Chapitre 1 : Prisonnier
Makalaurë ferma doucement les yeux, ramenant ses genoux contre sa poitrine, ce qui provoqua un désagréable bruit métallique de chaînes glissant sur le sol. Ses chevilles étaient entravées et ses poignets menottés dans son dos. Comment était-il arrivé ici, dans cette cellule du palais de Thingol dans la forêt de Doriath ? Il garda les yeux fermés, laissant la scène se rejouer dans sa tête.
Il chevauchait Lasbelin, son superbe cheval alezan, cadeau de son oncle Fingolfin. Dix de ses guerriers étaient avec lui il avait décidé de rendre visite à son cousin, Finrod, en Nargothrond. Ils avaient évité avec soin Nan Elmoth, mais s'étaient malheureusement trop rapprochés de Doriath, à cause d'attaques d'orcs les Sindar les avaient attaqués, et ils n'avaient pu fuir. Il était le seul survivant, et les guerriers lui avaient lié les mains dans le dos, l'avaient jeté sur le dos d'un cheval et emmené comme captif.
Arrivés dans Menegroth, Thingol avait froidement ordonné qu'on le jette dans un cachot en attendant qu'il décide d'interroger le prisonnier.
Maglor rouvrit les yeux en entendant un bruit de pas. Trois gardes approchaient. L'un d'eux ouvrit la porte de la cellule et vint lui détacher les chevilles. L'heure était venue, semblait-il. Le Noldo se laissa traîner dans les couloirs jusqu'à la salle du trône, les mains toujours menottées. Il se tenait droit, les épaules hautes, regardant droit devant lui, ignorant les insultes de la foule.
Les gardes le forcèrent à s'agenouiller, et il serra les mâchoires, humilié. Le roi le fixait durement de ses yeux verts, tenant entre ses mains l'épée que Fëanor avait forgée pour son deuxième fils. Thingol était fier et droit, vêtu de longues robes vert sombre brodées d'or et d'argent, sa couronne de feuilles d'argent de la même couleur que les longs cheveux qui tombaient dans son dos.
- « Qui es-tu, Noldo, pour croire que nous te laisserions approcher si près de nos frontières sans te châtier ? » Maglor ne répondit pas, se contentant de le regarder dans les yeux, et nul ne détourna le regard, s'affrontant sans qu'aucun mot ne passe la barrière de leurs lèvres serrées car fier était le cœur de tous les fils de Fëanor, comme celui d'Elwë Singollo, et n'était pas seulement puissante la voix du jeune prince, mais aussi sa volonté, digne de celle de son père.
- « Parle ! » Sans que ses yeux expriment aucune émotion, le plus jeune répondit simplement :
- « Nous cherchions à éviter des orcs qui rôdaient dans les parages, non à violer tes frontières, Sinda, et nous n'avons point attaqué ton royaume.
- Vous n'avez certes point attaqué mon royaume, contrairement à ce que les tiens ont fait à Alqualondë, mais cela ne vous permettait pas d'en approcher, Fratricide, et ne te dispense aucunement de faire preuve de respect !
- Et dis-moi, ô grand roi des Sindar, pourquoi devrais-je faire preuve de respect ? Je me suis comporté envers toi comme tu l'as fait envers moi. Si je suis captif, en quoi cela devrait-il influer sur mon comportement ? Je ne suis pas ton esclave pour te louer à chacune de tes paroles !
- Silence ! » Les elfes rassemblés dans la salle murmuraient, et nombreux étaient les regards de haine qui se tournaient vers le Noldo à genoux.
- « Ramenez-le dans sa cellule. J'ai assez entendu ses paroles insolentes pour aujourd'hui. » Les gardes levèrent brutalement Maglor et l'emmenèrent.
Près d'un mois s'écoula sans que le jeune elfe ne reçoive la moindre visite. Il était à nouveau enchaîné, mais ses mains étaient à présent entravées devant lui, par des chaînes qui lui laissaient une certaine liberté de mouvement pour qu'il puisse se nourrir sans être contraint d'imiter les animaux, et il était nourri correctement. Ce n'était certes pas les festins de Tirion, mais ce n'était pas l'immonde nourriture que Morgoth donnait à ses esclaves et ses prisonniers ; Maedhros en avait un peu parlé.
Finalement, un jour, les gardes le détachèrent à nouveau avant d'entraver ses mains par des menottes plus conventionnelles, et l'emmenèrent dans une salle, mais ce n'était pas la salle du trône. C'était une pièce plus petite, avec une grande fenêtre qui donnait sur un jardin, meublée d'une table ronde en bois sculpté et de fauteuils. Seuls quelques-uns étaient occupés hormis Elu Thingol et Galadriel, Maglor ne connaissait aucun des elfes assis ; Melian la Maia était également là. Un soldat attacha les chaînes fixées aux menottes du Noldo à la table, et le poussa sur une chaise. Les gardes sortirent ensuite.
Il y eut un long silence Makalaurë en profita pour dévisager chacun des elfes présents ils étaient sept en tout, si l'on oubliait l'Ainu. L'un d'eux, qui était assis à côté de Galadriel avait les yeux et les cheveux de la couleur de l'argent un autre avait une hache passée à la ceinture. Les affaires de Maglor avaient été posées dans un coin.
Finalement, la reine de Menegroth parla :
- « Quel est ton nom, fils de Fëanor ?
- Je suis Maglor.
- Le deuxième donc, murmura Melian. Surprenant.
- En quoi, Maia ? » Thingol assena une telle gifle à Maglor que sa tête partit en arrière. L'elfe ne vit plus rien pendant plusieurs secondes. Ses oreilles bourdonnaient, ses joues lui faisaient mal.
- « Assez de ton irrespect, Noldo !
- Je demandais simplement une explication. Et si vous m'appelez par le nom de mon peuple, pourquoi ne puis-je pas faire de même pour vous ?
- N'oublie pas qui tu es ici, Maglor, répondit froidement Elwë. Rien du tout. Je pourrais te trancher la gorge sans que personne ne m'en empêche.
- Alors pourquoi attendre ?
- Parce que je veux que tu répondes à mes questions. Mais si tu continues à t'adresser à nous avec tant d'irrespect et d'insolence, je pourrais mettre plus tôt que prévu ce projet à exécution.
- Et si tu comptes me tuer, pourquoi répondrais-je ? » Thingol ignora la question et reprit :
- « Où allais-tu, passant si près de nos frontières ?
- En Nargothrond.
- Pourquoi ?
- N'ai-je pas le droit de visiter l'un de mes cousins ?
- Pourquoi Finrod accepte-t-il encore de t'adresser la parole, je ne peux le comprendre, intervint avec mépris Galadriel.
- Peut-être est-il tout simplement doté de bien moins d'arrogance, d'orgueil, d'hypocrisie et d'incapacité à pardonner que toi… » Les Sindar bondirent sur leurs pieds et la jeune fille gifla à son tour son cousin.
- « Assez ! lança Melian. Il est inutile de vous laisser troubler par les paroles d'un serpent.
- Un serpent ? Sans doute, mais si c'est le cas je ne parle pas avec autant de perfidie que les Ainur. Ce défaut vient d'eux.
- Comment oses-tu ? fulmina Thingol.
- Nous savons que tu t'es révolté contre les Valar, tança Melian.
- Évidemment que nous nous sommes révoltés, Melyanna, hormis Námo et peut-être Ulmo, aucun des Valar n'est digne de notre confiance. Ils ne sont guère que des hypocrites qui se vautrent tant dans leur arrogance et leur soif de pouvoir qu'il est étonnant qu'ils n'aient pas encore pris l'apparence physique des porcs, elle leur conviendrait bien mieux. » Des cris d'outrage résonnèrent, tandis que la reine pâlissait.
- « Comment connais-tu mon nom ?
- Il se pourrait que Námo t'ait mentionnée une ou deux fois. Pas pour chanter tes louanges, d'ailleurs. » Les Sindar froncèrent les sourcils, et la Maia dit avec surprise :
- « Tu sembles apprécier le Juge.
- Il m'a enseigné la musique.
- Il n'apprécie guère la compagnie d'autrui, pourtant. » Maglor éclata d'un rire railleur.
- « À moins que ce ne soit autrui qui n'apprécie guère sa compagnie. Je sais bien que tu ne l'as jamais apprécié. » Un nouveau silence tomba, plus long. Les habitants de Doriath s'étaient rassis et se consultaient du regard, observaient leur souverain qui lui semblait songeur. Il finit par parler.
- « Nous ne pouvons te relâcher, fils de Fëanor.
- Je m'en doute.
- Tes frères réclameront sans doute ta libération.
- Ils penseront probablement qu'il est mort ou qu'il a été capturé par des orcs. Les corps auront disparu avant que sa disparition ne soit remarquée, et nul ne nous soupçonnera si nous gardons le silence » fit remarquer un des elfes présents. Thingol hocha la tête. Makalaurë se tendit, comprenant où allait mener cette conversation.
- « J'ai pris une décision, finit par annoncer le roi. Tu resteras en Doriath, fils de Fëanor, avec interdiction de sortir de Menegroth sans ma permission donnée de vive voix et par écrit. Il te sera interdit de porter une arme. Si tu tentes de t'enfuir, si tu désobéis à nos lois, si tu fais du mal à qui que ce soit, tu seras emprisonné, jugé et exécuté. Est-ce clair ? » Le jeune Noldo serra les mâchoires et refusa de répondre, défiant Thingol du regard. Vous ne ferez pas de moi votre esclave, hurlaient ses yeux.
- « Est-ce clair ? »
Voyant que Maglor ne répondrait pas, le souverain soupira et fit signe aux gardes d'emmener le prisonnier.
Makalaurë ne fut pas reconduit à sa cellule, mais à une petite chambre non loin de la salle du trône. La pièce, aux murs blancs, était meublée d'un lit, d'une grande armoire, d'un bureau et d'une chaise. Les meubles étaient de bois sombre, le lit était recouvert de draps blancs très simples. Le sac de voyage de l'elfe avait été posé dessus, ouvert. Maglor en vérifia rapidement le contenu : tout était là, hormis ses armes. Son arc, son carquois, ses flèches, ses dagues et son épée avaient été confisqués et étaient probablement dissimulés ailleurs.
Le fils de Fëanor ferma les yeux et, déposant son sac sur le sol, s'étendit sur le lit et s'endormit malgré sa méfiance et sa peur.
Quelques heures plus tard, lorsque Thingol pénétra dans la petite pièce, il découvrit le jeune elfe roulé en boule et tremblant dans son sommeil. Fronçant les sourcils, le roi nota qu'il semblait cauchemarder et que des larmes baignaient ses joues. Sans trop s'en préoccuper, il jeta un œil au reste de la pièce, remarquant avec une pointe d'agacement que le jeune Noldo n'avait pas rangé ses possessions dans l'armoire. Il haussa les épaules et reposa son regard sur l'être endormi qui avait commencé à gémir faiblement en quenya. Évidemment. On n'effaçait pas en un jour des siècles. Malgré tout, l'époux de Melian pinça les lèvres et sortit, décidant qu'il reviendrait plus tard pour parler au captif.
En attendant, il rejoignit les autres elfes, qui avaient été avec lui lors de ce conseil. Il s'assit et demanda à Galadriel :
- « Que peux-tu me dire à son sujet ? » L'elleth haussa les épaules.
- Pas grand-chose. Nous n'avons jamais été très proches. Il s'entendait beaucoup avec Finrod ; ils passaient une grande partie de leur temps libre ensemble. Il a été l'élève de Námo, ce qui n'avait jamais paru perturber Fëanor alors qu'il n'a jamais eu la moindre affection pour les Valar. Il est un musicien très doué certains prétendaient qu'il pouvait entendre la Musique originelle, mais personne ne l'a jamais confirmé. Il est le plus doux de sa fratrie mais il ne s'entendait pas avec sa mère. Je ne sais pas pourquoi.
- Je vois. » Le silence tomba. Thingol fit signe à ses sujets de sortir, et lui-même retourna auprès du jeune prisonnier.
Il s'était réveillé et assis sur le lit, les yeux perdus dans le vague. Il ressemblait à un enfant perdu. Lorsque Thingol entra, il ne tourna pas la tête dans sa direction, mais le roi sut qu'il l'avait entendu.
- « Maglor.
- Oui, c'est mon nom. Vous aviez un doute ? » Le Sinda serra les mâchoires, l'envie de gifler l'insolent le démangeant. Melian, qui l'avait suivi, posa sa main sur son épaule.
- « Je te suggérerais de faire preuve d'un peu moins d'insolence et d'un peu plus de respect. » L'autre haussa les épaules.
- « Demain, tu seras puni pour ce que tu as fait à Alqualondë. Tu seras fouetté devant mes sujets. » Le Noldo n'eut aucune réaction visible, se contentant de regarder fixement Thingol. Le roi fronça les sourcils, s'étonnant intérieurement de cette absence de réaction. Il s'était attendu à des protestations, des cris, de la haine. Pas à ce silence.
Toutefois, il ne demanda aucune explication et se retira avec son épouse.
Resté seul, Maglor se recroquevilla sur le lit et fondit en larmes, terrifié. La peur lui dévorait les entrailles. Qu'allait-il devenir en ce lieu où tous le haïssaient ? Reverrait-il un jour sa famille ? Il était peu probable qu'il parvienne à s'enfuir, en raison des sorts qui protégeaient la forêt. Où qu'il tente d'aller, il serait rattrapé et tué. Il ne se sentait pas prêt à faire face à Námo. Le Vala ne voudrait sans doute plus de leur ancienne amitié ; il l'avait trahi, après tout.
À cette pensée, les pleurs de l'elfe redoublèrent et il se roula davantage en boule, essayant de se protéger du monde extérieur. Il avait peur, tellement peur.
- « Atto » bredouilla-t-il sans s'en rendre compte. Il voulait être auprès de sa famille, sentir son père refermer ses bras musclés par le travail de la forge autour de lui et le bercer jusqu'à ce qu'il s'endorme, comme l'enfant qu'il n'était plus. Il voulait que ses frères l'entourent et le rassurent chacun à leur manière, parfois un peu bancale. Ils lui manquaient tous tellement qu'il en avait mal. La douleur en devenait physique.
Il ne réalisa qu'il s'était endormi que le lendemain matin, lorsqu'on frappa à la porte de sa chambre. Il se réveilla en sursaut et s'assit sur le lit, observant de ses yeux d'argent encore fatigués la porte qui s'ouvrait, laissant passer Thingol et trois gardes.
Il fut emmené à l'extérieur, là où tout Menegroth attendait. Un garde lui ôta sa tunique, la jetant sur le sol, et un autre lia ses poignets au-dessus de sa tête, à la branche d'un chêne.
- « Maglor Fëanorion, annonça la voix puissante du roi de Doriath. Vous avez participé au massacre des centaines d'elfes qui vivaient à Alqualondë et au vol de leurs navires, que vous avez ensuite aidé à brûler. Pour celui, vous êtes condamné à recevoir cent coups de fouet, puis à demeurer en Doriath, avec l'interdiction formelle d'en sortir hormis sur mon ordre, et de servir son peuple. » Il marqua une pause puis reprit :
- « Qu'on applique la sentence. »
Makalaurë sentit un frisson lui parcourir l'échine. Un garde coupa ses longues boucles noires au ras du cou puis s'écarta.
Le fouet claqua, laissant derrière lui une sensation de brûlure. Tout son corps se tendit dans l'attente des coups suivants.
- « Un. »
La lanière de cuir cingla une nouvelle fois sa peau nue. Il étouffa un gémissement de douleur, essayant de se concentrer sur ses souvenirs. Maedhros avait souffert bien pire que cela, et même s'il n'était pas aussi fort que son frère, il tiendrait. Pour lui.
- « Deux. »
Au cinquantième coup, la douleur était si intolérable qu'il ne put retenir un gémissement.
Au quatre-vingtième coup, il cria.
Au quatre-vingt-dixième, il hurla.
Au centième, sa vision se brouilla et il perdit connaissance.
