« Le Sommeil, tu sais, c'est une des plus grandes tricheries de la vie… Je veux dire, une aide injuste et injustifiée de la nature au bénéfice du prédateur. »
« Tu ne peux pas la fermer deux secondes… »
« Il laisse le corps inerte, léthargique et anesthésié à découvert des attaques extérieures, tout cela avec et pour seul prétexte de procurer au corps de son hôte un soin superficiel, et il faut l'admettre, bien relatif. Nul ne peut nier ne s'être jamais réveillé en moins bonne santé qu'il ne l'était avant de s'endormir. »
Elle pousse un soupir fatigué, faisant légèrement virevolter une mèche blanche face à elle. Adossé douloureusement contre le mur, elle tente de se redresser de quelques centimètres. Dans un silencieux râle de douleur, elle abandonne néanmoins, s'affalant encore un peu plus.
« Je m'en fous de ton charabia, connard, laisse-moi me reposer. »
« Ce que tu cherches est peut-être le seul point positif du sommeil. Cette sorte d'amnésie temporaire, qui le rend dangereusement proche de la mort. N'as-tu jamais remarqué qu'on ne se souvient jamais du moment précis auquel on s'endort ? »
Il regarde le plafond, espérant y déceler une quelquonque nuance de couleur différente du noir dans lequel il est plongé depuis si longtemps.
« Que tu meurs ou que tu t'endors, tu perds tout contrôle sur la réalité dans laquelle tu étais immergée peu avant. Tes souvenirs, ta mémoire, tes amis, ta famille, ta femme, ton mari, tes amis, ta maison, Tout. C'est comme si tout ce que tu avais accompli dans ce qui te sers de vie n'avais jamais eu pour autre but que de t'être retiré. Le sommeil est un avant-goût de la mort un rappel qui te dit de ne pas trop prendre ta vie au sérieux, qu'au fond tout cela n'est qu'une grosse blague. »
N'en pouvant plus, elle hurle.
« Garde ! Mais faites le taire bordel ! »
« Avant d'être enfermé ici, j'avais trouvé une solution au sommeil, l'alcool. Lui aussi il te fait oublier, mais en plus, il a le mérite de te faire croire que ta vie est belle le temps d'une cuite. »
Elle attrape sa gamelle toute gondolée, et la jette rageusement contre les barreaux quelques mètres face à elle. Le choc fait chanter les métaux, dans un bruit strident qui arrache un petit grognement de douleur du philosophe d'un soir, dans la cellule d'à côté.
Des bruits de pas se font entendre et peu de temps après arrivent une meute de trois hommes en armures colorées au petit trot devant les deux cellules.
« On vous a dit de la boucler ! » crache un des gars, « Qu'est-ce que vous avez pas compris là-dedans ? »
« C'est l'autre à coté, il n'arrête pas de déli… » Commence la jeune femme aux cheveux blancs.
Mais un des soldats, plus en retrait, l'interrompt, avec ce qu'elle devine, un sourire gras gravé sur le visage.
« Toi, grande gueule, on va t'apprendre à coup de bassins à fermer ton clapet ! » ricane-t-il.
Horrifiée, elle ne dit plus rien. Elle vient vraisemblablement de donner l'occasion rêvée à ces saltimbanques en armure de faire d'elle leur jouet.
Serait-ce donc comme cela que sa vie finirait ? Violée comme une chienne par des loups frustrés et affamés ? Ne méritait-elle pas mieux que cela ?
Non, elle ne méritait pas mieux.
Mais secrètement, au fond d'elle, elle osait espérer une fin digne. Oui, une sorte de rédemption pour les crimes qu'elle a commis, les horreurs qu'elle a perpétrés.
Une fin de soldat.
Sous l'échafaud ou au bout d'une corde, qu'importe.
Douloureuse certes, mais une fin propre.
« On va t'apprendre comment on traite les vierges guerrières, chez nous, catin ! » aboie le troisième type, comme pour se donner une raison valable pour l'acte qu'il s'apprête à commettre.
Le cliquetis des jambières de celui qu'elle considère comme le chef se fait entendre plus près des barreaux de sa geôle.
Non. Ils ne la saliront pas de son vivant, même si elle doit se mordre la langue à s'en tuer, ils ne l'auront pas.
Se préparant mentalement à mettre fin à ses jours, elle entend à nouveau la voix qui, quelques minutes plus tôt l'empêchait de fermer l'œil.
« Hey, le mâle Alpha, rappelle ta troupe de guignols » dit-il avec dédain, « Je conçois qu'avec vos tronches que je devine hideuses, vous n'êtes pas foutus de trouver des chattes à fourrer, mais ne vous rabaisser pas à vous taper la première taularde sans défense qui vous passe sous la queue. »
Le tintement métallique des bottines du leader s'arrête brusquement. S'en suit un silence pesant dans la salle. Une aura de frustration, puis de colère se dégage des trois hommes, puis, après un sec « Emmenez celui-là » , la prisonnière ne peut qu'assister auditivement, impuissante, à la violente prise en charge de son voisin de cellule. Elle devine qu'ils le trainent jusqu'à l'escalier par lequel ils sont arrivés, puis plus rien.
Partis.
L'homme qu'elle voulait éviscérer pour ses délires vocaux dont elle ne se souvient même pas, venait définitivement de lui sauver la vie.
Sauver son intégrité.
Son intimité de femme.
Oui, il ne peut en être autrement, cette provocation était clairement destinée à détourner l'attention des gars sur lui, et ainsi préserver sa propre santé.
Elle commence à regretter de ne plus entendre la voix rauque de l'inconnu.
Car ce qu'elle entend maintenant, bien que plaquant ses mains stupidement fort contre ses oreilles, ce sont des hurlements de douleurs, dont elle connait le propriétaire.
Tout cela n'a aucun sens. Sa vie n'a aucun sens.
Pourquoi ?
Si l'homme n'a que 3 étapes à franchir dans son existence, pourquoi en oublie-t-il de vivre ?
Naître.
Vivre.
Mourir.
L'humain ne se souvient pas être né. Il applique et impose à sa vie la contrainte de sa mort. La vie est une création injuste. Elle est ce livre merveilleux, plein d'intrigues, de personnages et de décors fabuleux, dont on vous lit la dernière page dès l'incipit.
L'homme avait raison. Dans son délire, bon dieu, il avait raison.
A quoi bon vivre si c'est pour tout oublier dans la mort ?
A quoi bon lire un livre, aussi bon soit-il, si vous connaissez déjà l'épilogue ?
Alors que ses paupières s'alourdissent, et que la fatigue l'assomme, elle cligne des yeux, effrayée.
Non ! Elle ne doit pas dormir ! Si elle ferme les yeux, elle oubliera. Elle oubliera que cet homme un étage plus haut crie pour elle. A cause d'elle. Par devoir, elle se doit de rester éveillée. Mais ses réflexions la hantent. Les mots de l'étranger sont comme des pierres qui s'agitent contre les parois de son crâne. Elle qui toute sa vie avait semé la mort partout où elle passait, se retrouve maintenant complètement pétrifiée à l'idée que son heure approche. Une pointe douloureuse lui arrache le cœur dès que ses songes la poussent un peu trop près de l'idée de sa propre mort : comme une barrière naturelle que tout être s'impose à lui-même, pour s'obliger à vivre, à accomplir son devoir d'être doué de conscience.
Des centaines de visages heurtent sont esprits de plein fouet. Ceux des personnes qu'elle a guidés vers la mort.
Elle ne les a pas tués, non.
Pire que cela.
Elle leur a effacé la mémoire.
Ce fermier, alors qu'il avait 13 ans, gouta pour la première fois une pomme bien mûre tombée de l'arbre voisin. Ce souvenir, cet évènement passé, il n'existe plus désormais. Dans sa mort, le fermier l'a emporté avec lui.
Cette fille qui cueille une rose, cet enfant qui prononce pour la première fois « Maman », ce cheval qui galope, libre pour la dernière fois avant d'être vendu, ce vieil homme, qui remet son sabre à son jeune disciple tous ces moments, ces brigues de vies, perdus dans une dimension temporelle qui échappe totalement à la conception du monde et des choses de la jeune femme, elle ne peut les connaître.
Leurs souvenirs.
Elle ne peut s'en rappeler à la place de ceux qui les ont vécus.
Elle ne peut en discuter, sourire en coin, avec les personnes les ayant partagés, autour d'une table, ajoutant un ou deux détails humoristiques.
Le souvenir qu'elle peut garder de ces hommes, ces femmes, ces enfants et ces bêtes qu'elle a tué, c'est le moment où elle retira sa lame de leur corps sans vie.
Rien de plus qu'une poignée de seconde sur les milliards qu'ont composés leurs vies.
Elle passe ses mains sur son visage, et y étouffe un hurlement à la limite de la démence.
Elle devient folle, petit à petit.
Mais elle s'en tire bien. Car le bourreau de son esprit, mais aussi sauveur de son corps, doit sans aucun doute subir en ce moment même les pires tortures qu'a pu créer la frustration de ses tortionnaires.
La première larme que ses yeux n'aient jamais versée coule lentement sur sa joue.
Une larme d'épuisement, d'abandon.
Car oui, pour la première fois dans sa vie, Riven, Commandante en chef des troupes d'élite de la Garde de Noxus, abandonne, et laisse de longs sillons d'eau salée creuser ses pommettes.
Elle pleure.
