal fermée. Et pourtant, elle ne paraissait pas elle-même. Son visage, d'ordinaire rouge et piqué de petits vaisseaux sanguins qui lui striaient la peau, était d'une extrême pâleur qui, pour le coup, l'aurait fait passée pour un être de l'au-delà. Ses yeux, deux billes noires, semblaient exorbités tant elle était affolée.

Lorsque je sortis du véhicule de patrouille, elle tenta de faire un pas vers moi. Mais son corps fut pris soudainement de terribles tremblements et elle s'effondra sur la première marche de la bibliothèque. Je me précipitai vers elle, craignant qu'elle fût prise d'un malaise, ou pire d'une crise cardiaque. Bien que j'eus passé mon brevet de premiers secours, je ne me sentais guère à l'aise pour prendre en charge une dame de soixante ans et pesant pas moins de quatre-vingt-dix kilogrammes. « Vous êtes, madame Swan, l'adjoint des forces de police le plus maladroit que j'ai pu rencontrer » m'avait alors affirmé mon interrogateur en guise de félicitations.

Et je ne l'avais pas contredit.

Elle saisit mes mains, qui se mirent à vibrer au rythme des siennes. Ses yeux plongèrent dans les miens et je me sentis glacer sur place. « Finalement, je ne crois pas qu'elle est vue un simple fantôme » pensai-je.

Elle ouvrit la bouche mais aucun son ne sortit. Je n'obtiendrais rien d'elle dans cet état. Je pris alors mon courage à deux mains et m'avançai pour me planter devant la porte d'entrée du bâtiment municipal.

« Cendrillon a des airs de Terminator à côté de moi » pensai-je alors que mon rythme cardiaque s'accélérait soudain. Durant l'année à l'école de police, j'avais appris à maîtriser ma peur. Ou du moins, à la dissimuler aux yeux des autres.

Je baissai alors les yeux, comme je l'avais appris pour me ressaisir et je respirai profondément. Je fus saisie à la gorge par une odeur acre et salée que je reconnus immédiatement. Sur le béton brut de l'entrée de la bibliothèque, des petits ronds brunâtres, de quelques millimètres de diamètre, traçaient une ligne plus ou moins régulière jusqu'aux premières marches du bâtiment avant de disparaitre sous la pluie incessante en direction de l'est du parking. Cela faisait maintenant quelques années que je ne tournais plus de l'œil devant l'hémoglobine, mais les nausées restaient présentes.

Je sortis mon portable et téléphonai derechef à mon père. Au bout de la deuxième sonnerie, il décrocha le téléphone de son bureau.

- Charlie, c'est Bella, m'exclamai-je avant même qu'il ne sorte un mot. Tu devrais venir voir à la bibliothèque. Il y a du sang dehors et Mme Anderson est tellement paniquée qu'elle est incapable de sortir un mot. Je vais rentrer pour voir.

- Tu ne bouges pas et tu m'attends, cracha-t-il avant de raccrocher.

Charlie n'avait jamais été du style à palabrer. Encore moins lorsqu'il stressait. J'avais bien tenté de rendre ma voix la plus monotone possible mais je n'étais absolument pas sure d'avoir réussi. Tout de même, mon amour propre en avait pris un petit coup. Si j'avais été un homme ou si je n'avais pas été sa fille, le sheriff ne m'aurait certainement pas demandé de rester dehors avant qu'il n'arrive. De plus, si une vieille dame obèse avait été capable de sortir vivante de cet endroit là, il ne devait pas y avoir grand danger.

Je n'avais pas besoin de beaucoup plus d'arguments : je sortis pour la première fois en six mois de service mon pistolet et, à l'aide du canon, je poussai la lourde porte en bois. Elle grinça lugubrement. Avec la pluie, les gémissements de la bibliothécaire qui commençait à sortir de sa léthargie et à partir en crise de panique, on se serait cru dans un mauvais remake de Psychose d'Alfred Hitchcock.

La pièce n'était pas très bien éclairée. Madame Anderson n'avait pas eu le temps d'allumer la lumière avant de saisir le téléphone pour appeler les forces de police. Cela voulait dire que j'allais apercevoir le blessé ou le mort assez rapidement.

Je fis quelques pas en prenant bien soin de regarder au sol où je devais poser mes pieds. Il me revenait en mémoire ce que m'avait enseignait mon instructeur, Steve Jefferson : dans ce domaine, la prise d'indices et la gestion d'une scène de crime, j'étais la meilleure de ma promotion. Jefferson avait d'ailleurs été déçu que je décide de m'enterrer dans une petite bourgade de deux mille habitants, il estimait que c'était gâcher mes aptitudes. « A Forks, il ne se passait jamais rien. » Je retins dans un coin de ma mémoire que je devais lui envoyer un mail pour le contredire. Je n'étais pas sure que, même à Seattle, je me serais retrouver toute seule au bout de six mois à devoir prendre en charge ce genre de problème.

Faire attention aux indices à terre et toujours repérer où on a marché pour ne pas confondre ses empreintes avec celles du ou des agresseurs. Faire le moins de déplacements possibles, ne toucher quasiment à rien et revenir, si possible, par le même chemin. Tel était l'enseignement que j'avais reçu et que je me répétai à cet instant comme une litanie réconfortante.

Mes yeux finirent par s'habituer à la demi-pénombre. A droite de la porte, un petit mur me bloquait la vue sur trois mètres. A gauche, la salle de la bibliothèque s'étalait, avec contre le mur nord la banque d'accueil où travaillait majoritairement Mme Anderson, et sur le reste de la pièce les colonnes d'étagères envahis de livres soigneusement entretenus et classés. J'étais peu allée à la bibliothèque en six ans : non pas que je n'aimais pas la littérature, bien au contraire, j'aurais passé des journées entières le nez plongé dans les bouquins si j'en avais eu l'occasion. Mais les livres qu'elle proposait étaient peu intéressants à mon goût : très peu de grandes œuvres, telles que la littérature anglaise du XVIIIème siècle ou la littérature américaine du XIXème, et trop de livres « people » comme je les appelais, ces ouvrages dont la publicité à outrance des grandes éditions donnaient une célébrité passagère imméritée.

Au dessus des étagères, de petites fenêtres peu larges mais très longues faisaient rentrer la lumière blafarde de ce début de matinée. Rien de ce côté. Le problème devait donc être derrière le mur.

Je comptai quatre pas pour arriver à son angle et, lentement, je regardai du côté Est. Mon sang se glaça sur place. Ma respiration se coupa durant quelques secondes. Au cours des quelques brefs stages que j'avais du faire, j'avais déjà vu des cadavres. Leurs vues, d'ailleurs, ne m'avaient pas autant effrayés que ce que j'avais cru au départ. Mais là, c'était surtout la mise en scène qui m'impressionnait. L'homme était allongé sur la fine moquette qui servait à délimiter le coin enfant. Les coussins et les bancs avaient été poussés tout autour de lui pour qu'il puisse s'étaler de tout son long et que ses bras forment une perpendiculaire par rapport au reste du corps. On lui avait ôté ses habits et il ne lui restait plus qu'un caleçon gris. Une de ses jambes était légèrement pliée et s'appuyait sur l'autre. Sa tête penchait en avant, son menton touchant presque son épaule. Au milieu du ventre, un trou béant affirmait sans ambigüité que l'homme était mort.

La position était vaguement familière mais je n'arrivais pas à me rappeler pourquoi. Parvenant à surpasser la nausée qui m'avait un instant paralysée, je m'avançai jusqu'au niveau de sa tête. Doucement, j'appuyai un doigt au niveau de sa jugulaire gauche : rien.

Je rangeai mon pistolet – il n'était peut-être pas nécessaire de rajouter du macabre à la scène présente – et j'appelai à nouveau Charlie. J'avais entendu les crissements de sa voiture et les longs hurlements de Madame Anderson qui accueillait visiblement mon père comme le messie.

- Charlie ! hurlai-je lorsqu'il décrocha pour passer au-dessus des cris, ne rentre pas ! Il y a eu meurtre. On n'a pas besoin d'être deux à souiller les indices.

- Je t'avais dit de ne pas rentrer, maugréa-t-il.

- Avertis la criminelle de Port Angeles, continuai-je sans relever. Il va falloir faire des prélèvements.

- Ok ! ronchonna-t-il. Tu es sûre que le gars qui lui a fait ça est parti.

- Sûre ! Je vais quand même faire un tour pour voir si je ne trouve rien… Ah ! Au fait ! Papa, c'est Waylon Forges… Je suis désolée !

Il y eut un blanc au bout du fil puis un juron avant qu'il ne raccroche. J'avais reconnu le vieil ami de mon père immédiatement. Waylon était de Washington D.C. mais, pour une obscure raison, il venait passer plusieurs mois par an dans ce patelin perdu à l'autre bout des Etats-Unis. Mon père le connaissait … depuis toujours. Et moi, je le voyais depuis six ans débarquer chaque été à la maison, une canne à la main et entrainer Charlie pour la journée de pêche au lac. Mon père aimait beaucoup Waylon : ça allait être un coup dur pour lui, c'était assuré.

Par pures formalités, je fis le tour des étagères de la bibliothèque. Je ne remarquais rien de particulier. Ce qui confirmait mes hypothèses de départ ! Et cela m'intriguait en même temps. Non seulement il y avait un crime à Forks – ce qui n'avait pas du arriver depuis une bonne centaine d'années – mais en plus il était particulièrement étrange. Je finis par m'arrêter devant les habits du mort, jetés entre deux coussins, à la droite du corps. A l'aide d'un stylo, j'ouvris les poches du pantalon et du manteau. Rien !

Encore une bizarrerie ! On trouve au moins des clefs de maison ou de voitures, les papiers administratifs habituels – carte d'identité, permis de conduire – mais rien ! Ou Waylon avait déposé ces objets ailleurs ou on les lui avait dérobés.

- Isabella ! Tu es là ? s'écria mon père posté près de la porte.

Je levai les yeux au ciel. J'aurai eu du mal à sortir de la pièce.

- Oui Charlie ! Je t'entends.

- Rien de particulier ? questionna-t-il à nouveau.

A part le cadavre à demi-nu d'un de tes plus vieux amis ?, pensai-je avant de me ressaisir.

- Non ! Il n'y a personne ici. Ne rentre pas ! Il y a bien assez de mes pas ici ! Et puis, pour tout t'avouer, ce n'est pas très joli à voir.

Je l'entendis à nouveau pousser un juron. C'était la deuxième fois en six années à vivre auprès de lui. Et dans la même journée !

- Tu es sure que c'est lui ! demanda-t-il timidement.

Bien sur qu'il espérait que je me sois trompée. Même moi j'espérai cela. Mais je connaissais suffisamment Waylon pour hélas ne pas commettre d'erreur.

- Oui ! Charlie ! Je suis désolée !

Je me décidai alors à sortir de la bibliothèque pour aller réconforter Charlie. Je me retournai vers le mort, pour lui faire mes derniers adieux quand je fus attirée par un petit éclat de lumière au niveau de sa bouche. Je m'approchai, intriguée, et je m'aperçus qu'un petit objet transparent sortait d'entre ses lèvres. La lumière du soleil rentrait avec plus d'intensité maintenant que la matinée était bien entamée et avait fait apparaitre cet indice. En me collant un peu plus à son visage – et en réprimant un fort dégout- je compris qu'il s'agissait d'un minuscule bout de plastique collé à sa lèvre inférieure. Le reste devait être à l'intérieur de sa bouche.

Je savais que je ne devais pas le toucher. C'était sans aucun doute un indice capital pour retrouver son assassin. Mais mon instinct me poussait à aller voir de quoi il s'agissait. Et pour la première fois sans doute de toute ma vie, il prit le pas sur mon intellect. A l'aide du même stylo qui m'avait permis de fouiller ses poches, j'appuyai sur son menton pour lui ouvrir la bouche. Ce fut chose très aisée, ce qui me fit conclure qu'il était mort il y a fort peu de temps car la rigidité cadavérique ne s'était pas encore mise en place. De suite, j'aperçus que le plastique qui m'intriguait tant était une sorte de petite enveloppe qui contenait un autre objet, plat et de couleur marron clair avec une ligne noire.

J'allai pour refermer sa bouche et faire comme de si rien n'était lorsque j'entendis du bruit à l'extérieur.

- On ne passe pas, messieurs dames, s'exclama Charlie, toujours planté devant la porte d'entrée de la bibliothèque.

- Sheriff Swan, si je ne m'abuse, dit une voix douce comme un murmure. Permettez-moi de me présenter : Carlisle Cullen, du service spécial des renseignements de la C.I.A. et mon équipe. A partir de maintenant, nous allons nous occuper de cette affaire.

La C.I.A ! Comment avait-elle su que Waylon Forges était décédé ici ? En quoi le meurtre d'un vacancier à Forks intéressait une des plus prestigieuses agences de l'Amérique ? Comment connaissait-il le nom de mon père ?

Des dizaines de questions traversèrent alors mon esprit. Mais le plus important, c'est que mon instinct, encore une fois, me mettait en alerte. Ces hommes allaient prendre l'affaire à leur compte. Nous ne saurions jamais ce qu'il était advenu à l'ami de mon père, un homme que je voyais depuis plus de six ans et que j'avais su prendre en affection malgré son singularisme. Et cela, je n'arrivai pas à l'admettre.

Je regardai quelques brèves secondes le petit sachet coincé au fond de la gorge du cadavre.

Et je commis alors une deuxième erreur impardonnable dans ma profession : je pris un sachet de relevé d'indices que je gardais en permanence dans une des poches de ma veste professionnelle, je l'ouvris et je m'en servis pour saisir l'objet dans la bouche du mort. Je refermai le tout hermétiquement et je le fourrai dans ma poche.

J'allais me faire virer. Même mon père ne pourrait rien faire. La CIA allait me poursuivre et j'allais finir en prison.

Mais tant pis. Ma petite voix intérieure m'assurait que j'avais raison. Et pour la première fois de toute ma vie, j'avais pris la décision de suivre ma mère plutôt que mon père.