Au bout de // Deux
Il ne parlait plus guère, mais on les voyait souvent, tous les deux, main dans la main, arpenter inlassablement les couloirs. Il y avait là quelque chose d'étrange, une gaucherie maladroite et attendrissante dans leur démarche, dans leur duo claudiquant et déséquilibré. Ses petites jambes frêles à elle ralentissaient le pas boiteux de sa grande silhouette dégingandée à lui, caché sous un grand imperméable informe. Et toujours cette cane, compagnon de leur infortune, qui ponctuait d'un bruit sourd leur marche hésitante et silencieuse. Elle ne disait rien non plus, mais son grand regard limpide ne cessait de fixer tous ces passants qu'ils dépassaient, d'interroger ce décor devenu si familier. Ils étaient comme drapés d'un grand silence que chacun respectait religieusement, même si, dans le coeur de tous, le temps avait poli le chagrin et pâli le souvenir de celle qui n'était plus.
Il y avait eu des larmes versées, mais il ne l'avait jamais pleurée qu'avec pudeur. Elle, qui avait vécu avec tant d'énergie, elle, qu'on ne pouvait qu'associer à la pétulance d'un sourire éternel, avait été soufflée, comme une bougie que l'on éteint du bout des doigts un soir d'hiver. Laissant derrière elle comme un froid insondable et sans remède. Un froid qui l'avait asséché. Et peu à peu, tarie avait été la source de ses larmes comme celle de sa vie.
Étrange aussi cette perte féconde, cette femme tant aimée, silencieusement adorée, qui faisait don, dans un ultime souffle, de l'enfant tant désirée et si brièvement chérie. Il ne lui restait plus alors qu'à bâtir cette vie nouvelle, fragile et frissonnante, sur les ruines de ce qui avait été. Et de là naquit leur mystérieux et tressautant duo, toujours au bord du déséquilibre, comme amputé d'un coeur battant. Mais leurs mains scellées disaient assez la force transmise et partagée, la solidité que les autres ne pouvaient comprendre ni soupçonner.
J'avais assisté à leurs échanges silencieux, les mots s'étant, eux aussi, lentement éteints, aux regards furtifs, à l'infinie tendresse qui emplissait le vide pesant qu'elle avait impitoyablement laissé.
Et toujours, l'enfant rallumait de ses yeux les flammes soufflées.
Toujours, l'enfant redressait, de toute sa fragilité, le corps courbé et usé de son père.
Et toujours, je savais, d'une certitude apaisante, que ces deux marcheurs gauches et maladroits iraient tout le long de la route, tout au bout du chemin.
