Jeu de Sonnets

Chapitre 1 : long frisson

Les yeux de Nikola étaient en train de devenir deux fentes minuscules tant il les plissait ; ses narines se dilataient à intervalles réguliers, exprimant sa grande frustration ; un de ses poings, fermé, était collés devant sa bouche, et quant à son front, il était ridé comme jamais. Peu de problèmes étaient jusque là parvenus à le rendre aussi concentré ; il n'avait même pas bu dans la bouteille de vin que son autre main tenait depuis maintenant deux heures, de quoi d'ailleurs, le faire décanter admirablement.

Malheureusement pour lui, il n'avait cependant pas la même capacité de concentration que Sherlock Holmes et malgré ses efforts, il ne parvenait pas à occulter la présence agaçante d'Henry. Agaçante parce que bruyante au possible, sans parler de tous ces déplacements d'un bout à l'autre de la pièce qui avaient le don de brouiller la vue de Nikola et l'empêcher de ne penser qu'à ce fameux problème.

-Mais bon sang, ça fait des jours que ce fichu traducteur anglo-praxien est terminé...

-Avec mon aide, souligna Tesla sans accorder à son vis-à-vis le moindre regard.

-Bah justement, vous qui connaissez cette langue comme du vieux serbe, vous devriez pouvoir traduire ces fichus mots ! À quoi ça sert d'aller au fin fond de la Terre Creuse dans le but de récupérer une base de données praxienne si on ne peut même pas la comprendre ?

Là, Henry avait raison. Nikola aussi était largué, il ne voyait pas pourquoi ils s'étaient tous donnés tant de mal pour chercher ces disques dans les décombres de la ville si c'était pour ne pas pouvoir comprendre ce qu'ils avaient entre les mains. Même Helen n'était pas arrivé à les décoder. Du moins pas dans l'heure où elle avait essayé avant de finalement laisser ce problème à Henry et Nikola pour pouvoir régler, avec Will, une affaire plus urgente dans le Sanctuaire de Londres.

-Plus urgente, mes fesses oui ! murmura Nikola entre ses dents, se déconcentrant enfin du problème. Si elle connaissait la façon de penser des génies, elle comprendrait qu'il n'y a rien de plus pressant qu'un casse-tête non résolu.

-Oui, si seulement elle arrivait un jour à nous comprendre, fit Henry en secouant la tête.

-Je ne parlais que de moi, répliqua Tesla avec un long sourire.

Henry renifla, riant, avant de se remettre au travail. Pendant que Tesla restait figé comme une statue en attendant que le déclic lui vienne de lui-même, lui avait commencé à s'intéresser aux vieux codes secrets praxiens, qui n'avaient heureusement pas grandes différences avec les quelques uns qu'il connaissait déjà. On pouvait déjà éliminer les codes contenant des nombres ou encore des dessins ou même des grilles car ce qui était représenté sur le disque de données n'étaient que des lettres. On pouvait également oublier les phrases qui en signifiaient d'autres comme à la radio au temps de la Seconde Guerre Mondiale car les lettres ne formaient que peu de mots compréhensibles. Il y en avait, certes, quelques uns, mais pas suffisamment pour les aider à comprendre l'utilité même de ces informations.

-Heinrich ! Redites-moi les mots, je vous prie.

Henry, choqué par cet élan de politesse (Nikola devait tant se concentrer qu'il en avait oublier à qui il s'adressait), ne répliqua pas et se contenta de lever un sourcil avant d'attraper la feuille où les fameux mots étaient imprimés et traduits. Feuille qui était posée juste devant Tesla mais que celui-ci ne daigna pas prendre de lui-même, préférant les entendre une nouvelle fois.

-Alors on a torpeurs, mysticités, haine, amants (Nikola eut un sourire en coin), élévation, un, le, la et les, barreaux, pour, couvert, heures, faix, lien, ruisseaux, maladie, tempête et nature.

Nikola serra les dents, frottant un de ses ongles à son doigt, puis, il lâcha un soupire de frustration, frappa ses genoux et se leva brutalement du canapé du labo, quittant enfin du regard l'ordinateur portable posé sur une table basse qu'il avait lui-même installé là pour pouvoir travailler confortablement. Il tira vivement sur le bas de sa chemise pour la remettre en ordre – et se défouler au passage – et pointa l'écran du portable du doigt.

-Ce truc EST UNE SALOPERIE ! Argh, ça m'énerve de ne pas savoir ! Qu'est-ce que c'est que tous ces mots pourris ?

-Heu, Tesla... maintenant que vous le dites, je crois... j'crois que la plupart de ces mots ont un lien.

Nikola se retourna aussitôt vers lui, méfiant mais néanmoins intéressé.

-Ils sont, comment dire... propres à de la littérature, pas à un compte rendu ou à des plans, mais plutôt à... (il regarda un instant la feuille pour vérifier) ouais... à de la poésie.

-De la poésie ? fit Nikola, se demandant si Henryco le loup garou se payait sa tête.

-Oui vous savez, ces mots avec des figures de style, des vers et tout ça...

-Je sais ce qu'est la poésie, le loup garou, vous oubliez que j'ai vécu au XIXème siècle moi Monsieur, et on avait l'habitude entre gens bien éduqués de se rassembler et de lire de la poésie, justement.

Henry imagina tout de suite la scène ; Nikola Tesla, au coin du feu, avec la version réelle de Sherlock Holmes, Jack l'éventreur, l'Homme Invisible et Helen Magnus, en train de lire du Byron et du Keats chacun leur tour, marquant des poses entre les vers et élevant parfois la voix comme des acteurs de théâtre français : Henry fut pris d'un fou rire aussitôt.

-Arrêtez ça ou je me ferai un plaisir de vous bouffer tout cru.

-Non c'est moi qui vous boufferai, vous vous essayerez en vain de planter vos affreuses canines dans mon pelage !

Nikola lui lança un regard noir, près à sortir les griffes dans un « CRRRRRWAAAA » – lettres désignant ici un cri strident et non pas le cri de guerre du crapaud. Mais Henry ne lui prêta pas attention, il venait tout juste de remarquer que la traduction d'une nouvelle page venait d'être effectuée.

-Y en a des nouveaux, on va pouvoir être fixés sur ma théorie.

-Cette théorie est ridicule. De la poésie praxienne ? Franchement.

-Et pourquoi pas ?

Nikola ne répondit rien et attendit d'entendre la nouvelle suite de mots.

-Et cette fois, on a panique, éclat, écume, dissipés, volées, idéalisme, Benoît XVI... Attends, Benoît XVI ?

-Ah, les miracles de la technologie humaine, si peu évoluée, heureusement que je suis là pour rétablir les choses. Au risque de vous décevoir, jeune débutant, votre traducteur est aussi médiocre que Google Traduction, et ce n'est pas peu dire. Ça m'étonnerait qu'ils ait entendu parlé de Benoît XVI à Praxis, alors c'est plutôt un prénom qui a été traduit par ça. Je pencherais pour Benedict !

Henry tenta d'ignorer les insultes qu'il venait d'avaler et continua sa lecture :

-Il y a aussi météore, exotisme, hédonisme...

-Mhhh ça commence à me plaire.

-Homme, somptueux, génie...

-A l'évidence je me suis trompé !

-Pardon ? fit Henry, interloqué.

-Ça ne devait pas être Benedict, le prénom de ce « génie somptueux », mais plutôt Nikola. Il faut croire que même en Terre Creuse, ils ont entendu parler de moi !

-Ivre, volume, effort, reprit Henry précipitamment, histoire, véhémence, hardi, (il commença à ralentir, fronçant les sourcils au fur et à mesure qu'il lisait), péchés, sang, silence, sans, absence, reins, chaud, hanches, souffle... semence... entre-jambes ?

Tandis qu'Henry avait de plus en plus le visage déconfit, Nikola avait bien du mal à empêcher un sourire malsain de se peindre sur son visage, pinçant les lèvres et se passant la main sur son visage, toujours debout. Il but une longue gorgée du vin qu'il tenait encore.

-Je crois, cher Heinrich, que c'est plus que de la poésie ce à quoi nous avons affaire, c'est de la poésie érotique. Grands Dieux les Praxiens m'étonneront toujours !

-Euh oui, il faut croire que vous avez raison Tesla... Mais ça n'explique pas pourquoi on n'arrive qu'à traduire quelques mots.

-C'est de la poésie, Henry ! Avant, on avait l'habitude d'écrire nos vers en latin, chez eux, ils les écrivent en vieux praxiens, d'où le fait qu'on ne reconnaisse qu'une poignée de mots !

-Hein, je vois, dit Henry en hochant la tête. Eh merde ! Si on veux pouvoir tout traduire, il faut que je recrée un nouveau traducteur alors, ça va me prendre au moins trois jours !

-Frustré Henry ?

Le lycan lui accorda un demi-sourire qui signifiait sans doute que Tesla avait raison, mais qu'il ne l'avouerait pour rien au monde.

-Remarqué, rajouta Nikola, comme vous avez déjà un traducteur de praxien, en créer un nouveau sur une langue pas très éloignée de celle-ci va vous prendre moins de temps que prévu, je dirais un jour, deux si vous le faites sans moi.

-Venez m'aider alors, on va commencer ça tout de suite !

-HEINRICH ! Y A PLUS DE VIN ! hurla Tesla à travers tout le Sanctuaire.

-JE NE SUIS PAS VOTRE ELFE DE MAISON !

-Mouais, je l'ai déjà entendu quelque part celle-là...

Nikola, une bouteille vide à la main, se leva de sa chaise à la bibliothèque et dirigea ses pas vers le labo. Cependant, Henry ne semblait pas du tout s'attendre à le voir entrer car lorsqu'il ferma la porte derrière lui, Henry sursauta et laissa tomber sa bière au sol qui se brisa avec fracas et dégoulina partout sur le sol. Nikola se demanda un instant qu'est-ce que le lycan était en train de faire pour qu'il puisse tant être surpris par la présence de l'autre scientifique mais quand il jeta un coup d'œil sur l'écran d'ordinateur que regardait Henry auparavant il en comprit immédiatement la raison. Henry, qui s'était penché pour ramasser une serpillière et la mettre sur la bière pour l'empêcher de couler vers les prises électriques, se redressa et se tourna vers Tesla avec un sourire pincé et quelque peu gêné. Ne quittant pas des yeux l'écran, Nikola s'approcha, posa sa bouteille vide sur les cuisses d'Henry et, ayant désormais les mains libres, en profita pour frapper le derrière du crâne d'Henry, avant de le regarder, la bouche ouverte d'indignation et un sourire en coin.

-Henry Foss, depuis combien de temps vous lisez ceci sans m'avoir averti que la traduction était terminée ?

-Bof... dit Henry avec une grimace. Une petite heure...

-Heinrich ! Vous êtes vraiment une perte pour la solidarité masculine, sans compter que vous êtes vraiment un...

Il se stoppa, ayant commencé à lire un vers d'un de ces fameux poèmes.

-...pervers.

-Euh ouais, fit Henry en regardant tour à tour l'écran et Tesla, je viens de lire celui-là, un peu hard...

-Fascinant...

Nikola se força à s'arracher de la lecture du si intéressant poème et sorti le disque du lecteur spécialement fabriqué pour les disques praxiens. Puis il s'empara d'un ordinateur portable, y mis le disque et alla s'installer dans le canapé, aussitôt rejoint par Henry.

-C'est plus confortable, dit Nikola, se sentant obligé de se justifier.

-Ouais...! fit Henry, inspirant une grande bouffée d'air.

Et tous deux lurent les poèmes ; les mots qui déferlaient en des rythmes tantôt lents tantôt essoufflés se frayèrent chemins jusqu'aux cerveaux des deux scientifiques, chacun se mettant parfois à rougir suivant leur lecture, parfois à tour de rôle, parfois en même temps, évitant soigneusement de croiser le regard de l'autre. Un sourire se dessinait souvent sur le visage de Tesla tandis qu'Henry avait, lui, la manie d'expirer longuement de temps en temps en regardant ailleurs et en gigotant, ce qui faisait comprendre à Nikola qu'il était terriblement gêné d'être là, à lire des poèmes érotiques en la compagnie d'un autre homme.

Cependant il ne partit à aucun moment, bien trop pris dans sa lecture. Et puis, ce ne fut plus l'écran qu'il se mit à regarder, mais l'homme assis à côté de lui, et qui avait la manie de s'humecter les lèvres très souvent, à chaque fois qu'il lisait quelque chose de particulièrement intéressant en fait. Henry sentait la jambe gauche de Nikola glisser contre la sienne tandis que le vampire était en train de s'allonger à demi sur le canapé. Il tenta de passer outre et de se concentrer sur sa lecture mais lorsqu'ils arrivèrent au poème où ce Benedict était cité, Nikola eut la mauvaise idée de lui faire remarquer :

-Ah, ils parlent de moi là !

Même si Henry savait que ce n'était pas vrai, il ne put s'empêcher de ramener à Nikola tous les gestes de ce Benedict décrits dans ces vers, comme si c'était lui le véritable « amant des jours de pluie » dont parlait le poème. Les lèvres de cet homme devaient sans doute être fines et rose pâle, ses mains effilées et capables de faire surgir des griffes noires et aiguisées, ses cheveux noirs et courts, ses yeux petits mais clairs, oh ! et si seulement Henry avait pu savoir comment devait être le reste du corps de Benedict !

Il s'imagina un instant être à la place de son amant et sentir toutes les caresses et les baisers de cet homme, et à peine cette image fut-elle en son esprit qu'une vague de chaleur traversa tout son corps, accompagné d'un frisson vaste et terriblement long.

-Je vais me coucher ! annonça Henry en se relevant brusquement.

-Oh. Très bien, Heinrich. Je vais faire de même.

Alors, que va-t-il donc se passer ? C'est une réponse qui mérite réflexion et commentaires, non?^^

En tout cas vous n'aurez pas à trop vous tracasser, car j'ai déjà écris la suite et je la posterai sous peu.

A bientôt

Saule Newell