Quatre années. Huit mois. Douze jours.
Stoïck compte encore, persuadé que le jour viendra où ce ne sera plus nécessaire. Il lève la tête et observe son village. Le dernier raid n'a pas fait beaucoup de dégâts. Les démons ont pris moins que d'habitude. Pourquoi? Mystère. Mais personne ne s'en plaint. En revanche, les dégâts sont importants. Six maisons détruites, l'armurerie sérieusement endommagée et trois drakkars à réparer. Du côté des blessés, le village s'en sort mieux. Quelques égratignures et brûlures, le lot quotidien, et une cheville foulée. Pas de quoi en faire un drame. Gueulfor est déjà au travail à la forge, réparant les armes cassées ou faisant des clous pour les réparations. Son travail est de bonne qualité mais un peu lent. Il en est ainsi depuis quatre années, huit mois et douze...
Non. Stoïck secoue la tête et regarde vers la mer. Quelque part, au loin, il sait qu'il y a un espoir. Il le sent. Un jour, Gueulfor retrouvera un rythme de travail auquel le village était habitué quelques années auparavant.
Un jour, Berk retrouvera son héritier, son esprit le plus créatif, et parfois destructeur, son cœur. Des nuages s'amoncellent dans le ciel, se dirigeant lentement mais sûrement vers l'île. Sortant de sa rêverie, le chef de Berk se retourne vers la maison qu'il répare et enjoint les autres villageois à travailler plus vite. Un orage arrive et il serait préférable que toutes les maisons soient intactes avant que la pluie ne commence à tomber. L'armurerie et les drakkars peuvent attendre, la priorité va aux maisons. En fin d'après-midi, toutes les familles sont de nouveaux chez elles, bien installées. La pluie ne s'abat que lorsque le soleil est presque couché. Les villageois se rassemblent dans le Grand Hall pour se restaurer après une dure journée de travail. Stoïck et Gueulfor sont assis à la table d'honneur, avec Spitelout, Asher Hofferson, Ingel Ingerman et Barbois Thorston. Ils siègent tous au Conseil de Berk et ont récemment pris l'habitude de se rassembler au moment du repas pour discuter du village.
Un peu plus loin, près d'un mur où sont accrochés plusieurs boucliers, les jeunes vikings partagent une table. Ils sont trop jeunes pour être admis au Conseil mais trop âgés pour être encore considérés comme des enfants. La table suffit à les contenir car ils ne sont que cinq, deux filles et trois garçons. Rustik, cheveux noirs, yeux bleus, plutôt petit, grand ego, est occupé à raconter ses prouesses durant le dernier raid.
- Je tenais ce gronckle coincé au sol, juste avec mon pied! J'étais sur le point de l'achever quand un cauchemar est arrivé et a commencé à s'avancer vers moi, ses yeux me lançaient clairement un défi. Vous me connaissez, je ne recule jamais devant un défi, encore moins quand c'est un dragon qui me le lance. J'ai libéré le gronckle, il ne m'intéressait plus, et me suis avancé à mon tour vers le cauchemar en brandissant ma masse. Nous nous sommes regardés pendant une bonne minute et je me préparais à passer à l'attaque quand ces lézards ont pris la fuite. Je peux vous assurer que le cauchemar avait l'air rassuré de ne pas avoir à m'affronter, il avait bien compris qu'il n'aurait pas eu la moindre chance contre moi!
- Ce n'est pas que je veuilles te contredire, Rustik, intervient Varek, mais n'est-ce pas toi qui affirme que les dragons sont des monstres sans âmes et dépourvus de la moindre intelligence?
- Bien sûr que si! Tu crois qu'un dragon est capable de penser?
- Peu importe. Mais tu viens d'affirmer que le cauchemar t'a lancé un défi, et qu'il avait peur de toi. Ce qui signifie qu'il dispose d'une forme d'intelligence certaine, et donc d'émotions. En résumé, tu te contredis.
Rustik réfléchit un moment, essayant de trouver une réplique pour se sortir de l'embarras. Les jumeaux, Kranedur et Kognedur, attendent la réponse avec impatience, espérant un peu d'action, la conversation n'est pas vraiment leur fort. Astrid, assise près de Varek, dissimule un sourire derrière sa chope d'hydromel.
- C'est l'instinct animal, finit par répondre Rustik. Ce cauchemar a reconnu que je lui suis supérieur. Il m'a défié parce qu'il a vu que je suis le meilleur et quand il s'est approché, son instinct lui a dit qu'il ne faisait pas le poids! C'est tout à fait naturel, rien ni personne n'est de taille face à Rustik, héritier de Berk, meilleur viking de sa génération!
- Fais attention à ce que tu dis, Rustik, dit Astrid en cognant sa chope sur la table. Tu n'es pas l'héritier de Berk, c'est Harold. Si Stoïck t'entend, tu pourrais finir par devoir nettoyer les cages des dragons de l'arène. Et arrête de raconter des âneries, je t'ai vu durant le raid. Le seul dragon que tu as affronté, c'est un terreur terrible, et il t'a mordu le derrière. Aussi, avant que tu ne te fasses des idées, je ne te regardais pas spécialement, tu n'arrêtais pas de me suivre et je cherchais un moyen de me débarrasser de toi.
Les jumeaux éclatent de rire et Varek rit doucement en tournant la tête. Rouge de honte, Rustik serre les dents.
- Ce morveux est mort à l'heure qu'il est. Il a disparu sans laisser la moindre trace. Tout le monde sais très bien qu'il n'y a plus aucune chance de le retrouver vivant. Il n'aurait pas pu survivre seul pendant cinq ans. Et puis de toute façon, il ne serait jamais devenu chef. Il était bien trop inutile pour ça. Notre tribu aurait été détruite en moins d'une heure avec lui.
- C'est toujours mieux que toi, réplique Astrid, la tribu ne durerait pas une minute avec toi en tant que chef. Et si jamais Stoïck te choisit pour héritier, je m'exile, je rejoindrais une autre tribu.
- Ne dis pas ça, ma belle, tu sais que tu ne pourrais pas supporter de t'éloigner de moi. Et c'est sûr que Stoïck va me choisir. Je suis son neveu et le meilleur, quel autre choix a-t-il?
- Pour notre salut à tous, je souhaite sincèrement que nous retrouvions Harold.
- Pourquoi tu t'obstines à vouloir le retrouver? Je te dis qu'il est mort, c'est obligé. Et tu ne t'es jamais intéressée à lui quand il était encore vivant, qu'est-ce que tu lui trouves?
- Au cas où tu n'aurais pas remarqué, le village a beaucoup de difficultés à se rétablir après chaque raid. Harold causait des dégâts durant les raids, mais après, il aidait toujours à tout réparer. C'est lui qui réparait les armes et qui faisait en sorte que nous ayons toujours des matériaux pour tout remettre en état. Il faisait de l'excellent travail à la forge. Depuis sa disparition, Gueulfor a du mal à suivre le rythme et le travail est de moins bonne qualité. Les armes sont toujours bonnes mais elles se brisent plus facilement, et il ne s'occupe pas des détails. Et les nouvelles catapultes et autres armes qu'il a construit récemment, ce sont toutes des inventions qu'il a tiré de l'atelier qu'il avait donné à Harold derrière la forge. Harold était brillant, et si nous l'avions un peu plus écouté, nous n'aurions pas autant de problèmes maintenant. Il serait peut-être encore là, à nous aider avec de nouvelles idées, folles mais absolument géniales. Je suis certaine qu'il est toujours en vie et nous le trouverons, tôt ou tard.
- J'espère que ce sera le plus tard possible, maugrée Rustik, suffisamment bas pour ne pas être entendu.
- Hé, Astrid, si tu veux tant le retrouver, c'est parce que tu as un faible pour lui, non? demande Kognedur en souriant.
- Absolument pas! s'exclame Astrid en rougissant. C'est juste parce que je suis certaine qu'il fera un bon chef et que je me soucie du futur du village. De plus, Stoïck serait ravi de le retrouver, il est tellement triste depuis sa disparition.
- Bien sûr, dit Kognedur, tu n'as pas de faible pour lui. Donc il n'y a aucune raison particulière si tu refuses de te séparer de la hache qu'il a fabriqué et que tes parents t'ont offert pour tes dix ans. Et c'est aussi totalement par souci pour le village si tu vas nettoyer sa chambre une fois par semaine. C'est juste pour entretenir son souvenir dans le village? Pour que son esprit reste avec nous?
- Son esprit? demande Kranedur. Il est mort? C'est un fantôme? Trop bien! Il est où?!
- Oh, la ferme, crétin, répond Kognedur. C'est une expression!
- Il est pas mort alors?
- Je sais pas! Personne ne le sait!
Les jumeaux se lancent dans une de leur dispute, au grand soulagement d'Astrid qui peut alors finir son repas tranquillement. Avant que les jeunes ne quittent leur table, Stoïck se rapproche d'eux et leur fait signe de rester.
- Vous voulez quelque chose, chef? demande Astrid.
- Oui. Comme vous le savez, le village est dans une position assez tendue en ce moment. Bien qu'il n'y ait pas eu trop de dégâts durant le dernier raid, nos réserves sont basses, et l'hiver arrive. Le Conseil a décidé d'envoyer quelques hommes auprès d'une tribu particulière pour rétablir les réserves. Je mènerais le groupe et vous viendrez aussi. Le voyage va durer près d'une semaine et nous partons après-demain, soyez prêts. Emportez le strict nécessaire.
- Compris. Quelle est la tribu que nous allons visiter?
- Et pourquoi celle-là en particulier? interroge Varek. Il y a des tribus alliées plus proches de nous.
- C'est vrai, mais en plus de nos réserves de nourriture, Gueulfor a besoin de certain matériaux pour la forge, et la tribu des Cueilleurs est réputée pour son travail de forge et son art de la médecine.
- Les Cueilleurs? Ce sont bien les vikings qui préfèrent discuter plutôt que de combattre?
- Oui, mais ce n'est pas pour autant qu'ils ne savent pas se battre. C'est pourquoi je tiens à vous prévenir : ne les provoquez pas. S'ils n'étaient pas aussi calmes, les dragons ne seraient pas la principale menace. Ce sont des guerriers redoutables, et ils sont très protecteurs de leur tribu. Ils accueillent les étrangers avec joie mais ne baissent pas leur garde. Ils sont spécialisés dans la médecine mais savent aussi bien infliger des blessures que les guérir. De ce fait, nous en profiterons pour ramender des remèdes et des plantes médicinales. Vous avez tout bien compris?
- Oui, répondent les jeunes en chœur.
- Parfait, alors rentrez chez vous et reposez-vous. Le voyage va être long, je ne tiens pas à ce que vous embarquiez en étant fatigués.
Les jeunes hochent la tête et sortent du Grand Hall puis se séparent. Deux jours plus tard, le village est réuni au port pour voir partir les deux drakkars et leur souhaiter un bon voyage. La mer calme et le ciel dégagé sont un bon présage et le départ se fait dans la bonne humeur. Les jeunes, ravis et excités, sont pressés de partir. Ils n'ont encore jamais quittés Berk et ont hâte de découvrir d'autres îles. En l'absence du chef, le village est géré par Spitelout, le père de Rustik, qui est également le frère de Stoïck. Ce dernier échange quelques mots avec son frère et les membres du Conseil avant d'embarquer à son tour. Les drakkars se lancent lentement sur l'eau, s'éloignant de l'île pour trouver un vent fort qui les mènera à leur destination.
