Forks. Une nouvelle chance, ou, si on préfère le voir de manière plus pessimiste, un nouveau semblant de chez soi qu'il nous faudra abandonner au premier faux pas. Un nouvel essai, encore. En ce qui me concerne, peu de choses changent. Oui, le soleil ne se lève pas sur le même paysage – quand on le voit, du moins, pointer le bout du nez derrière ces nuages oppressants que rien n'arrive à chasser – et les lieux sont différents. Les personnes qui foulent le sol aussi ne sont pas les mêmes; autant de tentations inédites qu'il me faudra apprendre à oublier, à garder prisonnières dans un tiroir verrouillé de ma conscience. J'ai la chance de ne pas être une néophyte; j'ai près de deux siècles d'expérience derrière moi, mais ils ne transparaissent guère derrière mon image à jamais figée de jeune fille de 17 ans. J'ai déjà été humaine, tout comme eux. J'ai vécu la vie simple, harmonieuse mais combien fragile qu'ils voient s'écouler chaque jour un peu plus à la manière des grains de sable dans un sablier. Seulement, elle s'est arrêtée avant ce que le destin avait prévu. À moins qu'elle ne se soit jamais réellement terminée; on ne sait jamais.

Un beau jour de 1802, ma vie de jeune femme pleine d'avenir, de rêves et de projets s'est interrompue abruptement, sans que je ne voie la fin arriver. J'étais gauche, naïve, banale. J'étais une fille comme les autres qui souhaitait un jour rencontrer le grand amour, fonder une famille, vivre d'un travail valorisant qui me donnerait une raison d'être. Or, en plein samedi après-midi, sous le soleil aveuglant qui commençait à décliner dans le ciel et qui colorait de jaune orangé les murs blancs des habitations de ma petite ville, le sort s'est joué de moi. J'ai retrouvé, en rentrant chez moi, toute ma famille morte, victime d'un incendie accidentel. Ne subsistaient de ceux que j'avais aimés que des cadavres couverts de suie, dégageant une désagréable odeur de chair brûlée. Qu'étais-je censée faire? Sous le coup du désespoir, j'ai souhaité attenter à ma propre vie. En commettant l'irréparable, je ne m'attendais nullement à rouvrir les yeux un jour.

Pourtant, la vie en avait décidé autrement. Mon corps était intact lorsque j'ai de nouveau soulevé mes paupières. Seulement, quelque chose – tout – avait changé. Moi qui n'avais jamais attiré les regards auparavant, je me voyais maintenant parée d'une élégance à faire verdir de jalousie n'importe quelle beauté naturelle. Ma peau était d'albâtre, mon sourire invitant, mes yeux d'un rouge à glacer le sang. Et j'étais affamée. Seulement, rien ne semblait pouvoir me sustenter. Comme tous ceux de mon espèce, j'ai vite réalisé que pour survivre, il me faudrait tuer. Seule, sans mentor, j'ai quand même vite fait le lien entre ma nouvelle enveloppe charnelle et mes besoins fondamentaux. Moi qui m'étais toujours régalée de livres fantastiques relatant la sombre destinée de personnages improbables évoluant dans une sphère qui leur était éternellement hostile, je me voyais piégée à leur place, comme manipulée par les ficelles de quelque auteur malicieux.

Heureusement, j'ai rencontré Charlie. Sans lui, j'errerais probablement encore seule dans les bois, à fuir la reconnaissance des êtres humains tout en chassant leur personne. Lui aussi était une créature mythique que sa condition avait épuisée. Lui aussi se cherchait une raison de vivre, à défaut d'être forcé à le faire jusqu'à ce que le monde s'éteigne de lui-même. Il était plus jeune que moi, mais pour lui, le temps s'était arrêté à l'aube de ses 38 ans. Il pouvait aisément passer pour mon père. En nous est ainsi né l'espoir de vivre une partie de ce qu'on nous avait volé. Ce qui me ramène à l'instant présent.

Ce matin, une nouvelle « vie » commence pour notre petite famille. Nous avons pris l'habitude, entre nous, de nommer ainsi chacune des nouvelles existences que nous tentons de mener, puisqu'elles peuvent parfois être plus longues que n'importe quelle vie humaine… Après une nuit passée à songer avec appréhension au moment où je devrai mettre les pieds dans ce collège où je serai l'objet de bien des regards curieux – mon incapacité à dormir me privant du privilège de sombrer dans l'oubli pour quelques heures – je me lève du canapé où j'ai passé ma nuit à réfléchir pour me diriger lestement vers ma garde-robe. Je suis bien consciente que, même affublée d'un banal jean et d'un chandail usité, je sortirai toujours de la masse. Or, ce n'est pas une raison pour en rajouter et sortir l'un de ces vêtements griffés que je devrai dès maintenant réserver à de plus grandes occasions.

En descendant rapidement les escaliers en quelques enjambées, je me rends au rez-de-chaussée et aperçois Charlie, apparemment très concentré, révisant le code de lois que son nouveau travail l'oblige à connaître. En effet, Charlie sera policier pour la petite ville de Forks. Ce sera la première fois que mon père adoptif essaie cette carrière. Sur le pas de la porte, nos yeux se croisent en un regard entendu, chacun souhaitant à l'autre que cette première journée déterminante pour notre avenir – ou, du moins, pour notre futur rapproché – se passe bien.