Une bouteille de tequila sur la table, Piney lisait pour la énième fois les mémoires de John Teller. Il pourrait presque les réciter, si seulement il en faisait l'effort. Il connaissait John comme le dos de sa main. Il pouvait retracer chaque mouvement d'âme, chaque détournement de foi, chaque bruissement de conscience.

Ils étaient partis tous deux à la guerre, la fleur au fusil, pour se faire une place dans ce monde qu'ils ne reconnaissaient pas, pour en revenir dévastés, porteurs de rêves, dans un monde qui ne les reconnaissait plus. Dans un monde qui les rejetait, eux qui avaient voulu libérer le Vietnam dans cette guerre illégitime.

Les poings de Piney se serrèrent. Il était l'un des neuf fondateurs de Samcro Redwood Originals. Ils étaient rentrés du Vietnam, vieillis de décennies, dans une ville qui semblait figée, écrasée par le soleil et la poussière. Ils s'étaient accrochés à ce qu'ils avaient de plus précieux pour survivre : la moto, cette fraternité qui s'était tissée entre eux, et cette indéniable envie de liberté, qui les poussaient à refuser tout compromis. Quand on revient de la mort, pourquoi vivre à moitié ?

Piney faisait le point sur ce que Samcro avait perdu depuis sa création. La mort de John avait enlevé son âme au Club, et l'arrivée à la présidence de Clay lui en avait redonné une bien plus sombre. Clay avait pris la place de John à la présidence de la table et dans le lit de Gemma, peut-être aussi dans le cœur de Jax qui, depuis la mort de Thomas, et l'emprisonnement d'Opie, s'était jeté à corps perdu dans la vie du Club, entre les cuisses des groupies. Le départ précipité de la petite Tara l'avait laissé dans des abîmes de désespoir. Jax n'avait plus que le Club pour se maintenir à flot. Piney comprenait ces femmes qui les fuyaient comme la peste. D'abord la première régulière de Clay, une fois qu'ils avaient signé ce juteux contrat de vente d'armes. Personne ne savait comment elle avait pu s'évaporer ainsi dans la nature, peut-être avec un programme de protection de témoins, ou peut-être avait-elle rejoint la première veuve du Club, la femme de l'un des Fondateurs, Mercy Vellenueva, qui elle aussi avait tout simplement disparu.

Piney avait sa correspondance éparpillée sur ses genoux et autour de lui, par terre, sur le canapé. Il retrouva la carte postale que Mercy lui avait envoyé, quelques jours après la mort de Chico, en 76. Une corneille sur une rambarde, et une maison enneigée. Et ces quelques mots. Je vais bien. Quelques mots griffonnés et c'était tout. Il n'y avait aucune signature, et l'écriture était celle d'un enfant. Mais c'était du Mercy tout craché. Elle avait toujours aimé la neige.

Piney porta la bouteille de Tequila à ses lèvres, et ne trouva pas le moindre réconfort dans la brûlure que fit le liquide en coulant dans sa gorge. Il était vieux, ne pouvait être président avec son emphysème, pouvait à peine s'occuper de lui, picolait trop. Sa femme Mary l'avait quittée, et Opie qui avait déjà fait 5 ans de prison et pouvait espérer être libéré à la fin de l'année, ne souhaitait ni récupérer son cuir, ni retrouver le club à sa sortie de Stockton. Donna ne donnait pas de nouvelles d'elle ni des enfants. Ses frères venaient parfois quand il ne pointait pas son nez au Club pendant plusieurs jours, vérifier s'il n'était pas mort.

Ce n'était pas la vie qu'il avait rêvé. La fraternité était décevante, et il avait déçu sa famille. Il craignait.

Il but une autre rasade de Tequila, essayant de dénouer le sac de cordes qu'il avait dans le bide. Il était persuadé que quelque chose de terrible allait arriver.

Et il se trompait rarement.