DISCLAIMER: Mathieu Sommet, Antoine Daniel et l'univers de Pacific Rim ne m'appartiennent pas.
Fighting the Hurricane
Partie 1
My only copilot
Les Français n'étaient pas vraiment légion au Shatterdome de Hong Kong. Après tout, la menace Kaiju préoccupait bien moins les Européens que les Américains ou les Australiens ; et il y avait bien peu de personnes prêtes à risquer leur vie alors qu'ils s'estimaient en relative sécurité.
Mais Antoine Daniel ne faisait pas partie de ces personnes. Jeune homme de vingt-et-un ans, il avait dès son enfance admiré les pilotes de Jaeger et l'infini courage dont ces derniers faisaient preuve face aux terrifiants monstres venus des océans. Bien vite, les murs de sa chambre s'étaient couverts de posters à l'effigie de ses héros, et ses étagères de figurines des monstres de métal et de leurs ennemis venus des profondeurs. Cela lui avait valu de nombreuses railleries une fois arrivé au lycée, car si tout le monde respectait et admirait ces protecteurs de l'humanité, personne ne les adorait autant que lui, surtout en Europe. Mais peu importait à l'ébouriffé, qui était résolu à rejoindre le programme Jaeger coûte que coûte.
Il s'était imposé un difficile entraînement physique, quotidien, et cela avait fini par payer. Ses parents s'étaient inquiétés dans un premier temps, ayant peur que leur fils unique ne se métamorphose en une machine de guerre, presque inhumaine, avec une seule idée en tête : tuer des Kaiju. Mais il n'en était rien ; Antoine avait conservé son humour, sa joie de vivre, et son intérêt pour la musique et les montages vidéo. Simplement, il s'était constitué un corps robuste et puissant, et avait acquis une détermination sans faille.
Ce fut toutefois difficilement que monsieur et madame Daniel laissèrent leur fils à l'aéroport de Roissy, peu après ses dix-huit ans, afin qu'il rejoigne l'Académie Jaeger de Boston, où une formation de trois ans lui y serait dispensée, l'entraînant de toutes les façons imaginables au combat contre l'ennemi. Et ce fut encore plus difficilement qu'ils apprirent son départ pour le Shatterdome de Hong Kong. Entre temps, la réputation des pilotes s'était dégradée, les combats devenant de plus en plus durs et coûteux en vies humaines. Mais Antoine continuait à croire en une possibilité de victoire, même s'il se moquait souvent de son propre optimisme. Cela l'avait poussé à rejoindre le dernier bastion Jaeger, décision prise le jour d'obtention de son diplôme. Nombre de ses camarades de promotion avaient abandonné en cours de route, ou rejoint un poste à l'arrière, prétendument pour étudier les Kaiju - et le jeune Français ne pouvait les en blâmer.
Aussi, lorsqu'Antoine entendit Boris Vian résonner dans un couloir du Shatterdome, son cœur s'accéléra et un sourire se forma sur ses lèvres. Peut être qu'un compatriote avait fait les mêmes choix que lui ? Il ne lui fallut pas plus de deux minutes pour trouver la chambre d'où venait la musique, et ce fut joyeusement qu'il toqua à la porte. Cette dernière s'ouvrit sur un jeune homme de petite taille, aux magnifiques yeux bleu-gris, qui portait une chemise gris foncé, des bretelles, un nœud papillon et un jean. L'inconnu avait l'air assez surpris, comme s'il n'avait pas l'habitude qu'on vienne le voir dans ses quartiers.
"Euh, hésita Antoine, j'ai entendu de la musique française, alors je me suis permis de venir voir si… Enfin…"
Le visage de son interlocuteur s'illumina.
"Ça fait plaisir de voir un autre francophone. J'ai toujours pensé être le seul dingue ici.
- En fait, je viens d'arriver, ma chambre est juste là je crois."
Antoine désigna la porte en face de celle de son camarade.
"Sympa ! Et vous êtes…
- Antoine Daniel, pilote, répondit l'interrogé en tendant la main.
- Mathieu Sommet, je travaille au labo, fit l'autre français en lui serrant la main.
- Hoooo, un scientifique ?
- Haha, on peut dire ça, dit Mathieu en rougissant un peu. Depuis seulement seize jours.
- Mmh. Et vous êtes beaucoup, au labo ?
- Non, malheureusement, on est juste deux. Au moins on a de la place pour travailler mais… Il y a beaucoup à faire, beaucoup trop."
Le dénommé Mathieu lui expliqua brièvement en quoi consistait son travail, avant de s'arrêter brusquement, ayant peur d'ennuyer son camarade.
"Enfin, je ne vais pas vous retenir plus longtemps, vous devez être fatigué par votre voyage. Mais si vous avez la moindre question ou besoin d'un guide, n'hésitez pas. C'est immense ici, on peut facilement se perdre.
- Je n'y manquerai pas, merci." sourit Antoine en se dirigeant vers sa propre chambre.
—-
"Alors qu'est ce qui t'as poussé à venir ici ?"
Les deux nouveaux amis s'étaient retrouvés lors du dîner. Après avoir pris leurs plateaux au self, Mathieu avait emmené Antoine à l'écart, dans un recoin de l'immense pièce centrale du dôme, celle où reposaient les Jaeger. Ainsi, ils pouvaient faire plus ample connaissance à l'écart du mess, regardant le ballet fascinant des techniciens s'affairant à la réparation et à l'entretien des géants d'acier.
"Bah, c'est un peu con en fait…, répondit Mathieu en avalant une bouchée de purée. J'ai toujours été intéressé par les Kaiju, tu vois, d'où ils viennent ? Pourquoi ils nous attaquent ? Je voulais en même temps les comprendre et lutter contre eux. Parce que désolé, mais ceux qui pensent qu'ils vont être tranquilles en restant chez eux juste car leur pays donne pas sur le Pacifique, c'est vraiment des cons.
- Mmh, approuva son camarade. Je pense comme toi, ça fait plaisir."
Le jeune scientifique lui adressa un sourire franc.
"Quand j'étais ado, avoua-t-il, tout le monde se foutait de ma gueule parce que je savais tout sur les Kaiju et les pilotes de Jaeger.
- Sérieux ?! Putain, la même. Toi aussi tu as droit aux blagues genre "t'as qu'à épouser Yancy si tu l'aimes tant" ? 'Fin, au moins, les filles trouvaient ça un peu classe.
- Pas quand tu mesures un mètre soixante.
- Bah, scientifique c'est cool quand même ! Non ?
- Ouais."
Mais Antoine ne put s'empêcher de remarquer que la voix de Mathieu avait perdu de son entrain. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que ce n'était pas vraiment le poste de chercheur qui avait dû le plus tenter le jeune homme, et il ne put s'empêcher de se sentir un peu coupable.
"Alors, euh, y'a des gens sympa ici sinon ?
- Hein ? Oh, ouais, ça va. Au labo je bosse avec un type cool, il s'appelle Ray. Il est vachement sympa, vous pourriez bien vous entendre. Après, j'ai pas parlé à grand-monde non plus.
- OK. Et, juste, à propos du Marshall…"
Mathieu retrouva immédiatement le sourire.
"Walker? Ha, ce mec est complètement pété du casque. Mais il est très compétent et prend son job vachement au sérieux.
- Quand il m'a dit que dans deux jours je passerais des tests pour savoir avec qui je suis compatible, il a pris un ton tellement dramatique que j'ai failli exploser de rire.
- Haha, évite quand même. Ah, et aussi, en parlant de gens qui ont l'air sympa, se souvint soudainement le scientifique, j'avais complètement oublié les frères Grenier.
- Sérieux, ils sont ici ?!" jubila Antoine.
Fred et Seb Grenier étaient des pilotes américains expérimentés, les seuls encore en vie capables de contrôler un Jaeger de génération trois, qu'ils maîtrisaient à la perfection.
"Oui, mais je n'ai pas vraiment eu l'occasion de leur parler. Toi, en revanche, tu ne devrais pas avoir trop de problèmes."
Mathieu avait du mal à cacher l'amertume dans sa voix.
—-
Le Stéphanois fut brusquement réveillé par le bruit d'un poing frappant violemment contre sa porte. Grommelant, encore engourdi de sommeil, il s'extirpa péniblement de ses draps après avoir jeté un coup d'œil rapide à son réveil. Trois heures douze.
Il ouvrit la porte pour se retrouver nez à nez avec un certain grand dadais aux cheveux plus qu'en bataille.
"Allez, debout là-dedans !
- C'est quoi ce délire ?
- Ça me paraît évident, voyons.
- Ben pas à moi, tu vois.
- Ah là là, s'amusa Antoine en secouant la tête. Mon cher Mathieu, il est temps de passer aux choses sérieuses.
- Pardon ?!
- À partir de maintenant, je prends ton entraînement en main et on va devenir la meilleure équipe de pilotes de Jaeger au monde. Tu vas voir, on va leur niquer la gueule à ces connards de Kaiju. Bon, tu viens ?
- Je…"
Le plus petit des deux n'osait bouger. Son compère le regarda, amusé.
"Bah quoi ? T'as peur que je te fasse bobo ?
- Non, c'est juste que… Pourquoi tu… Tu ferais ça ?
- Hein ? Bah t'es plutôt cool comme gars, puis je suis sûr qu'on est compatibles pour la dérive.
- Mais qu'est ce qui te fait penser que je suis fait pour ça ?
- Oooh, t'en connais beaucoup plus sur les Kaiju que moi. Mec, t'es un fucking scientifique, si y'en a un ici qui connait le moindre de leurs points faibles, c'est bien toi.
- Mais tu m'as vu ?! Je suis tout petit, chétif et…"
Antoine ne le laissa pas terminer. Il s'approcha rapidement de lui et lui remonta les manches de son pyjama, dévoilant des bras musclés.
"Tu n'as pas rabattu tes manches de chemise assez vite quand on s'est rencontrés." expliqua-t-il doucement.
Mathieu remit brusquement son haut en place, rougissant et baissant les yeux.
"Mec, y'a aucune honte a avoir un rêve et vouloir le concrétiser. Surtout un rêve aussi cool. Vraiment, je suis sûr que tout ce que tu as à apprendre c'est une ou deux techniques spéciales toutes récentes de ma promo."
Le scientifique n'osait toujours pas regarder son ami. Il n'arrivait pas à réaliser qu'enfin, quelqu'un le prenait au sérieux et lui offrait même son aide, sans qu'il ait demandé quoi que ce soit. Il avait passé de longues années à s'entraîner seul, et hésitait alors à abandonner.
"Mais… Le Marshall ne voudra jamais. Ils ne peuvent pas se permettre de perdre un chercheur, et je reste quand même assez petit.
- Pour ce qui est du labo, ne t'inquiète pas. J'ai parlé avec Ray - t'avais raison d'ailleurs, ce type est génial - et normalement un petit nouveau arrive demain. C'est un gars de ma promo assez cool, je pensais qu'il avait décidé d'abandonner mais en fait je me suis trompé. Et t'inquiète, t'as juste à gérer les essais et ça passera crème."
Hésitant, Mathieu se saisit de la main que l'autre Français lui présentait et ils partirent pour la salle d'entraînement.
—
Le surlendemain, Antoine se réveilla en avance. Il avait toute confiance pour les essais qui devraient prendre place dans la matinée. Mathieu s'était révélé très doué, apprenant vite et doté d'une grande faculté d'anticipation. De plus, sa carrure suffisait pour être pilote, bien qu'il faudrait tout de même qu'il veille à muscler ses jambes un peu plus - rien de rédhibitoire, toutefois.
La veille, il avait retrouvé le nouveau scientifique avec un grand sourire. Le jeune homme, surnommé Nyo, était parfaitement capable de remplacer Mathieu, qui lui avait fait faire tout le tour des divers équipements du laboratoire, pendant que Ray faisait son rapport à Walker.
Tout reposait donc désormais sur le Marshall.
Antoine avait pu rapidement jauger ses autres partenaires potentiels, en les croisant dans la salle de gym ou au mess. Pour la plupart d'anciens pilotes, aux traits tirés par la fatigue et les combats contre les monstres marins. Le Français craignait que son supérieur ne privilégie l'expérience sur la fougue de la jeunesse - ce qui serait parfaitement compréhensible, mais il tenait vraiment à avoir Mathieu comme copilote.
Il avait d'emblée senti que le jeune scientifique et lui étaient compatibles. Mathieu n'était pas comme ses camarades de promotion. En lui parlant, Antoine se sentait en confiance, comme s'il l'avait connu depuis des années, comme si son ami savait tout de lui. Il en était convaincu, à eux deux, ils pourraient venir à bout de tous ces monstres.
C'est donc déterminé qu'il quitta sa chambre pour le petit gymnase où se dérouleraient les tests. En chemin, il fut rejoint par les frères Grenier, qui allaient assister aux essais ; Antoine engagea joyeusement la conversation avec eux. Les Américains étaient extrêmement sympathiques et drôles, en contraste avec leur image de pilotes sans peur et sans reproche, à l'air grave. Enfin, le trio entra dans le gymnase, où le Marshall et ses potentiels copilotes l'attendaient. Le jeune homme repéra Mathieu et lui adressa un signe discret.
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"4-0."
Mathieu poussa un soupir d'exaspération tandis qu'Antoine se repositionnait, son dernier adversaire allant sur le côté, l'air vaguement humilié et furieux. Aucun des quatorze précédents n'avait réussi à ne marquer ne serait-ce qu'un point contre le Français.
"Next… And last, appela Walker, Mathieu… Sommet ?!"
Il fronça les sourcils, et allait protester, quand Antoine intervint.
"Sir, I know Mathieu is supposed to work at the lab. But trust me, he is amazing. We've been training together a bit and… I felt it. I know we're drift compatible. Please, let us try.
- The answer is no, Daniel.
- Sir! You have never seen Mathieu as I did! I promise, I-
- This is not up for discussion, Daniel.
- Sir, with all the respect I owe you, it would be incredibily stupid of you not to even let him try to prove himself!"
Mathieu sentit son cœur s'accélérer. Ce genre d'affirmation, c'était quitte ou double. Après un silence qui sembla infini, le Marhsall dit froidement :
"Well, Sommet must be excellent if you dare adress me that way just to give him a chance. Go on."
Antoine soupira de soulagement. Il lança un bâton à son compatriote, qui s'en empara au vol. Ils se positionnèrent l'un face à l'autre, et après le signal de leur supérieur, le combat s'engagea. Aucun n'accordait un instant de répit à l'autre, en un ballet harmonieux d'esquives et de coups manqués d'un cheveu. Mais Mathieu parvint à prendre son ami par surprise, et une seconde plus tard ébouriffé fut au sol, le bâton de son adversaire frôlant sa gorge.
"1-0."
La contre-attaque fut rapide, le Stéphanois étant grisé de sa petite victoire. Il fallut moins de trente secondes à Antoine pour égaliser. Dans le gymnase, la tension était palpable. Personne n'arrivait à croire que le seul ayant réussi à tenir tête au jeune pilote était un scientifique d'ordinaire discret. Ledit scientifique marqua rapidement un deuxième point, avant d'être rattrapé par son ami. Leur danse électrique avait pris une allure beaucoup plus rapide, les bâtons frôlant leurs corps sans jamais les toucher, les deux hommes s'esquivant sans relâche, un public captivé suivant le moindre de leurs mouvements, guettant la faute fatale que l'un d'entre eux ne manquerait de commettre.
Ce ne fut que quatre minutes plus tard que le combat pris fin. Antoine Daniel était par terre, haletant, sa jambe gauche fermement maintenue par Mathieu, qui le menaçait de son bâton, leurs visages séparés d'une trentaine de centimètres seulement.
"4-3! Impressive. Congratulations, Sommet.
- T-Thanks, sir.
- Well, Daniel, you certainly were right about Sommet. But that doesn't make up for the lack of respect you showed before.
- I apologize, sir.
- Mmh. Anyways, I MADE MY DECISIOOOOOOOON" cria Walker.
Les concurrents précédents s'approchèrent. Mathieu aida Antoine à se relever, et serra sa main fébrilement.
"Daniel, your copilot will be Sommet. I had doubts, but I have never seen such a fight before, even between the closest of drift partners. Meet me in the main hall in two hours."
Lorsqu'Antoine se retourna vers son ami, ce dernier lui adressa le plus beau des sourires, et on pouvait lire toute la joie et la reconnaissance du monde dans ses yeux pétillants.
—-
"Hémisphère droit calibré. Hémisphère gauche calibré.
- Alors, t'es prêt ?
- Ouep. J'espère que t'as pas trop de trucs chelous dans la tête, c'est tout."
Antoine haussa ses sourcils d'un air plein de sous-entendus.
"Tu n'as même pas idée. Bon, c'est ta première dérive, hein ? Alors reste concentré. Ne t'égare pas dans tes souvenirs, porte toute ton attention sur le présent."
Mathieu hocha la tête. Il était toutefois nerveux à l'idée de partager ses pensées les plus intimes avec son ami.
"Dérive initiée dans dix… Neuf… Huit…
- Prêt à plonger dans ma tête ?
- Mmmh.
- Sept… Six…
- Surtout, n'essaie pas de cacher quoi que ce soit. Ça pourrait affaiblir le lien.
- OK. J'ai rien à cacher de toute façon.
- Cinq…. Quatre…
- Ouaiiiis, mens pas, je les ai vus tes posters SM.
- Hahaha, hilarant, le touffu.
- Trois… Deux… Un… Dérive initialisée."
Ce fut comme si l'on avait brusquement éteint le courant. Tout devint noir et silencieux autour de Mathieu ; pas un bruit, pas une lueur, rien. Et une fraction de seconde plus tard, l'explosion. Des dizaines de milliers d'informations l'assaillirent en même temps, et pourtant son cerveau parvenait à toutes les traiter. Tout venait d'Antoine. Son histoire, ses pensées, ses émotions. Les moindres détails de son passé furent livrés au Stéphanois. La maternelle, son ennui constant à l'école, son premier rencard, les moqueries incessantes au lycée, une bagarre sanglante dans la cour, sa première peine de cœur, son entrée à l'académie Jaeger, le jour de la remise des diplômes… Tout. Et Mathieu ressentait les mêmes émotions qu'avait expérimentées Antoine en ces moments. A peine eut-il le temps de s'en remettre qu'il y eut un deuxième flash, et il comprit que c'était au tour de son cerveau d'être exposé à Antoine. Et lui aussi vit tout. Des banalités à… À ce jour de novembre.
"Non, gémit-il mentalement. Je ne veux pas je ne veux pas je -"
Il sentit une main sur son épaule. Son copilote était à côté de lui.
"Mathieu, il le faut. Je ne sais pas ce que tu veux cacher, mais tu dois le montrer.
- Antoine, je ne peux pas-
- Tu n'as pas le choix. C'est ça ou tout arrêter."
Le jeune homme s'affaissa légèrement, tremblotant. Mais petit à petit, il lâcha prise sur le barrage qu'il avait imposé au souvenir.
La mer s'étendait devant eux. Elle était remuée de vagues impressionnantes, se fracassant sur le rivage avec un bruit assourdissant. Partout autour d'eux, des gens couraient en tous sens, paniqués, hurlant, essayant à tout prix de s'enfuir. Soudain, deux petits garçons et leurs parents passèrent devant eux. Le père était vêtu d'une blouse blanche déchiquetée ; ses lunettes de travers lui donnaient un air de savant fou, qui aurait été comique en d'autres circonstances. La mère tenait un enfant dans chaque main, ses longs cheveux blonds virvoletant autour de son visage terrorisé. Antoine remarqua qu'elle boitillait, mais arrivait à maintenir l'allure de son mari. Leurs garçons suivaient sans se poser de question, le même air apeuré sur leurs visages si semblables.
Antoine se retourna soudainement vers Mathieu, qui était tombé à genoux, la tête enfouie dans ses mains, le corps parcouru de violents soubresauts.
"Nooooon…"
Le cœur serré, l'ébouriffé arracha son regard de son ami pour le porter sur la scène apocalyptique se déroulant sous ses yeux. La femme blonde était affalée sur le sol, la jambe en sang, le souffle court, la peau d'un blanc de craie. Sans doute avait-elle été touchée par des débris du pont voisin. Il était clair qu'elle ne pouvait plus marcher et encore moins fuir.
"MAMAN ! hurlèrent les enfants, tandis que le père les prenait dans ses bras.
- O…Olivier, répliqua la femme dans un souffle, c'est t… trop tard pour moi. Va-t-en avec les en…enfants.
- Chérie, je-
- Fais ce que… ce que je te dis, s'il te plaît."
Le dénommé Olivier n'hésita qu'un moment. Le hurlement du Kaiju qui assaillait la ville lui rappela le danger imminent. Et Antoine put lire le déchirement sur son visage tandis qu'il abandonnait sa femme à son sort. Sa vision se brouilla alors quelque peu, et il comprit que le souvenir de Mathieu n'était plus très clair à partir de ce moment.
"Hémisphères synchronisés. Thunder Storm prêt à débuter l'opération."
La voix robotique acheva de dissiper les brumes du souvenir. Les deux jeunes hommes étaient de retour dans le cockpit du Jaeger, le plus petit des deux tremblant et blême, mais - Antoine le sentait - prêt à attaquer dès qu'il le faudrait. Il sentait la colère et la rage bouillonner dans l'esprit de son ami
"Mat', ça -
- Ne sert à rien. En combat il faut rester concentré et ne surtout pas se laisser déstabiliser. Je suis dans ta tête aussi, mec."
Mathieu esquissa un mince sourire, que son copilote lui rendit. La voix du Marshall résonna dans leurs oreilles, les informant du succès du test final, mais les avertissant qu'ils avaient failli briser le lien, et devraient donc être plus prudents à l'avenir.
—-
"Tu avais raison, il vaut mieux ne rien bloquer. Ça ne revient que plus fort, sinon."
Mathieu se laissa tomber à côté de son camarade, un mug de chocolat chaud à la main. Après leur session dans le Jaeger, Nyo leur avait préparé de quoi reprendre des forces. Les trois Français avaient ainsi discuté un peu, avant que Ray ne rappelle son collègue au labo.
"Ouep. Ecoute, vieux, je suis vraiment désolé que… Que tu aies eu à revivre ça.
- Mmh."
Le silence s'installa entre eux. Pas un de ces silences pesants que l'on ne peut supporter mais que l'on ose rompre, toutefois ; les deux amis se sentaient bien en présence de l'autre, même sans parler. Une sensation qu'ils avaient eu dès le début, mais que leur dérive récente avait renforcé.
"Elle était pilote.
- Hein ?
- Ma mère.
- Oh."
Antoine n'osa dire qu'il avait tout vu. L'admiration infinie du jeune homme pour ses parents, un chercheur et une pilote, un duo fantastique, qui avait mis ses compétences au service de l'humanité. Son envie de faire comme eux, de les rendre fiers. Le besoin, après la catastrophe de Sydney de 2013, de tout savoir des Kaiju, pour les détruire à jamais. Son obsession quasi malsaine.
Mais Antoine se tut. Il sentait que Mathieu avait besoin d'en parler.
"C'est dingue quand on y pense. Elle a vaincu deux de ces monstres dans des Jaeger de première génération. Et elle… Elle est morte comme ça."
Sa voix se brisa.
"Papa est devenu fou après. Il nous a confié à un ami, et puis il… Il est parti chez les dingues. Je ne sais même plus où il est aujourd'hui. Et Nathan…"
Il eut un petit rire.
"Parti à quinze ans. Ha. Pareil, je ne sais pas ce qui lui est arrivé."
L'heure suivante fut difficile mais salvatrice pour Mathieu. Il put enfin se vider complètement, parler de tout ce qui le travaillait et le hantait depuis qu'il avait neuf ans. D'autant plus que son ami avait vu et ressenti les mêmes choses que lui.
Ce ne fut que lorsque Ray l'appela pour régler quelques derniers détails au labo qu'il quitta la chambre d'Antoine.
Ce dernier resta longtemps pensif. Mathieu était quelqu'un de beaucoup plus sensible qu'il ne l'aurait imaginé. C'était aussi une personne qu'il appréciait beaucoup, et jamais il ne voudrait d'un autre partenaire de dérive. Et plus que tout, il voulait l'aider à réaliser son rêve et surmonter son passé.
En revanche, il ne pouvait s'empêcher de s'en vouloir de lui avoir menti. Oui, il vaut beaucoup mieux se laisser porter par la dérive et ne rien cacher à son copilote - en particulier des événements aussi traumatisants que ceux dont Mathieu avait été témoin. Mais il était possible de dissimuler quelque chose - mais à condition de vraiment se concentrer dessus, et sur cette pensée seulement. C'était un truc qu'un professeur un peu paranoïaque - mais bienveillant - lui avait enseigné à l'Académie, et que le jeune homme n'avait pas jugé utile d'apprendre à son ami.
Et après tout, si Mathieu ignorait qu'Antoine le trouvait très beau, ou qu'il n'avait jamais vu d'yeux aussi captivants et éloquents que les siens, ou encore qu'il l'aimait vraiment vraiment bien, cela ne pouvait pas être si grave, n'est-ce pas ?
