Cette histoire ne tient pas compte des premiers chapitres du Roman « Frankenstein » de Mary Shelley et occulte l'histoire du Capitaine Walton. Victor ne témoigne pas à la première personne, mais cette narration est vue de l'extérieur. Elle commence à la fin du deuxième paragraphe du chapitre 20.


Victor Frankenstein a accepté de créer une femelle semblable à la créature issue du laboratoire d'Ingolstadt, ceci afin de préserver sa tranquillité, celle de ses proches et peut-être leur vie.

Mais en réfléchissant aux implications possibles de cette création envers la race humaine toute entière, sa raison l'emporte sur ses sentiments. Il décide alors, tout en paraissant accéder sincèrement aux désirs de sa créature, de faire échouer ses tentatives d'animation de la femelle.

Victor, envahi de ces sinistres réflexions, contempla à nouveau la créature inachevée qui gisait là sur la table. Non, se disait-il, il lui fallait trouver un moyen d'éviter une telle occurrence.

Alors, pris d'un soudain élan, il continua son œuvre, établissant le réseau de veines et de nerfs qui laisseraient passer l'influx nerveux primordial mais en omettant soigneusement de connecter certains nerfs plus profonds et invisibles pour un œil non exercé à la pratique de la médecine.

La créature femelle apparut bientôt complète. Sa silhouette longiligne se découpait sur le drap blanc

de la table. Sa peau pâle et jaunâtre contrastait avec les reflets roux de ses cheveux sombres.

Sa beauté, pouvait-on dire, n'était pas destinée aux hommes. Elle semblait appartenir à une autre espèce, lointaine ou extraterrestre. Ses traits quoique anguleux étaient fins.

Dans peu de temps l'être infâme se montrerait pour réclamer ce qu'il pensait lui revenir de droit et Victor mettrait son plan en action. C'était la seule option possible.

Il restait comme figé devant son œuvre, une envie de la détruire l'envahissait. Cependant il demeura immobile, incapable du moindre mouvement.

L'instant approchait et bien qu'il sentit une intense fatigue qui l'incitait au sommeil se déverser dans tout son corps, il veillait.

Maintenant, se disait-il, toute la tournure que prendrait la situation dépendrait de lui, de son habileté et de sa force de persuasion. Rien ne serait laissé au hasard.

A la nuit tombée, la triste créature se présenta à la fenêtre. Ce que Victor prit pour un sourire haineux et perfide était en réalité la seule marque de joie sincère qu'il manifestait depuis des mois.

Le sourire douloureux de celui qui n'est pas habitué à rire.

Victor resta immobile. La Créature pénétra dans la pièce. Victor en le voyant se retint d'afficher son dégoût.

- Comme elle est belle, dit-il en voyant cette autre créature plus délicate en comparaison et presque aussi grande que lui.

Elle semblait comme endormie. La seule chose qui lui manquait était la vie.

- J'ai attendu le dernier instant pour l'animer, que tu sois présent, ainsi la première chose qu'elle verra en s'éveillant, ce sera ton visage et non le mien.

Il regarda Victor préparer les instruments, le même agencement de produits ayant servi à l'animer lui, il y a un peu plus de trois ans.

Bientôt, je ne connaîtrai plus la peine et la souffrance car je serai aimé et aimerai cette autre créature, toute aussi seule et exclue que moi, se disait-il

La Créature observa Victor introduire soigneusement l'aiguille de la seringue dans une veine et pousser sur le piston pour injecter le produit.

-Est-ce ce produit qui sert à l'éveiller?

Victor répondit rapidement : - C'est ce produit qui va servir à son cœur pour commencer à battre.

Après cela, il attendit quelques minutes qui semblèrent une éternité à la Créature.

Puis, il prit son pouls, et se pencha au dessus du corps, faisant mine de chercher une respiration qui ne viendrait jamais. Constatant son « échec » il secoua la tête avec un air de dépit.

L'angoisse envahit la Créature.

- Qu'y a-t-il, pourquoi cela ne fonctionne-t-il pas ?

- Il y a que je n'ai certainement pas injecté assez de produit. J'ai calculé qu'étant plus petite, la quantité de produit nécessaire à son éveil devait être moindre. J'ai peut-être sous-estimé cette dose.

Victor regarda vers sa créature qui ne répondit rien.

- Je dois réessayer. Il prépara à nouveau la seringue et injecta une seconde dose du produit ambré.

Une fois de plus il attendit et ce fut encore un « échec ». Victor sembla défaillir.

- Ça ne fonctionne pas.

En entendant la constatation de Victor, une sensation glacée l'envahit. Il avait parcouru plusieurs pays, enduré de grandes souffrances et vécu misérablement dans l'attente et, au moment où tout était prêt, Victor ayant tenu sa promesse, ce corps refusait de prendre vie ?

- Non, non, ça ne peut pas échouer, tu dois réessayer, tu as promis !

- Si j'injectais à nouveau de ce produit, son cœur éclaterait dit-il froidement.

Victor s'effondra sur sa chaise, terriblement affecté en apparence. La Créature tomba à genoux près du corps inerte, les yeux pleins de larmes.

- Qu'ai-je donc fait qui ne marchât pas, s'interrogeait Victor à haute voix.

Je ne comprends pas, j'ai suivi toutes les étapes. Il feuilletait ses notes éparses. Peut-être me suis-je trompé dès le départ. Peut-être ne vis-tu que par le hasard ? Avais-je maîtrisé cette apparition spontanée de la vie ? Victor regarda sa créature qui avait pris la main de la femelle inerte et dit calmement:

- C'est une chair morte, elle ne peut plus recevoir la vie maintenant.

Il lâcha sa main. Adieu, mon rêve dit-il intérieurement. Il s'essuya dans sa manche et leva ses yeux clairs vers Victor.

- Maintenant qu'allons-nous faire ? Me condamnerais-tu toujours à l'exil ?

Victor comprit que cette question était à double tranchant mais il avait un plan.

- Non, je ne ferai pas cela.

- Que ferais-tu ?

Il prit un air indécis:

- Si je ne peux te donner une compagne, je souhaite que tu me rejoignes à Belrive car je me rappelle bien ton histoire. Je sais que d'après celle-ci, tu avais en toi une part de bonté, laquelle fut mise à mal par le rejet des hommes. Mis au ban de l'humanité, tu l'as observée, cette humanité, plein de compréhension. Tu étais bon mais la haine subie à fait de toi l'ange déchu auquel tu t'es identifié.

(il marqua une brève pause et continua):

- Laisse moi te ramener parmi les hommes. Il est vrai que tu dois penser que je t'ai abandonné mais tu ne connais pas l'enchaînement fatal qui m'empêcha de te récupérer à temps! Je peux te ramener vers le bien, il n'est pas trop tard...

Toute l'attention de la créature était portée sur les paroles que prononçait Victor.

- Cette tâche qui m'échoit, je peux la remplir avec l'aide d'Élisabeth. Elle sait voir au delà des apparences l'âme torturée des hommes. Peut-être arrivera-t-elle à remettre un peu de douceur en ton cœur.

Victor regarda l'être malheureux qu'il avait crée. Celui-ci contemplait les flammes vacillantes qui éclairaient les murs de pierres de la cabane, projetant des étincelles et y faisait jouer des reflets rougeoyants.

Fasciné par la proposition de Victor il avait laissé s'envoler les autres possibilités comme une brume. Quelque chose se produisait en lui. Cette proposition était si pleine d'espoir. Il semblait avoir éveillé en Victor des intentions bienveillantes. Il sourit tristement. Ainsi son père avait compris que sa souffrance et son désespoir étaient ce qui l'avait plongé dans le mal ? Ce qui avaient perverti sa bonne nature ? Il brûlait d'accepter mais il voulait aussi lui poser des questions concernant la nature de son être et les circonstances de sa création. Les choses qu'il n'avait pu trouver dans son journal.

Le dégoût que Victor éprouvait était bien réel mais il devait agir avec finesse s'il souhaitait le récupérer.

Il devait user de persuasion et consentir à répondre à d'éventuelles questions. Il croisa le regard clair de sa créature, qui lui sembla indécise, comme si elle cherchait quelques autres réponses avant de décider de son sort. Elle parla d'une voix grave où perçait l'émotion :

- Jamais je n'aurais pu imaginer une situation comme celle-ci. Du plus profond de moi-même, je me voyais haï. Après t'avoir fait confession du crime, j'avais imaginé que tu te détournerais complètement de moi ou qu'une haine ardente de ma personne te ferait me maudire une nouvelle fois, me traitant de démon.

Mais même la haine valait alors mieux que l'indifférence car elle me rattachait au monde. Ce monde dans lequel je fus jeté sans passé, ni avenir.

Mais tes paroles sont contraires à mes pensées bien sombres, ta proposition constituerait ma rédemption.

Elle suscite en moi tant d'espoir.

Plusieurs questions, cependant, subsistent en moi. Père, il me faut te les poser.

Victor acquiesça, l'air soudain soucieux.

- Tu me fais comprendre que tu ne m'avais pas réellement abandonné mais qu'une série de causes fatales en furent l'instrument ?

Victor considéra cette question un moment, cherchant à formuler ses phrases.

- En effet, j'avais travaillé des mois entiers, acharné à ta création. C'est par une triste nuit de Novembre, ainsi que je l'avais écrit dans mon journal, maintenant en ta possession, que je communiquais soudain la vie à ton corps inanimé. Réussite ô combien malheureuse. A la vue de ce corps gigantesque ayant pris vie, je fus pris d'effroi. Épuisé je m'allongeais sur mon lit, hanté par ta forme cauchemardesque. Horrifié par ce que j'avais fait, je te vis soulever la tenture de mon lit. Je ne puis décrire l'émotion que j'eus à cet instant.

Pris de panique je sortis, décidé à ne plus revenir dans ce laboratoire.

Mais lorsque j'y retournais enfin, tu n'y étais plus. Errant parmi les rues d'Ingolstadt, en pleine nuit, je t'ai cherché en vain. J'eus une pneumonie; alité des semaines en présence de Clerval puis d'Élisabeth, dans mes rêves de fièvre je te voyais sans cesse.

La réalité sembla se confondre avec le rêve et je pensais plus tard avoir été victime d'un délire, provoqué par mon imagination malade. Tu étais devenu un rêve provoqué par la fièvre. Je n'eus aucun moyen de me raccrocher à la réalité. Me souvenant avoir rédigé un journal, celui de ta conception, je pensais tenir la preuve de ton existence. Ainsi je me prouverais à moi même que je n'avais pas perdu la raison. Hélas, mon unique preuve avait disparu. Je trouvais mon laboratoire en ordre à peu près comme si rien ne s'y était jamais produit. Cette fois, j'étais sûr d'avoir déliré. Je me remis progressivement de mon état de doute ou d'apathie. Je n'eus aucun signe de ta réelle existence jusqu'à l'année dernière. Tu existais donc bien.

J'avais reçu une lettre de mon père Alphonse, m'enjoignant de venir à Genève et m'ayant tout expliqué au sujet de la mort de William.

Je fis donc le voyage. Malgré moi je sentis que je devais te trouver. Et ce fut toi qui me trouva. Je t'ai tout avoué sans détour.

Tourmenté par les explications de son père, la créature regarda dans le vide. Victor avait énoncé les causes qui avaient tant influencé son esprit et il comprenait son récit malgré l'âpreté de ses explications. Il ne l'avait pas abandonné tout à fait volontairement. Que devait-il faire maintenant ? Devait-il répondre affirmativement à la proposition de Victor ? Au fond de lui il semblait avoir déjà choisi mais cette situation était troublante.

Victor était décidé à ne pas retourner à Genève sans la certitude que sa créature l'y suivrait, il ne pourrait être tranquille et calme sachant qu'un être monstrueux, de huit pieds de haut, était perdu seul dans la nature.

Il se savait responsable de leur malheur mais n'oserait jamais l'admettre. Sa créature avait sauvé une jeune enfant de la noyade, il était donc tout de même capable du bien, il se raccrochait à cela pour affirmer son intention. Il ne pouvait contrôler cependant l'antipathie que lui provoquait la vue de sa créature.

Mais il ne la craignait pas se disait-il. Une autre question, très directe, le tira de sa réflexion.

- Je sais que tu l'as créée, elle, à ma demande mais moi pourquoi m'as-tu créé ?

Cette question, simple en apparence, montrait le désir de sa créature de comprendre son origine, une question existentielle qui, pour un humain, ne trouvait aucune réponse. Or il était un être créé artificiellement, il fallait bien qu'une motivation cachée eut incité son créateur à le construire.

Il était trop heureux de pouvoir converser avec Victor sans que celui-ci le rejette sans cesse comme lors de leur première rencontre sur les glaces. Victor était plus calme, ceci le ramenait à d'anciens souvenirs qu'il eut préféré occulter.

Il consentit, cependant, à répondre, sachant la question complexe :

- J'ai travaillé de manière obsessionnelle depuis la mort de ma mère, touchée par la scarlatine. Mon ambition était de percer à jour le mystère de la vie et de la mort. Quel était donc le principe de la vie ? Je me dis que si j'étais capable d'insuffler la vie dans un corps qui pourrait la recevoir, je pourrais être capable d'éviter la mort de mes proches, les connaissances acquises m'y aidant. Après un bref arrêt, il reprit.

- J'avais choisit les meilleurs éléments pour la création de ce corps. C'est alors que je me suis heurté à un problème. Je ne pouvais créer un être à taille humaine; le réseau de fibres et de muscles étant trop complexe à une telle échelle.

Je créais donc un être d'une stature gigantesque, me basant, pour les proportions, sur les modèles de Léonard de Vinci. J'ai travaillé avec acharnement jusqu'au bout. Puis, je t'ai communiqué ce que j'avais appelé dans mon journal « l'étincelle de vie ». Ainsi donc tu existes, bien que cette vie n'ait été qu'une demi-vie de souffrances. J'ai été un jeune et brillant étudiant aveuglé par mon travail. Je n'avais pas vu, sur l'instant, les conséquences d'une éventuelle réussite. Maintenant je le comprends.

La Créature à cette mention, sortit un carnet rouge aux reliures dorées : le journal.

- Gardes ce journal, ne le montres à personne. Il ne m'appartient plus désormais, il te revient.

Puis Victor après un léger silence, le journal maintenant hors de sa vue, redemanda:

- Serais-tu prêt à me rejoindre à Belrive?

Le regardant de ses yeux pâles, d'un ton timide et angoissé, il ne répondit qu'un mot à Victor:

- Oui.

- Dans ce cas, il faudra que tu partes au plus tôt car Clerval et moi voyageront plus vite que toi. Il nous reste cependant une question à régler: Nous devons nous débarrasser du corps.

Victor referma le drap qui formait désormais comme un linceul protecteur sur le corps et se mit à le coudre.

Il le ceignit de solides cordes laissant apparaître aux yeux de la Créature la forme de ce qui avait été pour lui un espoir d'avenir.

Ils le soulevèrent sans un mot, la Créature manifestant un silence mélancolique, et sortirent dans le froid et le brouillard nocturne. Le halo brouillé de la lune diffusait une sinistre et fantomatique lumière.

Ils arrivèrent à la pointe de cet îlot désolé des îles Orkney, près de l'embarcation de Victor.

Les sombres vagues se déchirant sur les rochers faisaient se lever une bruine de fines gouttelettes comme un voile jeté vers le ciel.

Ils déposèrent le corps dans la barque et attachèrent ensuite des pierres aux extrémités des cordes.

La barque s'éloigna du rivage, au-dessus d'eaux plus profondes où le corps fut basculé par-dessus le bordage. Puis les pierres qui le lestaient furent à leur tour jetées à l'eau, entraînant leur fardeau vers le fond, tache blanche devenant de plus en plus indistincte jusqu'à s'effacer complètement.

Victor fixait du regard le fond de la barque. Si le corps remonte à la surface nous serons déjà bien loin pensa-t-il.

Lorsqu'ils revinrent sur la berge, il demanda à sa créature de l'aider afin que tous les instruments et produits ayant servi à l'expérience et encombrant ce qui avait été une sorte de laboratoire disparaissent à jamais.

Ils rassemblèrent fébrilement les ustensiles et autres bocaux de produits chimiques dans une malle d'osier dont Victor remplit le fond de pierres et alla la porter dans son embarcation.

La Créature réunit les reste des instruments dans un coin et partit rapidement, emportant une partie des provisions avec elle et s'éloigna dans la brume. On entendit bientôt, dans le silence de la nuit, un bruit léger de rames s'atténuant progressivement.

Victor revint et constata l'absence de sa créature et la disparition d'une partie des vivres qu'il n'aurait de toute façon pu emporter pour son retour en Écosse. Il a bien fait, se dit-il.

Après avoir empaqueté le reste, épuisé, il partit se coucher et eut pour la première fois depuis longtemps un vrai sommeil, réparateur et profond.

Il s'éveilla au bruit des vagues, ayant l'impression d'avoir triomphé d'un ancien cauchemar, rejetant au loin sa crainte pour ses proches, pour Élisabeth, dont il relut une de ses dernières lettres, reçue à Londres.

Victor lui ayant proposé de s'occuper de lui, le Monstre n'aurait désormais plus de raison de se retourner contre lui ou sa famille. Mais il éloigna cette dernière pensée, évitant ainsi de troubler cet instant de paix.

Au petit jour il partit rejoindre Henry qui s'impatientait depuis la terre d'Écosse de ne point voir son ami revenir, malgré l'avertissement de Victor concernant la durée indéterminée de son absence.

- Ah, enfin te voilà. Je commençais à m'inquiéter, d'autant plus que tu ne m'avais laissé aucune indication pour pouvoir te joindre en cas de besoin. Et j'aimerai enfin rentrer chez nous. L'Écosse est certainement pleine de charme, mais rien ne vaut sa mère patrie. Comment est ta santé ? Et quelles sont tes intentions ?

- Mon cher Henry, ce voyage touche à sa fin pour moi maintenant. Il nous faut repartir. Je me sens apaisé à présent et souhaite revenir au plus vite informer les miens du rétablissement de ma santé. Peut-être l'avenir n'est-il pas aussi sombre pour moi que je l'avais tout d'abord craint.

Malgré les paroles de son ami, Henry décelait toujours en lui une angoisse cachée et profonde. Comme j'aimerais en moi-même te sentir totalement guéri de cette étrange mélancolie. Mais hélas Victor je te connais trop et tu ne peux me tromper !

Il regarda calmement son ami :

- Bien sûr, Victor, je n'attendais que ton retour pour terminer notre voyage.

Le lendemain ils remercièrent chaleureusement l'Écossais de son invitation et de son hospitalité et partirent, entamant leur voyage de retour.