Disclaimer : Cette fiction est la traduction de Amnesia: Clarice, par Cheddarbiscuit. J'ai essayé de rester aussi fidèle que possible à l'original ; les seuls changements délibérés de ma part, pour le moment, concernent l'orthographe des noms (désolée, Cheddar, mais c'est Aloïs Racine, Basile Giroux, Malo de Vigny et Victor Fournier. Qui plus est, je sais que le nom de notre chère protagoniste était Clarice dans le jeu même, mais Clarisse est l'orthographe française classique.
A mon grand regret, je ne suis pas la créatrice d'Amnesia (cela dit, ce serait sans doute assez inquiétant si j'avais été capable d'imaginer une histoire aussi sordide). Les personnages et l'univers appartiennent à Frictional Games.
Avant-propos de Cheddarbiscuit :
Ce qui se passe avant les évènements de Amnesia : Justine : le frère de Justine naît et sa mère meurt en couches, Justine est soumise à des tests psychologiques par son père et finit par l'assassiner ; elle plonge petit à petit dans une folie irrécupérable, et entraîne avec elle ses trois prétendants, ainsi qu'un prêtre, un psychiatre et un policier qui servent de figurants dans ses aventures souterraines.
Tout ça tourne autour de Justine. Justine. Justine. Et de ses trois prétendants. Amnesia n'est pas un très grand fandom, je le reconnais, mais on peut accorder une pensée à celle qui est restée dans l'ombre et a tout vu, mais qui n'a droit qu'à une brève mention et dix secondes de dialogue à tout casser. Je veux bien sûr parler de Clarisse.
Clarisse, qui a voulu être l'amie de Justine, mais qui a été punie pour cela. Clarisse, qui a sans doute vu ce qui se passait mais qui est quand même restée avec sa maîtresse. J'adore les personnages d'arrière-plan, et je suis une grande fan de filles capables et débrouillardes. Clarisse, si elle a vu ce qui se passait, doit avoir des couilles d'acier sous ses jupons.
Ou peut-être pas. On ne sait jamais.
La ville de Calais domine le Détroit de Douvres. Elle se trouve au bord de la Manche, sur une charmante île artificielle. Elle n'est pas tout à fait en France, certes, étant entourée par l'eau, mais on peut parier jusqu'au dernier franc qu'elle repose sur de la terre et du sable français. Par temps clair, quand les mouettes volent en riant et les enfants jouent au bord de la mer aux vagues grises, on peut voir les falaises blanches de Douvres au loin.
Clarisse, elle, ne pensait guère au Pas de Calais alors qu'elle tordait le cou de l'oie réservée au dîner. Ses oreilles lui parurent étrangement vide quand les cris désespérés de l'animal s'arrêtèrent. Elle le posa avec hâte, détacha le couteau de boucher du mur et lui coupa la tête, puis le mit à saigner au-dessus d'un seau. Des taches rouge sombre s'ajoutèrent à celles qui couvraient déjà son tablier. Elles ne dépareillaient guère un tablier de cuisine était fait pour être sali.
Elle prit l'oie par les pieds et la plongea dans l'eau bouillante. Il lui suffit de peu pour faire tomber les plumes, et quand elle se fut assurée qu'elle les avait toutes enlevées, elle s'en débarrassa, maudissant celles que l'humidité collait à ses mains. Elle se les sécha sur une partie un peu plus propre de son tablier et continua son travail. Elle commença à ouvrir l'oiseau en partant de la queue, exposant les entrailles, qu'elle retira et mit dans une autre marmite d'eau bouillante pour en faire un bouillon. Elle rinça enfin à nouveau la carcasse.
Elle se détourna ensuite quelques temps de l'oie, pour s'occuper d'un sac de pommes, de deux citrons et de trois gousses d'ail. Elle coupa l'ail en petites tranches, coupa les citrons en deux et les pressa, puis éplucha soigneusement les pommes et les coupa en cales.
Après s'être assurée que l'oie était complètement saignée, Clarisse reprit le couteau et perça sa peau en plusieurs endroits, glissant un petit morceau d'ail dans chaque fente pour l'assaisonnement. Elle saupoudra ensuite copieusement l'intérieur et l'extérieur de sel et de poivre, puis mit l'oie dans un large plat et l'amena jusqu'au grand fourneau de fonte. Elle ouvrit la lourde porte et fut accueillie par un souffle d'air chaud qui renvoya en arrière quelques mèches blondes égarées et assécha ses yeux clairs. Elle mit le plat à sa place et referma vivement la porte.
Le pain était à présent presque complètement levé. Ce serait très juste, mais Clarisse était certaine qu'elle arriverait à faire en sorte que tout soit prêt au moment où les invités de Mademoiselle Justine arriveraient.
Elle marqua un temps d'arrêt. Encore des invités. Elle commença à trembler. Étouffant un gémissement, elle se frotta les yeux et se mordit la lèvre. Elle se souvenait des autres invités, les invités qu'elle avait vu être quasiment tués. Enlevés. Torturés. Elle avait enfoncé la tête dans son oreiller la nuit, faisant mine de ne pas entendre les hurlements qui venaient du sous-sol. Mademoiselle était redescendue dans la crypte.
La jeune bonne s'y était déjà rendue une fois, à peine quelques semaines plus tôt. Il y avait six tombes ouvertes, en plus de celle de Monsieur Florbelle, qui était également ouverte et vide. Le fossoyeur s'était arrêté avant de compléter son ouvrage. Mais il y avait aussi une porte verrouillée que Clarisse avait passée quand Mademoiselle Justine avait commencé à disparaître au sous-sol pendant des heures, voire des jours. Elle revenait toujours couverte de crasse, mais après les disparitions, Clarisse avait vu que du sang se mélangeait à la poussière.
Et une fois, les hurlements avaient disparu après sa descente. Peu de temps après, ces six hommes s'étaient retrouvés précipités dans l'enfer. Cela signifiait-il que ces invités seraient aussi ajoutés aux expériences de Mademoiselle Justine ?
Elle dut s'asseoir, après avoir couvert les pommes pour leur éviter de brunir. Elle ne voulait pas cela, car elle serait alors forcée d'accepter que tous ou la plupart des autres étaient morts, et elle ne pourrait jamais vivre avec ceci. En partie parce qu'elle les avait menés à leur mort. Ou elle les y avait attirés. Quelque chose dans ce registre ; elle n'avait rien fait pour empêcher ce qu'elle avait vu, et elle était aussi coupable que la vraie coupable.
A présent, cela se reproduisait. Cela avait été un cauchemar pour Clarisse, et le cauchemar continuait. Il était presque terminé, mais combien de temps encore avant que des corps commencent à s'empiler dans la crypte ? Un autre père allait alerter la police. Une autre mère appellerait un prêtre et un médecin. Un autre fils serait englouti.
Les domestiques étaient partis parce qu'ils avaient tous trop peur pour rester. Clarisse était restée, certaine que seuls ses talents de bonne et de cuisinière seraient requis. Elle avait vu les signes avant-coureurs. Elle savait que Justine avait tué son propre père, et qu'elle avait jusque-là échappé à toute punition, mais cela ne signifiait pas qu'il n'y avait rien de bon en elle. Non. Quelque part, enfoui tout au fond d'elle, il y avait un bon côté que personne ne redécouvrirait sans doute jamais.
Parce que si les cris continuaient, cela signifiait que Justine les avait laissés vivre dans ce cauchemar, et c'était aussi terrible que de les laisser partir.
Elle réalisa qu'elle s'était suffisamment lavé les mains, et revint vers son plan de travail. Bien sûr. Il lui restait à faire les hors-d'œuvre et les desserts. Mais elle ne prêta guère d'attention à sa tâche, elle connaissait la recette par cœur. C'était...
C'étaient ses préférés. Elle posa le couteau, les épaules parcourues d'un frisson. Un air de violon résonna dans sa tête. C'était une ritournelle agréable, très joyeuse, et elle dut se rasseoir. Elle était pathétique. Épouvantable. Elle se leva de nouveau et commença à préparer la garniture de la tarte au citron. Il aimait aussi celles-là. En vérité, il aimait tout ce qu'elle lui avait proposé. Il n'était pas très difficile.
Elle mit le bol de côté et commença à couper les légumes pour le bouillon. Des carottes, de l'aubergine, du chou rouge, auxquels elle ajouta de l'échalote et du poivre pour relever le goût. Quand elle passa aux oignons, elle put au moins prétendre que c'était ce qui la faisait pleurer. Elle s'essuya les yeux d'un revers du bras et se lava de nouveau les mains. Le gros du travail était à présent terminé. Elle pouvait changer de tablier, peut-être dépoussiérer un peu la salle à manger. Devrait-elle changer le linge de table ? Non, elle n'en avait sans doute pas besoin. Au pire, elle pouvait toujours disposer çà et là des sachets de lavande.
Elle ressortit dans le jardin, où elle cueillit quelques cassis pour le thé et des fleurs de lavande fraîche. Elle revint dans la cuisine et entreprit de hacher les petites fleurs pâles pour les répartir dans des sachets de tissu. Elle revint ensuite vers le four, arrosa l'oie pour lui éviter de se dessécher et enleva la graisse qui avait fondu. Après s'être assurée que tout était en ordre et que la porte d'entrée était verrouillée, elle alla à l'étage pour changer les sachets de fleurs séchées et les remplacer par ceux qu'elle venait de confectionner. Pour faire bonne mesure, elle changea les draps de Mademoiselle Justine. Ils portaient des traces de lithium, qu'elle choisit d'ignorer.
Elle s'arrêta dans la chambre où avait dormi Malo, rien que pour un moment. Quelques feuilles de papier à musique étaient éparpillées sur la table qu'elle n'avait osé nettoyer. Elle savait ce que c'était : un solo inachevé, portant le nom presque insultant de "Justine". Il l'avait commencé avant le fiasco au conservatoire, peut-être moins d'un jour avant. Malo avait joué ce qu'il avait écrit, et Justine lui avait fait boire du vin, encore et encore. Il y avait de l'absinthe dans le dernier verre.
Clarisse avait laissé la partition à sa place, mais, poussée par le remords et l'envie, elle s'en empara finalement et la coinça entre les vieux draps de Justine. Elle changea les sachets de fleurs et redescendit, les yeux pleins de larmes. Elle jeta les fleurs séchées avec le compost et mit les sachets vides dans la corbeille à linge, en même temps que quelques serviettes qu'elle laverait plus tard.
Elle commença aussi à y mettre les draps, mais s'arrêta en voyant la partition de Malo en tomber. Elle secoua vigoureusement le tissu pour s'assurer qu'aucune feuille n'était coincée dans ses replis. Il y avait trois pages en tout. Clarisse mit les draps de côté et prit les papiers, revenant une fois de plus vers le four. Un tuyau laissait s'échapper l'air chaud, en même temps que quelques flammes et une odeur de viande en train de cuire. Elle songea à laisser les flammes consumer les feuilles, peut-être pour lui permettre d'oublier, mais sitôt que des étincelles eurent touché le vélin, elle étouffa le feu contre son tablier, et les posa sur la table couverte de farine.
Elle ne pouvait pas se séparer de quoi que ce soit de Malo. Tout comme elle avait gardé leurs vêtements pliés dans le placard, où il faisait sombre et sec, où les éléments ne pouvaient rien leur faire, juste au dessus du calva...
Le calvados ! Elle se précipita vers le placard en question et en sortit l'alcool de pomme. Elle n'avait pas de temps pour le deuil. Il fallait qu'elle prépare la sauce à la pomme pour l'oie ! Comment pouvait-elle se permettre de laisser ainsi filer le temps ?
Elle avait déjà coupé les pommes et pressé les citrons. Elle sortit un couteau et gratta leur pulpe jusqu'à ce qu'il ne reste plus que le zeste, qu'elle mit dans une jarre d'huile d'olive. Elle la referma d'un gros bouchon de liège et la mit au soleil. Il lui faudrait ensuite les sucrer et les enrober de cannelle. Elle sortit les épices en question du placard, évitant de regarder les vêtements cachés. Elle n'avait pas le temps de s'en occuper.
Elle arrosa de nouveau l'oie, transvasa toute la graisse dans une jatte, et mit les pommes et le jus de citron dans un bol. Elle disposa ensuite soigneusement les pommes dans la jatte, ajoutant quelques morceaux de zeste de citron, puis le sucre, la cannelle et le calvados, avant de mettre le tout au four, juste au-dessus de l'oie. Le pain était prêt à cuire elle le mit dans autre four. Enfin, elle ajouta quelques herbes au bouillon.
Le reste de la cuisine pouvait attendre. Elle devait mettre la table.
Il ne seraient que cinq, avait assuré Justine. Clarisse mit donc cinq couverts, avec une argenterie et des verres de la plus haute qualité et des assiettes en porcelaine celles-là même que Justine avait achetées pour impressionner Aloïs. Elles avaient bien rempli leur mission, et elles continueraient de le faire. Clarisse enleva quelques grains de poussière de celle du dessus et sentit la culpabilité la mordre de nouveau au creux du ventre. Même en dressant la table, elle ne pouvait pas s'empêcher de se tourmenter ?
Justine lui avait dit de servir leur meilleur vin. Pour le prendre, elle devrait aller dans la cave.
C'est alors qu'elle entendit des bruits venant d'en bas.
On aurait dit des croisements entre des rugissements et des râles de douleur, mais faibles, toujours très faibles. La jeune bonne prit sur elle de passer devant la porte menant à la crypte et se mit à trembler. Qu'est-ce qui faisait ce bruit ? Pourquoi Justine n'avait-elle de cesse de se mettre ainsi en danger ? Et si les monstres à l'intérieur s'échappaient ? Y arriveraient-ils un jour ?
Elle se précipita jusqu'à la cave à vins. Elle se moquait de choisir le meilleur, ils étaient tous bons. Elle prit deux bouteilles de chablis et remonta avec hâte. Elle entendit de nouveau les rugissements, et le cliquetis de chaînes et d'engrenages dans les murs. Sitôt après avoir mis les bouteilles sur la table, elle revint dans la cuisine, toute tremblante.
– De la salade, dit-elle à voix haute. Il faut de la salade pour un dîner digne de ce nom.
Elle commença par laver et couper la laitue, puis hacha quelques radis, ajouta du céleri et des tomates. Elle la servirait juste après l'oie, avec la vinaigrette dont elle seule connaissait le secret. C'était la recette de sa grand-mère, et même si les femmes de la famille Laurent n'étaient pas des cuisinières célèbres, elles étaient quand même meilleures que la moyenne.
Regardez-moi, pensa-t-elle en rajustant quelques mèches de cheveux.
– Je fais ça toute seule ! ajouta-t-elle tout haut, mais personne n'était là pour l'entendre.
Elle prépara ensuite quelques carottes, qu'elle coupa en allumettes, et fit de même pour les concombres. Elle sourit à la pensée qu'il y aurait des restes pour elle. Les aristocrates avaient un appétit d'oiseau. Mais de toute manière, les légumes n'auraient guère tenu plus longtemps. Mieux valait les préparer tous d'un coup que d'en laisser pourrir.
Une fois la salade prête, Clarisse alla préparer le bain de Mademoiselle Justine. Elle remplit une bassine d'eau au puits et la fit chauffer sur le poêle. Mademoiselle en aurait besoin.
Elle remplit un plus grand seau et l'amena jusqu'à la salle de bains, déversant son contenu dans une grande baignoire. Elle ajouta quelques gouttes d'huile de lavande et prépara une robe et des sous-vêtements propres.
Le pain était prêt quand elle redescendit dans la cuisine. Elle le sortit du four pour le laisser refroidir. Presque en même temps, elle entendit un fracas d'engrenages au sous-sol. Elle courut jusqu'à la porte de la crypte et écouta, le souffle court. Ce n'était que ça. Rien que les engrenages. Puis le bruit s'arrêta. Elle attendit, médusée, s'attendant à entendre des cris de désespoir, mais rien ne vint. Elle n'entendit qu'un faible murmure. Cela ressemblait à la voix d'un homme.
Le silence revint pendant au moins une minute. Cinq, peut-être. Clarisse n'était pas loin de la cuisine, et comme elle ne sentait aucune odeur de brûlé, elle attendit encore. Elle finit par entendre une autre voix, plus claire celle de Mademoiselle Justine qui disait :
– ... ne veux pas que les invités viennent ici.
Clarisse fit demi-tour. Elle s'adossa au mur, puis, sous le coup d'une impulsion soudaine, ouvrit la porte de la crypte.
– Mademoiselle Justine, êtes-vous en bas ? lança-t-elle. Est-ce que tout va bien ?
– Bien sûr, Clarisse, je me sens merveilleusement bien, répondit Justine de sa voix d'alto. Est-ce que tout est prêt pour ce soir ?
– Oui, l'oie sera prête d'une minute à l'autre, et les invités devraient arriver dans l'heure, assura Clarisse. Hm, est-ce que ce sont des voix que j'ai entendues en bas ?
Justine était très sale. Ses cheveux étaient en bataille, son visage était couvert d'une couche de crasse en partie effacée par ses larmes. Clarisse se répéta qu'elle ne devait pas fixer ce rappel que Mademoiselle aussi avait des émotions. Celle-ci dit d'un ton léger :
– J'espère bien que non.
– Oups ! s'exclama Clarisse avec un rire nerveux. Je dois devenir folle.
– Peut-être bien, ma petite Clarisse, répondit Justine, ses lèvres étirées en un sourire sournois.
Il y eut un moment de silence alors que l'aristocrate dépassait sa bonne. Clarisse ferma la porte derrière elle, et aurait juré entendre un faible cri de désespoir. Elle frissonna et annonça :
– V... votre bain est presque prêt. L'eau chauffe dans la cuisine.
– Parfait.
– J'ai sorti cette robe rouge, celle dont... tout le monde dit qu'elle vous va à ravir.
Elle avait failli dire "Basile", mais de fait, tout le monde s'accordait à dire que Justine était magnifique en rouge sombre. Mademoiselle était une femme magnifique, avec des sourcils sombres et nettement dessinés et des yeux plus sombres encore. Ses mains blanches n'avaient jamais été abimées par le travail manuel. Clarisse baissa les yeux sur ses propres mains. Elles étaient rouges et calleuses, et ses doigts étaient courts ; ils lui apparaissaient potelés comparés aux longs doigts délicats de Justine. Son visage était rouge, lui aussi, et sa voix était mieux faite pour les jours de marché.
– Ah, très bien. Clarisse, je veux que tu mettes un de mes pendentifs ce soir, pour te donner un peu d'éclat.
– Non, Mademoiselle, je ne peux pas. Je risquerais de l'abimer.
– Voyons, tu vas juste servir le dîner ! rétorqua Justine en allant vers la salle de bain.
Clarisse nota qu'elle devait empêcher les invités d'aller dans ce couloir. Mademoiselle salissait le tapis, une fois de plus.
Dès qu'elle fut partie, Clarisse alla chercher l'eau chaude et jeta un œil sur l'oie. Encore un petit moment. Elle se dépêcha jusqu'à la salle de bains de Justine, et versa prudemment l'eau dans la baignoire. Quand elle fut certaine que la température était idéale, elle appela Justine et l'aida à se défaire de son corset.
Pour la suite, elle laissa Justine se débrouiller seule (ce à quoi Mademoiselle était habituée). Elle emporta les sous-vêtements sales, non pour les laver, mais pour les brûler ; ils étaient irrécupérables. Puis elle revint au puits, pour remplir de nouveau la bassine ; le métal toujours chaud suffit à tiédir l'eau. Clarisse enleva son tablier et sa robe, se mouilla le visage et les mains, et frotta sa peau avec un savon fort. Elle enfila une nouvelle robe, remit son vieux tablier (elle en changerait plus tard), peigna sommairement ses cheveux et refit son chignon. Enfin, elle remit son bonnet et revint à la cuisine.
Elle sortit l'oie du four et disposa les morceaux de pomme autour d'elle, puis elle coupa le pain et répartit les tranches dans deux corbeilles, qu'elle mit au milieu de la table autour d'une motte de beurre frais de ce matin. Il manquait encore cependant une petite touche à la table ; Clarisse alla cueillir quelques fleurs dans le jardin et les mit dans un vase avec de l'eau fraîche. Enfin, en prévision de la fin du repas, elle mit une théière à chauffer.
Justine l'appela alors qu'elle quittait la cuisine. L'aristocrate était sortie de la baignoire et avait mis sa chemise et sa culotte. Clarisse vint l'aider à mettre son corset et sa robe. Elle serra les lacets autant que possible ; elle ne rencontra que peu de résistance, Justine n'ayant pas mangé depuis la soirée de la veille. Une fois sa maîtresse apprêtée, Clarisse la laissa attendre ses malheureux invités dans le salon.
Elle venait de changer de tablier quand les invités en question arrivèrent. Elle leur fit rejoindre Justine dans le salon, et promit de leur apporter rapidement les hors-d'œuvre et le thé. L'eau était bouillante quand elle revint à la cuisine ; elle la laissa refroidir et mit le thé à infuser pendant plusieurs minutes, pendant que les amuses-gueule étaient gardés au chaud par le four. Une fois le thé prêt, elle l'amena ainsi que les hors-d'œuvre aux invités et à Justine, qui parurent tous heureux de la voir arriver. Clarisse laissa Justine se charger du service du thé ; elle-même avait encore de la cuisine à faire. Il fallait qu'elle mette la tarte au four maintenant que l'oie avait libéré la place, ce qu'elle fit rapidement pour que la tarte ait refroidi à temps pour la camomille d'après le repas.
Elle songea à nettoyer le tapis, mais elle savait qu'elle n'en aurait pas le temps et elle n'avait pas d'autre tablier blanc pour remplacer celui qu'elle salirait inévitablement. Elle s'en chargerait une fois que les invités seraient partis.
Quinze minutes plus tard, elle servait l'oie rôtie. Elle n'entendit aucun commentaire à son sujet dans les discussions des hôtes, mais y elle était habituée, et de toute manière, ce n'était sans doute pas la meilleure de leurs oies. Elle attendit dans l'aile le moment où on l'appellerait, grignotant un croûton de pain et un morceau de fromage venant des hors-d'œuvre. Elle termina cette collation avec une pomme du jardin et un fond de thé froid. Elle sortit ensuite la tarte du four, la saupoudra de cannelle, la coupa en huit parts et lava la théière pour la camomille.
Elle servit ensuite la salade, et repartit immédiatement dans la cuisine pour infuser la tisane. Justine l'appellerait au moment où elle voudrait voir le dessert servi, comme elle l'avait fait pour la salade. Elle ramena aussi le plateau des hors-d'œuvre dans la cuisine, et en mangea quelques-uns avant de se poser pour de bon. Elle n'avait rien à faire. Rien. Ses yeux revinrent vers la partition de Malo. Elle la prit et la contempla, tout en se disant qu'elle était idiote de la garder ainsi. Malo ne l'avait pas écrite en son honneur. Personne n'irait louer ses vertus.
D'ailleurs, quelles vertus avait-elle qu'un autre puisse louer ?
Serrant le vélin contre sa poitrine, Clarisse traversa le tapis souillé et se dirigea vers l'entrée de la crypte. En ouvrant la porte, elle libéra un souffle d'air froid et nauséabond. Elle grimaça, et appela dans le vide :
– Monsieur de Vigny ?
Seul un faible râle lui répondit. Elle se couvrit la bouche, les yeux pleins de larmes.
Elle entendit un autre bruit étouffé. Un homme criait. Et un autre. Elle referma rapidement la porte et attendit en silence, écoutant les battements de son propre cœur.
Et elle aurait juré qu'elle avait pu entendre un vieil homme dire "Nous sommes trois, vous êtes trois. Ayez pitié de nous."
Elle sursauta en entendant une cloche sonner. C'était Justine ; ses invités devaient attendre le dessert. Clarisse revint le chercher à la cuisine, enlevant la salade et les grandes assiettes pour mettre à la place la tarte et les assiettes à dessert.
Son travail était à présent presque terminé. Elle avait à faire la vaisselle, mais cela pouvait attendre. Elle pouvait encore être appelée pour servir plus de thé. Elle resta dans la cuisine, se demanda si elle verrait jamais quelqu'un d'autre que Justine sortir vivant du sous-sol, et essaya de ne pas pleurer.
Clarisse savait. Elle savait que Justine avait tué son père. Elle savait que Justine était considérée étrange et différente, mais elle ne s'en était jamais souciée, même quand tous les autres étaient partis, même les membres de sa famille, la laissant seule, toute seule pour servir Justine jour et nuit. Trois étages. Trois hectares. Une maîtresse. Trois repas, un bain, des draps propres toutes les trois semaines. Et la lessive. Et la couture, et le ménage, et toutes les commissions. Une maison qui avait autrefois dix domestiques était maintenant entretenue par une seule bonne. A présent que Justine recommençait à avoir des invités, la charge de travail était pire encore.
Il semblait qu'elle recommençait à fréquenter l'aristocratie, tout comme Messieurs Racine, de Vigny et Giroux n'étaient que des hommes du peuples, facilement séduits par la beauté et la richesse de cette femme. Clarisse se retrouva en train de prier pour que les gémissements en-dessous continuent, car sinon, cela signifierait qu'au moins six hommes étaient morts, et que six autres les suivraient, et qu'elle devrait rester en arrière et regarder.
Elle pouvait toujours agir, mais comment ? En appelant la police ? Il y avait déjà un inspecteur là-bas, et il n'avait pas eu le temps de faire beaucoup de bien. Pauvre homme. Pauvre Madame Marot qui devait l'attendre en vain.
Mais Clarisse ne pouvait se résoudre à faire quoi que ce soit. Le même sort l'attendrait toujours.
Peut-être que les autres n'avaient jamais démissionné. Peut-être qu'ils s'étaient aussi retrouvés en bas. En y pensant, ce qu'elle voulait éviter, Clarisse se disait qu'elle avait commencé à entendre des cris à travers le plancher peu de temps après le départ du jardinier et d'un palefrenier. Après cela, un jeune aliéniste, Victor Fournier, était venu consulter les recherches du père de Justine, pour étayer sa propre thèse. Justine l'avait chaleureusement accueilli...
... Et l'avait piégé dans les profondeurs.
Puis Justine avait condamné l'ancien laboratoire de son père, affirmant que c'était pour le mieux et disant à tous ceux qui venaient que son père l'avait fait, afin que plus personne ne puisse jamais voir ses notes.
Puis le Père David était venu.
Puis le Père David avait disparu.
Clarisse secoua la tête, se releva et commença à laver la vaisselle de porcelaine. Elle s'occuperait du reste une fois que les invités seraient partis. Il semblait que ceux-ci étaient revenus dans le salon, et que Justine avait commencé à leur déclamer ses poèmes. Clarisse était en train de frotter quand des applaudissements parvinrent à ses oreilles.
Après le Père David, Justine avait réalisé que personne ne pouvait rien contre elle, et les vrais ennuis avaient commencé. Pas pour Clarisse ; du fait de l'amitié qu'elles avaient partagé étant petites, Justine avait toujours choisi Clarisse pour l'accompagner dans ses petites "aventures". Chacune d'entre elles était le fruit de semaines de préparation, pour décider où elles iraient, ce qu'elles feraient, quel bienveillant monsieur les chaperonnerait, et Clarisse avait alors le droit de porter de jolies robes neuves. Elle avait environ vingt ans au moment de la première de ces aventures, Justine en avait seize. Elles étaient allées assister à un tournoi de badminton, et Justine avait alors pour la première fois jeté ses sorts à Aloïs Racine.
Celui-ci n'était pas le meilleur joueur du monde, loin de là ; il avait perdu trois parties, mais il s'était montré impatient de parler à Justine, même si finalement, ils n'avaient pas fait grand-chose. Justine avait simplement regardé le jeu.
La fois suivante, à peu près six mois plus tard, les deux jeunes filles étaient simplement allées se promener dans un parc, et avaient déjeuné dans un grand restaurant. C'était là qu'elles avaient rencontré un certain Malo de Vigny, qui jouait du violon comme s'il était né avec l'instrument entre les mains. Clarisse avait été impressionnée par son talent, et avait fait quelques commentaires tout aussi admiratifs sur sa beauté juvénile. Justine avait hoché la tête avec un air pensif, avant de le faire venir. Clarisse avait été trop intimidée pour dire quoi que ce soit.
Ainsi, Malo n'avait eu d'yeux que pour sa splendide comparse.
Après cela, les autres domestiques avaient commencé à dériver petit à petit, alourdissant la charge de travail de Clarisse. Pourtant, elle avait continué à accompagner Justine dans ses virées, qui duraient de plus en plus longtemps, jusqu'au jour où elles étaient allées jusqu'à Paris parce que Justine voulait voir les Catacombes. Clarisse n'avait pas eu l'énergie de l'y suivre elle était restée toute la journée à l'hôtel où elles logeait.
Et ce fut à Paris que Justine rencontra Basile Giroux. Elle n'avait pas attendu longtemps pour l'inviter à Calais, et Basile n'avait pas attendu longtemps pour accepter.
Toutes les pièces étaient alors en place. Au fil des années, Justine avait utilisé ses charmes féminins pour les entraîner tous les trois dans sa folie, et ils n'avaient jamais compris ce qui arrivait. Ils n'avaient jamais vu qu'elle-même était folle. Même après qu'elle les eut enfermés sous son manoir, Aloïs ne cessait de proclamer son amour pour elle. Clarisse avait été incapable de le supporter, elle venait leur apporter à manger chaque jour et elle souffrait de les voir ainsi dépérir. Mais seule Justine avait la clé du sous-sol, et Clarisse avait trop peur pour la voler, ne serait-ce que pendant une heure.
Elle avait une fois rêvé qu'elle avait essayé cela, et que Justine avait refermé la porte derrière elle, la piégeant avec eux.
La fin avait été horrible.
Clarisse se rassit, la porcelaine et l'argenterie ayant été lavées et rangées. Elle regarda une fois de plus la partition de Malo et se demanda ce qui arriverait si elle partait. Justine la pourchasserait-elle, ou trouverait-elle simplement quelqu'un d'autre ? Se tuerait-elle en laissant les hommes qu'elle avait enfermés sous terre la massacrer ? S'étiolerait-elle à la surface ?
Non. Elle trouverait une solution. Justine trouvait toujours une solution.
Clarisse entendit de nouveau la petite cloche dorée sonner, signalant qu'on avait besoin d'elle.
En arrivant dans le salon, elle trouva Justine seule, avec la théière aux trois quarts vide et une part de tarte au citron à moitié mangée sur la table basse.
– Oh... vos invités sont partis, Mademoiselle ? demanda prudemment Clarisse.
– Oui, ils sont partis, répondit simplement Justine. Emmène donc cette tarte dans la cuisine et viens t'occuper de moi, je crois que je vais... me coucher tôt.
Clarisse fit comme Mademoiselle lui avait demandé, décidant de mettre un peu de thé de côté pour en boire elle-même, peut-être avant de nettoyer le tapis. Elle rejoignit Justine dans sa chambre, et l'aida à se défaire de sa robe rouge, qu'elle plia soigneusement, puis de son corset et de ses bijoux, avant de l'aider à faire sa toilette.
– Que... faisiez-vous au sous-sol, Mademoiselle ? demanda-t-elle presque malgré elle.
En guise de réponse, Justine poussa un long soupir.
– Vous savez, vous n'avez jamais bonne mine quand vous revenez.
... Et le tapis non plus, ajouta-t-elle mentalement, se rappelant qu'elle devait le laver avant le lendemain matin.
– Je faisais simplement.. des expériences, dit calmement Justine. Je suis sûre que tu peux le concevoir, Clarisse, tout est... fascinant, ici-bas.
– Eh bien, peut-être que vous devriez arrêter de faire ces expériences sur vous-même, soupira simplement Clarisse en soufflant la bougie. Bonne nuit, Mademoiselle.
Elle ferma la porte et traversa le couloir sombre, avec une chandelle pour seule compagnie. Elle se frotta les yeux pour en chasser la fatigue et marcha jusqu'à la cuisine, où elle prit le savon noir. En regardant les vêtements cachés, elle songea à s'asseoir, rien que pour les contempler, mais elle se répéta pour chasser cette idée que les guerres ne se gagnaient pas toutes seules, surtout quand la saleté était l'ennemi.
Même diluée, la soude lui piquait les yeux. Clarisse frotta avec énergie les noires empreintes de pas, les sourcils froncés. Comment les pieds délicats de Mademoiselle pouvaient-ils laisser des traces si persistantes ? Certes, c'était la faute de Clarisse si elle les avait laissées là si longtemps, mais que pouvait-elle faire ? Servir le dîner avec des mains puant la soude ? Non, hors de question. C'était leur faute s'ils s'étaient enfuis comme des lâches.
Ou peut-être que fuir quelqu'un comme Mademoiselle Justine était la chose la plus courageuse à faire. Clarisse n'en savait rien, et elle ne se souciait pas vraiment de savoir. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'elle avait plusieurs mètres de tapis à nettoyer.
Les cris recommencèrent à résonner sous elle, et, dans un caprice, elle colla l'oreille contre le tapis. Ils s'arrêtèrent après peu de temps, mais petit à petit. Ils n'étaient pas morts, ils s'étaient simplement endormis. Peut-être avaient-ils abandonné. Ils dormaient de plus en plus longtemps. Elle se demanda pendant un moment qui elle avait entendu, puis réalisa que l'eau savonneuse pénétrait sa peau et salissait ses cheveux. Quand elle releva la tête, ses yeux la brûlaient atrocement.
Était-ce juste son imagination, ou entendait-elle aussi des pas au-dessus d'elle ? Justine dormait, alors qui marchait là-haut ?
Clarisse secoua la tête. Elle était fatiguée. Rien de plus.
Les pas semblèrent se déplacer vers la cuisine. Clarisse secoua de nouveau la tête et se leva. Peut-être pouvait-elle boire un peu de thé pour se revigorer.
Le thé lui brûla la gorge. Comme de l'alcool. Comme...
Elle essaya de le recracher, de faire au moins quelque chose. Mais elle ne réalisait qu'alors les ennuis dans lesquels elle était plongée. Soit elle devenait paranoïaque, soit le thé avait une couleur vert clair.
... Comme de l'absinthe.
