En des souvenirs perdus


Elle apposa délicatement un dernier coup de crayon noir sur sa paupière inférieure et fit jouer machinalement ses lèvres l'une contre l'autre une dernière fois avant de contempler son reflet. Le miroir lui renvoya l'image d'une jeune femme aux pommettes hautes et au menton volontaire. Un nez droit, un front dégagé et deux yeux contenant tout le vert du monde achevaient de parfaire le visage de Sakura Haruno. Elle observa chaque détail qui faisait d'elle une femme « belle », d'après ses proches. Avec un sourire, ça serait mieux, grimaça-t-elle en relevant les coins de sa bouche. Ceux-ci se tordirent en une moue désapprobatrice alors qu'elle notait les fines ridules apparues à l'extérieur de ses yeux. Voilà pourquoi passé l'âge de trente-cinq ans, plus aucune femme ne souriait, songea-t-elle. Du haut de ses vingt-six ans, elle haussa les épaules, impuissante face aux méfaits du temps, passa une main dans ses cheveux roses et quitta la salle de bain sans un dernier regard pour son reflet.

Elle déambula quelques instants dans le salon de son petit appartement, avant de s'arrêter devant la table basse où trônaient quelques photos issues des recherches de ces derniers jours. Son regard fut attiré par un morceau de papier cartonné d'un blanc crème, dépassant de la masse de visages figés. Du bout des doigts, elle le saisit, l'ouvrit et, pour la dixième fois de la journée, lut son contenu, la faisant ainsi replonger un mois en arrière, lorsqu'elle avait ouvert pour la première fois cet étrange petit papier…

« Vous êtes cordialement invitée au mariage de Naruto Uzumaki et de mademoiselle Hinata Hyûga » disait le carton d'une délicate écriture penchée.

Si le nom de cette dernière ne lui disait absolument rien – sinon qu'elle appartenait à la famille la plus riche de la ville, bien sûr – celui du futur marié en revanche lui était vaguement familier. Naruto Uzumaki… Elle dut rechercher dans les vieilles photos datant de l'époque du lycée – autant dire l'ère des dinosaures, pour elle – afin de remettre un visage sur ce nom. Pour sa défense, il fallait dire qu'il n'était même pas dans sa classe, constata-t-elle après avoir épluché les photos annuelles officielles où il brillait par son absence. Néanmoins, assise à même le sol de sa chambre, elle décida de poursuivre ses investigations et continua d'éparpiller son passé autour d'elle. Finalement, et contre toute attente, ses recherches aboutirent à sa dernière année de lycée. Elle avait dix-huit ans à l'époque – ça faisait donc huit ans.

Avec étonnement, elle reconnut les cheveux blonds caractéristiques sur une photo prise lors de son dernier cours d'anglais – le dernier de l'année, le dernier de sa vie. Elle réfléchit intensément, forçant sa mémoire à lui livrer un peu plus de souvenirs. Oui, elle se rappelait maintenant assez bien de ce garçon. Hyperactif, pas du genre à lever la main en premier pour répondre, mais toujours souriant et éternel boute-en-train, qui enchaînait les pitreries et passait de ce fait plus de temps en retenue qu'en classe. Bref, elle devait bien admettre qu'il semblait plutôt difficile d'ignorer l'existence de ce Naruto – probablement que l'entièreté du lycée à l'époque devait le connaître, au moins de vue… Mais bon sang, par quel miracle avait-il bien pu se souvenir de son existence à elle ?

Ses yeux revinrent sur le visage souriant à en avoir mal aux zygomatiques du garçon blond. Donc, elle possédait tout de même un point commun avec ce Naruto Uzumaki : une matière scolaire… Pas grand-chose, en somme, résuma-t-elle mollement. Elle laissa échapper un soupir en triturant pensivement la photo du cours d'anglais. Est-ce que cela pouvait expliquer une invitation à un mariage ? Elle ne le connaissait que de vue. Elle ne se souvenait même pas lui avoir vraiment adressé la parole – peut-être lui avait-elle un jour demandé de lui prêter une feuille, tout au plus. D'ailleurs, songea-t-elle en se remémorant certains faits notoires, la seule chose qu'elle savait de lui était sa réputation, forgée par le biais de ses idioties. D'où sa profonde hésitation quant au comportement à adopter face à cette invitation incongrue. Pourquoi la conviait-il ? Cela cachait-il quelque chose ? Non, elle ne le croyait pas, Naruto Uzumaki faisait partie de cette classe d'individus un peu bêtes mais pas méchants. Et en y réfléchissant, c'était tout à faire son genre d'inviter tous les élèves de sa promotion à son mariage…

Malgré tout, elle ne l'avait plus jamais revu depuis qu'ils avaient quitté les bancs de l'école. Elle n'avait revu personne, d'ailleurs. A peine son diplôme d'enseignement supérieur en poche, elle avait quitté Konoha et était partie poursuivre ses études à Suna, à des centaines de kilomètres de sa ville natale. Progressivement, les quelques contacts qu'elle avait encore de cette époque s'étaient effilochés jusqu'à se faire rarissimes, puis avaient disparu jusqu'à tomber dans l'oubli.

L'arrivée de cette invitation, et les fouilles archéologiques dans des caisses poussiéreuses oubliées sous son lit qu'elle entraîna, ravivèrent progressivement d'autres souvenirs enfouis. Car il n'y avait pas que Naruto Uzumaki. Elle effleura du doigt une photo où elle et une petite brune encadraient une troisième fille aux cheveux lumineux. Sa meilleure amie, Ino Yamanaka. Blonde, pétillante, sûre d'elle… Tout son contraire. Elle retourna la photo. Au dos, une annotation au crayon d'une écriture rapide et peu soignée – sûrement pas la sienne – précisait : « Voici un exemplaire de la photo du trio de choc ! ». La ligne du dessous scandait le slogan : « Saku-Ino-Ten, je nous aime ! » agrémenté d'un petit smiley et d'un petit cœur.

Elle, la travailleuse discrète. Tenten, la tête brûlée insouciante. Ino, la souveraine populaire… Ses souvenirs la ramenèrent à cette éternelle question qu'elle ressassait en boucle depuis qu'elle avait retrouvé cette photo : comment une amitié aussi forte avait-elle pu sombrer à ce point dans le néant ? Sakura ne pouvait même pas expliquer clairement les causes de cette dislocation totale de leur trio. Elles s'étaient pourtant envoyé quelques mails et coups de téléphone dans les mois qui avaient suivi la fin du lycée… Mais de moins en moins, cependant, se souvint-elle. Leurs échanges s'étaient estompés suffisamment lentement pour qu'elle ne se doute pas du fossé en train de se creuser. Ce n'était que maintenant – maintenant qu'elle replongeait confusément huit ans en arrière – qu'elle la remarquait, soulignée de manière accusatrice par cette innocente invitation. Le temps, ce sournois… conclut-elle amèrement.

Bien que sa négligence ne fût sûrement pas la seule responsable, elle se sentait coupable. Coupable de ne pas avoir vu cet éloignement arriver, de n'avoir rien fait pour l'en empêcher ou, du moins, de n'avoir jamais pris l'initiative de réparer les dégâts du temps. Coupable de ne même pas savoir ce que ses meilleures amies étaient devenues, réalisa-t-elle, rouge de honte. C'était une des raisons qui l'avaient faite hésiter jusqu'au dernier moment pour confirmer sa présence. Elle ne voulait pas se retrouver nez à nez avec elles et se sentir ridicule en ne sachant pas quoi dire… D'ailleurs, que disait-on, après huit ans de silence radio ?

Toujours était-il qu'elle n'arrêtait pas d'y penser. Depuis la table basse du salon où il était négligemment mis en évidence, elle entendait le carton immaculé lui murmurer silencieusement ses propres reproches. « Lâche » disait-il, et elle quittait la pièce en courbant le dos sous l'accusation. Il la narguait aussi. « Tu finiras bien par craquer, Sakura. On sait tous les deux que tu vas répondre à cette invitation. Tu es trop polie et surtout bien trop curieuse pour décliner. » Pendant plusieurs jours, elle rumina sa lâcheté ainsi que les propos muets de l'innocent bristol. Et finalement, un soir – de colère ou de lassitude, elle ne savait plus trop – elle avait répondu.

Elle regarda à nouveau le carton. « Les mariés auront le plaisir de vous accueillir le 18 avril, au Domaine Hyûga. » Rien que ça ! s'était étranglée Sakura lorsqu'elle avait lu ces lignes pour la première fois, un mois auparavant. Le Domaine Hyûga faisait partie de ce genre d'endroit ne nécessitant pas d'adresse écrite en bonne et due forme pour pouvoir s'y rendre. Et pour cause. C'était une gigantesque propriété privée qui occupait toute une partie du quartier huppé de la ville. Enfin, modéra-t-elle, il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'il figure sur l'invitation, puisqu'il appartenait à la famille de la mariée… Mais tout de même. Un peu de modestie de leur part, ça n'aurait fait de mal à personne.

« Réception : 16 heures. Soirée : 19 heures. » précisait-il enfin. Certaine d'être dans les temps, elle jeta machinalement un œil à sa montre et piqua un fard monumental en voyant les chiffres qu'indiquaient les aiguilles.

– Quoi, déjà ?! s'écria-t-elle à voix haute, incrédule. Mais c'est pas possible, j'ai… Ah idiote ! se morigéna-t-elle en se frappant le front de la main.

Elle courut à travers son appartement, manquant à deux reprises de glisser à cause de ses bas, saisit son sac d'une main et ses clés de l'autre, mit ses chaussures et s'apprêta à sortir quand un détail lui revint brutalement.

– Le cadeau !

Ce n'était pas parce qu'on était invitée à une réception par un presqu'inconnu qu'il fallait manquer d'éducation. Donc, oui, elle avait tout de même acheté un petit présent. Même si elle ne connaissait pas vraiment le marié et pas du tout la mariée, elle ne pouvait décemment pas arriver les mains vides à un mariage… Sans prendre la peine d'enlever ses chaussures – de simples talons gris, accordés à sa robe et d'une hauteur suffisamment raisonnable que pour courir sans risquer de se torde la cheville – elle refit le chemin en sens inverse jusqu'à sa chambre, saisit le paquet fièrement posé sur son bureau et sortit pour de bon.

– T'avais qu'à pas repenser à tout ça ! pesta-t-elle contre elle-même tout en dévalant quatre-à-quatre les trois étages qui la séparaient du rez-de-chaussée. Tu vas être super en retard, maintenant !

Et personne n'avait jamais vu Sakura Haruno en retard.