Seconde chance
Première partie
- Ça va aller... ?Attention, sa tête... Oui, oui, je sais. N.. non, je ne sais pas quel est son...
L'infirmier fit un sourire rassurant à Eduard, et agita l'index en direction du médecin urgentiste qui se trouvait déjà dans l'ambulance. Ce dernier sortit aussitôt de sa pochette stérile une aiguille petit calibre, qu'il monta sur une seringue.
Eduard suivit des yeux le brancard que quatre hommes en blouse blanche hissaient péniblement dans l'ambulance. La sirène était éteinte mais les lueurs bleues et rouges, projetées sur les murs des immeubles, donnaient à la scène un aspect encore plus terrifiant.
- E... Eduard ?
Un jeune garçon, maigre et tremblant, vint se placer derrière l'homme à l'air soucieux et aux lunettes de travers qui tentait encore d'apercevoir le corps inanimé désormais entouré du corps médical bourdonnant. Eduard von Bock se retourna et posa la main sur l'épaule du petit Raivis Galante, qui retenait ses larmes.
- Est-ce qu'il va s'en sortir, Eduard ?
Le garçon joignit les mains, comme s'il avait voulu que ses doigts cessent de trembler aussi fort. Son ami se mordit les lèvres et tenta de faire bonne figure. Après tout, Raivis était le plus faible d'entre eux.
- Je pense que oui, Raivis. Toris a connu bien pire.
Le jeune garçon baissa la tête. Oui, c'était vrai. Ils avaient parfois dû faire face à des situations bien plus catastrophiques. Mais ce soir, leur bourreau et geôlier n'avait pas réalisé qu'il ne pourrait plus exercer sa cruauté maladive sur Toris Laurinaitis. Il n'avait pas réalisé qu'il était devenu de plus en plus faible, que son empire s'était effondré de l'intérieur.
Et que déchirer le corps et l'âme de l'un de ses serviteurs n'était pas la meilleure manière de se l'attacher...
Un policier en civil s'approcha à grands pas d'Eduard et de Raivis, qui se serraient l'un contre l'autre. Le garçon se cacha aussitôt derrière l'Estonien.
- N'aie pas peur ! lança joyeusement le policier. Je suis l'inspecteur Jones, je suis un gentil !
Eduard fronça les sourcils. Ce grand sourire de carnaval et cette voix forte n'étaient pas pour lui un gage de bonté, ni de sécurité.
- Inspecteur, dit-il en remontant ses lunettes le long de son nez. Je suis Eduard von Bock.
- C'est vous qui m'avez appelé, la semaine dernière ? Je gardais un œil sur vous, ça m'avait semblé inquiétant.
Eduard pesta intérieurement. Tout le monde avait trop peur de leur grand « ami » pour oser faire quoi que ce soit... Même s'il était de notoriété commune que cet homme était un parfait psychopathe. Il était trop puissant. Il avait trop d'alliés, en ville. Les trois Baltes, qu'il avait pris sous sa coupe comme « serviteurs », avaient réalisé cela trop tard. Et ce n'était que durant les trois dernières semaines, alors que le Russe paraissait sombrer de plus en plus dans les vapeurs de vodka et les puits de violence, qu'Eduard avait choisi de franchir le pas.
Von Bock, depuis une cabine téléphonique, avait contacté l'inspecteur Jones, un grand type blond, grande bouche, qui semblait toujours très fier de lui. Jones avait écouté le rapport – Eduard n'avait manifesté aucune émotion, ces années passées dans l'hôtel particulier du Russe lui avaient appris à les dissimuler – de l'Estonien. Puis, Alfred F. Jones avait souri. Il avait demandé à l'un de ses sous-fifres, discrètement, de vérifier l'état des comptes de cet homme intouchable qu'était Ivan Braginsky. Jones en avait déduit que « ça n'allait pas fort » et il avait décidé qu'il était envisageable, si la situation « dégénérait », de faire sortir de chez Braginsky les trois Baltes.
Eduard, le cœur serré, était rapidement rentré chez « lui ». Il avait retrouvé un Raivis aux joues rouges de claques et de larmes, et Toris, le dos sanglant et déchiré de coups, évanoui dans le bac de vaisselle qu'il était censé nettoyer. L'Estonien s'était juré qu'au prochain débordement, il rappellerait Jones.
Une semaine après, la police pénétrait poliment dans l'hôtel particulier de Braginsky. Le Russe était curieusement sobre, comme s'il s'était attendu à cette visite nocturne. Il s'était amusé avec Toris quelques heures plus tôt, et Eduard avait été obligé d'appeler les secours.
Jones jeta un regard vers les fenêtres allumées de l'hôtel particulier dont une façade surplombait la rue. Une grande silhouette observait placidement les événements.
- Inspecteur, balbutia Eduard, qui sentait que tout se jouait en cet instant. Si nous retournons là-dedans, je ne suis pas certain que nous en sortions vi...
- Voyons, pas de pessimisme. Braginsky est un peu sanguin, oui, mais de là à...
- Sanguin ? répéta Eduard dans un filet de voix.
Comment ce Jones pouvait-il être à ce point aveugle ? Tandis que Raivis Galante fermait les yeux, tentant de chasser des images qui passaient sous ses yeux à l'idée de retourner à l'intérieur, Eduard se demandait s'il n'y avait pas meilleur jeu à se mettre à courir à toutes jambes sur le champ.
- Qu'est-ce qui s'est passé, Jones ? lança soudain une voix colérique et traînante.
Un homme vêtu à la militaire, un lieutenant-colonel, si la mémoire de Von Bokh était bonne, s'avança et bouscula presque l'inspecteur. Son accent accusait une origine anglaise, et ses sourcils épais lui donnaient un air colérique. Eduard allait parler lorsque Raivis bondit, la voix brisée de pleurs :
- C'est monsieur Braginsky, monsieur ! Il faut vite nous emmener, loin ! Il a presque tué Toris, il nous tuera sûrement si nous retournons dans la maison ! S'il vous plaît, monsieur, s'il vous plaît ! Monsieur Braginsky va être tellement en colère contre nous ! Il faut nous emmener, loin !
Le petit Letton sanglota longuement, se répandant sur les mauvais traitements qu'ils avaient reçu chez Ivan Braginsky. Il finit par un murmure :
- Il n'est pas méchant, pourtant... Il est juste toujours triste... et il ne sait pas sa force...
En grognant, le lieutenant-colonel embarqua Eduard et Raivis dans son break. Jones haussa les épaules et leva les yeux vers l'hôtel particulier. La grande silhouette n'avait pas bougé, à croire qu'il s'agissait en fait d'un mannequin. L'Américain haussa les épaules et donna l'ordre à ses hommes de vider les lieux.
Dans la maison désormais vide et silencieuse, devant la grande fenêtre, se tenait bien Ivan Braginsky, impassible. Ses oreilles résonnaient encore des pleurs et du monologue décousu du jeune Raivis Galante. Après la fureur de s'apercevoir que ses serviteurs l'avaient trahis dans un de ses moments de faiblesse, Braginsky s'était aperçu que la situation n'avait en fait rien de normal, comme il s'en était persuadé depuis des années. Il avait vu les visages intéressés, curieux, voyeurs, de badauds. Les mêmes badauds qui se moquaient de l'accent rude des Baltes, lorsque que ces derniers avaient immigré. Les mêmes badauds qui avaient fermé leurs oreilles et leurs yeux devant la situation, pourtant évident, de la maison Braginsky. Monsieur Braginsky était quelqu'un de bien. Riche. Excentrique. Il fallait bien mettre au pas les immigrés. Les pauvres.
Ivan, en suivant du regard le break du lieutenant-colonel Kirkland qui s'éloignait, sentit ses yeux lui brûler et le milieu de sa poitrine lui faire subitement très mal. Étouffant un cri, le Russe porta la main sur son cœur et posa un genou au sol, certain qu'il allait mourir. Mais, passées quelques minutes, il put se relever. Seuls ses yeux avaient débordé. Il pleurait. Pour la première fois, depuis trop longtemps pour se souvenir d'une autre première fois, Ivan Braginsky pleurait.
Le grand Russe finit par se diriger dans le salon. Là, il empoigna un antique téléphone et composa rapidement un numéro.
- C'est qui ?
- C'est moi, répondit Braginsky de sa voix douce.
De l'autre côté de la ligne, il put entendre un soupir nerveux :
- Qu'est-ce qui s'est passé ?
- C'est Toris. Il est à l'hôpital. Je veux savoir où, et savoir lorsqu'il sortira.
- Au risque de me répéter : qu'est-ce qui s'est passé ?
Le Russe déglutit :
- J'ai blessé Toris.
- Tu blesses tout le monde, ça n'a rien de nouveau.
- Il me déteste.
L'interlocuteur soupira à nouveau. Il avait aussi vécu sous le joug de Braginsky, avant de prendre son indépendance. Il savait quel était le problème du grand Russe.
- Braginsky, tu forces les gens à t'aimer. Normal qu'ils finissent par te haïr. Tu as le problème inverse de celui de ce crétin de Roderich.
- Je...
- Qu'est-ce que tu imaginais ? Qu'en séquestrant les personnes que tu aimes, elles ne voudront pas tout faire pour te fuir ? Maintenant, c'est trop tard.
- Je voulais juste...
- On se fait aimer en rendant les gens heureux. Pas en leur faisant vivre un enfer.
- Tu verras, pour Toris ?
- Ouais, ouais... Mais pense à ce que je t'ai dit !
- Oui, bonne soirée.
- C'est ça.
Et Braginsky resta seul, avec la tonalité du téléphone qui bippait sans s'arrêter. Il savait que quelque chose clochait. Rendre les gens heureux. Il ne savait pas comment faire.
Pourtant, il allait devoir essayer...
