La musique filtrait des portes entrouvertes. C'était une belle soirée d'été. Le chevalier Amrothos et sa soeur la Princesse Lothíriel de Dol Amroth discutaient à voix basse en écoutant la nuit.
- ... Je crois que c'est à ce moment que j'ai vu la vérité.
- Et?
Le jeune prince éclata de rire.
- Je ne me souviens plus.
Mais il y avait un éclat dans ses yeux que sa soeur jumelle pouvait lire sans se tromper: ce moment avait été tellement fort en émotions que c'était impossible de décrire ce qu'on avait vécu. Elle aurait voulu avoir été là quand le Sombre Pays s'était effondré. Il était vrai que même à Dor Ern Ephil, la cité du Prince, au milieu des réfugiés, la princesse avait goûté à cette brise de victoire.
Elle voulait tout de même tout savoir sur ce qui s'était passé. Mais cette bataille avait fait de son frère un homme et avait dressé comme un voile entre eux. Il avait vécu nombre de choses qu'elle ne pouvait imaginer. Dans l'absence, elle avait connu à la fois un désespoir et espoir impossibles à décrire.
La guerre était passée sur la Terre du Milieu pour la changer à jamais. Rien ne serait plus comme avant.
En rentrant dans la salle de bal, Lothíriel sourit. Certes, tout avait changé mais il y avait aussi de bons changements: Cousin Faramir dansait avec sa nouvelle épouse avec le visage radieux d'un homme amoureux. La princesse resta quelques instants ainsi à admirer le couple. Une légère pointe de regret traversa son esprit; l'histoire d'Eowyn et Faramir était rare, connaîtrait-elle seulement ce genre de félicité?
En retournant vers ses autres frères, elle croisa le nouveau Roi Aragorn et son épouse. Il semblait qu'après cette guerre les légendes et les rêves s'étaient réalisés.
Les siens se réaliseraient ils?
La princesse inspira profondément pour se remémorer qui elle était. Ses frères et son père étaient allés avec bravoure vers la bataille pour accomplir leur devoir. Elle était une princesse du Gondor et elle avait son propre destin à accomplir. Cela ne servait à rien de rêver comme le faisait les jeunes filles autour d'elle. Cela faisait longtemps qu'elle savait qu'elle représentait une alliance pour le Gondor offerte à n'importe quel royaume.
Pour avoir parlé de la vérité auparavant avec son frère, elle savait ce qu'il en était au Gondor: rares étaient les gens qui se mariaient par amour. Peut-être que la venue de ce roi de légendes apporterait un changement dans ce domaine aussi. Mais Lothíriel savait que cela importait peu. Pour avoir fréquenté les salons mondains de sa tante, elle savait que l'amour n'était qu'une émotion. Il y avait des valeurs bien plus importantes que cela: la bravoure, le sens du devoir, de l'honneur... Et, fille de guerrière qu'elle était, elle préférait surmonter ces défis plutôt que s'adonner aux plaisirs frivoles de l'amour.
Elle croisa le regard du Roi Aragorn et ne put s'empêcher de rougir. C'était comme s'il lisait dans ses pensées. On ne pouvait pas appeler ce valeureux monarque frivole mais son histoire était bien plus profonde que ce que l'on pouvait rencontrer dans un chemin aussi simple que celui qui attendait la princesse de Dol Amroth. Elle reprit rapidement contenance et son sourire princier. Elle adressait quelques paroles d'usage à une dame du Lebennin quand son cousin Faramir vint auprès d'elle avec son épouse:
- Lothíriel, j'aimerais te présenter enfin mon épouse Eowyn dame du Rohan et Princesse d'Ithilien.
La cousine sourit:
- Dame Eowyn j'ai entendu parler maintes fois de vos exploits de guerrière à Dol Amroth et je désirais ardemment faire votre connaissance.
Le regard franc d'Eowyn surprit la princesse:
- Faramir m'a aussi beaucoup dit sur vous...
Étonnée par tant de sincérité et bonté, Lothíriel eut un élan de générosité. C'était un geste qui venait d'elle et non des convenances qui avaient forgé sa vie:
- Dame Eowyn, je suis à votre entière disposition pour vous aider à vous adapter à votre nouvelle vie au Gondor. Je sais à quel point notre monde peut paraître compliqué.
La rohír sourit:
- Une complexité qui me semble bien inutile par moments. J'accepte votre aide avec plaisir. Votre cousin m'a raconté que vous désiriez apprendre le rohirric? Et bien je suis aussi à votre disposition.
En guise de remerciement, la princesse inclina la tête.
Elle repensait à cette rencontre alors qu'elle se promenait avec son père dans les gracieuses allées du jardin de la reine. C'était le jardin préféré de sa tante Finduilas et elle pouvait reconnaître les roses qu'on disait qu'elle avait chéries autant que ses fils.
Imrahil reconnaissait chaque parterre avec amertume. La présence de sa soeur errait encore ici et c'était pour cela qu'il avait choisi ce lieu pour avoir une conversation difficile avec sa fille.
Il avait longtemps craint que ce moment vint trop tôt et après l'horreur de la guerre, ce choix ne devait pas être difficile.
Comment pouvait-il pousser sa fille à faire un tel choix? Comme il avait ordonné à ses fils d'aller surmonter le combat dans le plus terrible des champs de bataille.
Imrahil inspira avec difficulté en observant à la dérobée sa fille. Elle avait changé depuis la guerre; ses journées à aider les réfugiés et ses soirées à converser avec la haute noblesse avaient fait d'elle une princesse exemplaire. Mais il avait perdu la capacité de pouvoir lire sous son gracieux masque. Ce fut avec des mots maladroits que le prince, connu pour son habilité dans les négociations politiques, commença cette conversation décisive:
- Almarië m'a raconté tout ce que tu as accompli avec les réfugiés. C'est un poids de moins de mes épaules ma fille, je t'en remercie. La providence m'a accordé de courageux fils et une fille d'une intelligence remarquable... et le Rohan.
Cette dernière remarque fit froncer les sourcils de la princesse. Quelle étrange tournure? Elle pressentait que son père allait lui annoncer quelque chose qui ferait tourner le vent.
- Le mariage de Faramir avec Dame Eowyn n'est que le début de ce renouveau d'alliance. Nous ne pourrons jamais remercier le Rohan comme il leur est dû.
Lothíriel répondit avec difficulté:
- Il est vrai que sans leur venue, les choses auraient été très différentes.
Imrahil acquiesça en continuant:
- Après cette audience entre le Roi Aragorn, Roi Eomer et ma propre personne, j'en suis venu à la conclusion qu'il serait judicieux de venir en aide au Rohan en marquant encore plus cette alliance.
Ce fut à cet instant que Lothíriel comprit où voulait en venir son père. C'était comme si toutes les forces de l'Ombre étaient apparues face à elle. Elle se figea et leva les yeux vers son père:
- Comme principauté qui se trouve à quelques pas du Rohan, je pense que c'est à Dol Amroth de tendre la main à nos sauveurs.
Imrahil articulait chaque mot comme si sa fille était mal-entendante. Il évitait son regard avec adresse. En tant que fils de la lignée de Dol Amroth, il avait toujours tant donné à son peuple. Il savait comment aller au combat sans flancher un instant. Mais, alors qu'il parlait à sa fille, il craignait de ne pas avoir assez de courage.
- C'est pour cela que je propose de leur envoyer du ravitaillement et des bêtes. Mais comme tu le sais, ma fille, ce genre de transaction est scellée par une alliance formelle. Et ce genre d'alliance se fait à travers un mariage politique.
Lothíriel leva les yeux du buisson qu'elle regardait. Elle ne savait pas quoi dire. Elle avait entrevue le roi du Rohan de loin mais elle n'avait pas eu l'occasion de lui parler. Mais cela importait peu, elle était une princesse née pour le devoir.
- Je comprends Père. Que désirez vous de moi?
Quand il lui répondit, elle inclina la tête. Elle était comme ses frères, une vraie fille de Dol Amroth. Leurs vies étaient devoir et quand il les appelait, ils se tenaient debout.
La nouvelle de la décision de la princesse fit rapidement le tour de sa fratrie. Lothíriel savait bien qu'elle pouvait facilement éviter Elphir qui était trop occupé avec son épouse ou Erchirion qui n'aimait rien de plus qu'une bonne bière avec les Chevaliers Cygne, mais Amrothos ne la laisserait jamais s'échapper.
Amrothos et Lothíriel étaient nés avec quelques minutes d'écart. Leur naissance avait eu raison de la mère. Côte à côte, ils avaient appris à vivre sans mère et survivre sous le joug de leurs devoirs princiers et les incessantes taquineries de leurs aînés. C'était grâce à Amrothos que Lothíriel avait appris à naviguer et c'était grâce à elle qu'il avait connu son premier amour. Mais lorsqu'il était devenu chevalier, leurs mondes s'étaient séparés. Malgré la tendresse qui les liait, ils n'avaient plus la même compréhension mutuelle qu'auparavant.
Pourtant, Lothíriel était celle qui le comprenait le mieux et il savait lire dans ses yeux gris. Ce soir-là, Amrothos ne comprenait pas sa soeur. Oui le devoir était quelque chose qu'il connaissait mais la facilité avec laquelle elle avait donné son accord pour cette alliance lui était incompréhensible.
- Mais Lothíriel il y a tant de chose dont tu rêves! Je ne comprends pas...
Elle lui sourit tristement:
- Je rêve de beaucoup de choses mon frère... Trouver la route mystérieuse qui mène à Valinor. Devenir une grande reine comme Tar Miriel. Explorer chaque recoin de la Terre du Milieu... Me battre à tes côtés et devenir capitaine des Chevaliers Cygnes. Devenir une troubadour sans nom qui chante pour survivre... J'ai trop de rêves. Mais courir après eux ne rimerait à rien. Tu sais très bien que notre peuple attend de nous que nous servions Dol Amroth et le Gondor jusqu'à notre dernier souffle.
Amrothos leva les yeux vers la voûte céleste et soupira:
- Je ne pourrais pas quitter Dol Amroth ainsi... Dire au revoir à ma famille, à mes amis... A ma vie...
Lothíriel répondit calmement:
- Pourtant, tu es parti au combat en sachant qu'il y avait de grandes chances que tu reviennes dans un cercueil. Tu nous as dit au revoir et tu es parti sans te retourner.
Elle se leva et fit quelques pas dans la sombre allée. Sa robe caressait le pavé sous ses pieds et le bruissement d'étoffe berçait le silence.
- Nous sommes les descendants des Princes et Princesses de Dol Amroth, un ordre de notre seigneur et nous savons servir. Je sais que tu penses que mon devoir est barbare mais je fais confiance à Père. Je sais qu'il ne me pousserait jamais dans les bras d'un homme qu'il ne respecte pas. Je lui fais confiance. Je ne vais pas vers la mort comme toi mais vers la vie. Et bien plus que tout cela, je fais confiance à Celui qui nous a créé et guidé jusqu'à présent. Peux-tu douter d'une telle confiance?
Ils restèrent longtemps silencieux. Même s'il ne pouvait plus la comprendre, Amrothos savait qu'il se tiendrait à ses côtés malgré tout. Il était également certain que le roi du Rohan, aussi puissant qu'il fut, n'aurait pas une chance face à lui s'il venait à faire du mal à sa soeur.
