Chapitre 37

Il s'en était fallu de peu pour qu'Elizabeth ne s'assoupisse. Le parfum de rose qu'avait glissé Jenny dans l'eau brulante l'avait entraînée dans une rêverie profonde, à la limite du sommeil. Le tintement de la pendule de la chambre la ramena à la réalité : Georgiana l'attendait.

La perspective de partager ce premier moment d'intimité avec sa nouvelle soeur l'enchantait. Pour autant, elle ne négligea pas sa tenue. Les paroles de M. Darcy sur sa familiarité avec la domesticité avait heurté son amour-propre. Elizabeth était bien décidée à lui prouver qu'elle pouvait être une véritable lady.

Elle sonna afin que Jenny l'aide à s'habiller et à se coiffer. La talentueuse femme de chambre fit pousser des soupirs de contentement à la jeune femme.

" Vous êtes une perle Jenny, vous avez un véritable don pour la coiffure."

La servante rosit sous les compliments de sa nouvelle maîtresse. Il lui était agréable de la servir, sa bonne humeur et son caractère aimable la rendait sympathique. Sa liberté de ton et de manière envers les domestiques faisait néanmoins jaser à l'office. Beaucoup n'appréciait pas cette proximité et préférait instaurer des distances respectables avec leurs maîtres.

Jenny s'inclina respectueusement et prit congé de sa maîtresse. Elizabeth s'avança dans son boudoir. Décidée à faire honneur à sa soeur et à son époux, elle choisit un collier de perles afin d'agrémenter sa tenue.

Georgiana patientait dans le petit salon, près de la fenêtre. Elle repensait avec plaisir aux évènements qui avaient succédé au mariage de son frère bien-aimé et d'Elizabeth. Interrompant sa rêverie, lady Darcy entra.

"Georgiana ! Décidément, je ne suis vraiment pas une bonne soeur pour vous aujourd'hui ! Je vous délaisse toute la journée et voilà que maintenant je vous fais attendre."

La jeune fille éclata d'un rire cristallin. Lui prenant le bras d'autorité, Elizabeth entraina sa jeune soeur vers la terrasse et les jardins. Elles firent une longue promenade à travers les splendides jardins à la française de Pemberley. Georgiana était ravie de faire découvrir les merveilles du jardin, Elizabeth n'ayant jusqu'à présent pas eu le loisir de les visiter.

Leur promenade les emmena à une certaine distance du château et c'est tardivement qu'elles revinrent pour souper. Bras dessus, bras dessous c'est en plaisantant sur la gronderie que leur ferait M Darcy à cause de leur retard qu'elles entrèrent dans le hall.

La salle du souper était déserte. A leur grande surprise, la table dressée ne comptait que deux couverts. Les deux jeunes femmes se regardèrent, l'air interrogateur. Mrs Reynolds frappa à la porte.

"M Darcy ne rentrera pas ce soir, il m'a chargé de vous avertir qu'une affaire urgente le retient dans la ferme de Milways, à plusieurs miles de Pemberley."

Elizabeth cacha sa surprise et sa peine. La missive de M Darcy était adressée à l'intendante, il n'y avait rien à son attention. Elle prit un air enjoué et demanda à Mrs Reynolds de faire servir le repas. La soirée se passa agréablement. Elizabeth retrouvait chez Georgiana la douceur et la timidité de Jane. Ce n'est que lorsqu'elle se retrouva seule dans sa chambre qu'elle réalisa l'absence de M Darcy. C'était la première fois depuis leur mariage qu'elle se retrouvait seule. Malgré la douceur de l'air, Elizabeth frissonna. Elle s'approcha de la fenêtre entrouverte. La lune resplendissait d'un tel éclat que la jeune femme pouvait sans mal distinguer les parterres qui s'étalaient au pied de sa fenêtre. La brise parfumée incitait à la promenade. Se laisserait-elle tenter ?

La lune n'avait rien perdu de son éclat. Elizabeth avançait tranquillement dans les allées de Pemberley. Les haies de buis parfaitement taillées ouvraient un passage tout traçé. La jeune femme se laissait guider par les effluves des roses qui garnissaient cette partie du jardin et déboucha dans une jolie clairière pavée. Un banc trônait au milieu de la petite place, invitant au repos. Elizabeth s'assit pour mieux profiter du paysage qui s'offrait à elle. Un nuage passa devant l'astre lunaire, la privant de toute clarté. L'atmosphère du jardin changea brusquement. Au calme et l'apaisement succedèrent l'angoisse et l'inquiètude. Elizabeth se leva, désireuse de regagner le château. Au loin, elle aperçu des points de lumière, autant de torches agitées dans la nuit. C'est avec soulagement que la jeune femme s'approcha d'elles.

" La voilà ! Regardez, elle est là !"

Les cris des domestiques fusèrent et les points lumineux convergèrent vers elle. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque les hommes la saisirent par le bras pour l'éloigner du château.

"Mais enfin ! Que faîtes-vous ? Je suis Lady Darcy !"

Ses protestations déclanchèrent l'hilarité des domestiques.

"A-t-on jamais vu une lady manger avec ses servantes !"

"Aller dehors ! Tu n'es pas lady Darcy !"

Trainée sans ménagement, Elizabeth roula dans la poussière, les grilles de Pemberley se refermèrent sur elle dans un grincement sinistre.

Lorsqu'Elizabeth s'éveilla, elle était allongée sur son lit toute habillée. Le jour commençait à poindre à l'horizon. Elle se redressa en se frottant les yeux. Son cauchemar lui avait laissé un goût amer. Elle sonna. Comme à son habitude, quelques minutes après Jenny arriva seaux d'eau à la main.

" Ca ira Jenny, je vous remercie."

Elizabeth versa l'eau chaude dans sa cuvette de toilette en porcelaine. La vapeur obscurcit en un instant le miroir. Cela ne dérangeait guère Elizabeth, bien au contraire. Les yeux cernés et le teint blafard qu'elle avait aperçu la faisait grimacer. Armée d'un gant, elle entreprit une toilette énergique. Le chant des oiseaux et la douce chaleur du jour lui firent oublier le malaise laissé par son mauvais rêve. Ravigorée, elle choisit une tenue sobre et élégante, noua ses cheveux en un chignon bas. Lorsque la pendule sonna sept heures, elle franchit le pas de porte de la chambre.

Mrs Reynolds attendait Elizabeth au pied de l'escalier. Les deux femmes se saluèrent.

" Souhaitez-vous prendre le petit déjeuner sur la terrasse ? C'est très agréable en cette saison."

Lady Darcy hocha brièvement la tête en guise d'acceptation. Elle traversa le hall jusqu'à la porte fenêtre qui donnait sur la terrasse arrière de Pemberley. Mrs Reynolds ne tarda pas à revenir les mains chargées. Elle déposa devant Elizabeth un copieux petit déjeuner. L'odeur du thé brûlant éveilla l'appétit de la jeune femme qui avala de bonne grâce tout ce qui se trouvait à portée de bouche. Lorsque son estomac fut apaisé, elle se resservit une tasse de thé et admira le jardin qui s'éveillait. Cette vision acheva de disperser les songes de la nuit passée.

Les pas de Mrs Reynolds la ramenèrent au temps présent.

"Accepteriez-vous de vous joindre à moi ?"

L'intendante esquissa une révérence et s'assit face à sa jeune maîtresse.

"Avez-vous reçu des nouvelles de M Darcy ce matin ?"

La réponse négative de Mrs Reynolds la peina. Cette dernière remarqua sans mal le voile de tristesse qui était passé furtivement dans les yeux de la jeune femme. Elle se réjouit intérieurement de l'affection de Mrs Darcy pour son maître.

" Ce comportement est habituel. Durant l'été, M Darcy reste parfois plusieurs jours sans rentrer à Pemberley."

Elizabeth se sentit reconnaissante à l'égard de Mrs Reynolds dont l'intention était fort louable.

" Hier vous m'avez montré les trésors du château. Aujourd'hui je souhaite rencontrer les domestiques et visiter les communs."

Mrs Reynolds se leva et Elizabeth lui emboîta le pas.

Huit heures avaient à peine sonnés et pourtant toute la maisonnée était en ébulition. Forte de son expérience de la veille, Elizabeth avait pris soin de prévenir Georgiana de l'emploi du temps de la journée et s'était munie d'un petit carnet. La visite débuta par les cuisines, lieu déjà connu de la jeune femme.

Mrs Reynolds la précéda et annonça d'un ton officiel l'arrivée de Mrs Darcy. Aussitôt les cuisinières et les aides délaissèrent leurs activités pour s'aligner au milieu de la salle. L'intendante présenta chacune des personnes présentes et leurs charges. Elizabeth écoutait attentivement et se montrait courtoise envers eux. Profitant de sa présence en ces lieux, la maîtresse de maison recommanda d'apporter un soin particulier au repas de ce soir, la présence du maître de maison étant espérée. La cuisinière hocha la tête et assura que tout serait fait selon les désirs de lady Darcy. Satisfaite, Elizabeth se laissa guider vers le lavoir où une joyeuse ambiance régnait.

La dureté du labeur n'entachait pas la bonne humeur de ces femmes. Bras nus, maniant le battoir comme personne, les lavandières étaient de fortes femmes. L'arrivée d'Elizabeth passa inaperçue. Les conversations allaient bon train, potins et ragots en tout genre dont se délectent les femmes du peuple. Mrs Reynolds allait intervenir fermement mais Elizabeth posa délicatement sa main sur son bras.

" Ne les dérangeons pas dans leur travail, nommez-les moi simplement."

Le soleil était maintenant presque à son zénith, lorsque les deux femmes atteignirent l'ombre rafraichissante des écuries. Elizabeth préférant la marche aux promenades à cheval, elle ne s'y entendait guère en matière d'équidés. Mrs Reynolds abandonna sa maîtresse pour la confier aux soins du maître d'écurie, ses tâches d'intendante ne pouvant être négligées plus d'une demie-journée. Elizabeth la remercia chaleureusement.

"Lady Darcy."

Elle sursauta.

" Je suis Matthew Forks, le maître d'écurie."

Sans lui laisser le temps de répondre, il entra d'un pas vif dans le couloir qui desservait les stalles des chevaux. C'était un homme grand et mince. Son visage, sans âge, était marqué. Il semblait respecté par les palfreniers, car à son passage tous ôtaient leur chapeau, sans un regard pour elle. Ils passaient rapidement devant les animaux, sans s'arrêter. Elizabeth trouvait que c'était là une façon de faire bien peu courtoise. Elle s'apprêtait à lui en faire la remarque lorsque Forks s'arrêta devant une stalle. Une jument baie les regarda d'un air anxieux. D'un geste de la main, le maître des écuries invita Elizabeth à s'approcher de la porte. Cette fois-ci, la jument poussa un hennissement de colère et gratta le sol de son sabot. Forks poussa un ricanement.

" Tu ne pourras pas le protéger éternellement Beauté !"

Se hissant sur la pointe des pieds, la jeune femme découvrit caché derrière le flanc de la jument, un beau poulain noir. Il observait d'un air inquiet la tête brune qui dépassait de la porte.

" C'est le fils de Conquérant, l'étalon préféré de M. Darcy."

Elizabeth ne savait quoi répondre.

" Puis-je voir Conquérant ?"

Forks éclata d'un rire gras.

" M. Darcy ne s'en sépare jamais."

Elizabeth regarda à nouveau le poulain et sa mère. Lorsqu'elle se retourna, elle aperçut le regard de Forks. Il semblait la jauger comme un maquignon sur une foire aux bestiaux.

" Quelque chose ne va pas M. Forks ?"

Elle se planta face à lui et le regarda droit dans les yeux, bien décidée à ne pas laisser ce personnage dont les manières lui déplaisaient fortement, avoir le dernier mot. Le maître d'écurie grommela ce qui lui sembla des excuses et reprit sa déambulation parmis les chevaux. Elizabeth soupira et entreprit de le suivre. Au dessus de chaque stalle était inscrit le nom des animaux, ainsi que leur ascendance et leur descendance. Le nombre et la beauté des chevaux impressionna la jeune femme.

"M. Darcy a une grande passion pour les chevaux. Certains courent dans les plus grandes courses hippiques du pays. Nombreux sont les propriétaires désireux de faire saillir leurs juments par les étalons de Pemberley."

Cette réflexion mit Elizabeth mal à l'aise, lui rappelant la façon dont il l'avait regardée sous toutes les coutures.

Il s'arrêta soudain devant une stalle. Elizabeth y lut le nom de Désirée.

"C'est votre jument."

La jeune femme s'avança. Au fond, une jument alezane machonnait tranquillement son foin. L'apparition de l'intruse lui fit lever le museau. Les oreilles aux aguets, les yeux sombres de l'animal scrutaient la jeune femme.

"Souhaitez-vous que la fasse seller ?"

La proposition du maître d'écurie rompit la connexion qui s'était établie entre la bête et sa nouvelle maîtresse. Elizabeth se retint de rire. Piètre cavalière, elle n'allait pas se ridiculiser devant cet homme.

"Une autre fois peut être, Miss Georgiana m'attend pour déjeuner."

Quel besoin avait-elle de se justifier ? Elle était Lady Darcy. Pourtant le sourire narquois et l'air amusé de Forks semblait en dire long. Agacée, Elizabeth choisit de prendre congé et se dirigea vers la sortie.

"Toutes les ladies doivent savoir monter à cheval."

La jeune femme s'arrêta net, la porte des écuries n'étaient qu'à quelques pas. Elle se retourna.

"Qui vous dit que je ne sais pas monter ?"

Le sourire de Forks s'élargit davantage.

"Je vous observe depuis tout à l'heure."

"Et sans la moindre discrétion."

Forks accusa le coup. Il ne s'attendait pas à une telle répartie.

"Les bois de Pemberley regorgent de gibier. A l'époque de feu M. Darcy, de nombreuses chasses à courre étaient organisées, suivies de banquets gargantuesques."

A l'évocation de ce souvenir, son regard se perdit au loin.

"Feu Lady Anne Darcy accompagnait souvent son époux. C'était une bonne cavalière."

Être comparée à la mère de Fitzwilliam. Voilà bien une chose que redoutait par dessus tout Elizabeth.

Revenu à la réalité, Forks fixait à présent la jeune femme de son regard sombre.

"Je vous attends demain à 11 heures."

Sans laisser le temps à Elizabeth de répondre, il tourna les talons et disparu.

La jeune femme garda pour elle cette rencontre. Elle se contenta de questionner Mrs Reynolds au sujet du maître des écuries. Elle apprit qu'il était au service des Darcy depuis sa tendre enfance, son père étant palfrenier aux écuries. Elizabeth renonça à poser trop de questions, de peur d'éveiller des soupçons chez l'intendante. Georgiana préférant son piano, elle n'apporta pas davantage d'informations à sa soeur.

Après un rapide déjeuner en tête à tête, les deux jeunes femmes se séparèrent pour vaquer à leurs occupations.

L'après midi était trop chaude pour envisager une promenade dans les jardins. Aussi Elizabeth décida de se consacrer à sa correspondance, négligée ces derniers jours.

Ma chère Jane,

Cela ne fait que quelques jours que vous êtes repartie à Morney et votre présence me manque déjà cruellement. Je mesure la chance de vous voir résider à quelques miles de Pemberley.

Mes relations avec Georgiana évoluent très favorablement Je retrouve chez elle les qualités que j'appréciais déjà chez vous. Sa douceur et sa grande timidité ne la rendent que plus attachante.

Mrs Reynolds m'initie à la gestion du château. Je regrette que notre mère ne nous ait pas mieux préparées au rôle de maîtresse de maison. Je ne la blâme pas, elle ne s'était certainement pas attendue à ce que ses filles aînées fassent de si beaux mariages !

Voulez-vous venir ce vendredi ? J'attends votre réponse avec impatience.

Votre soeur

Lizzie D.

Elizabeth reposa la plume qu'elle tenait entre ses doigts. Laissant l'encre sécher, son regard s'attacha à la fenêtre qui déversait des flots de lumière dans le cabinet de travail de son mari.