Chapitre I.

Selena rangea à la hâte ses livres et ses cahiers et quitta précipitamment la classe quand le son libérateur de la cloche retentit. Elle était déjà loin dans le couloir quand les portes s'ouvrirent l'une après l'autre sur la foule d'élèves tapageurs. La jeune fille se fraya un chemin parmi un groupe d'étudiants et se rua vers la sortie, des larmes de rage au coin des yeux. Encore une fois, elle était la risée de tous les septièmes années, si ce n'était du King's College entier. Une bande de garces de sa classe s'était amusée à déchirer et à taguer toutes ses affaires alors qu'elle se trouvait sous les douches après le cours de sport : Selena s'était retrouvée le restant de la journée avec une jupe raccourcie de trente bons centimètres, un chemisier arraché – en totale contradiction avec le strict uniforme de l'école - et un sac sur lequel l'inscription QUEER était marquée d'un rouge criard. Ses professeurs n'avaient pas tellement apprécié ce nouveau style et souhaité convoquer les parents de la jeune fille.

Depuis qu'elle était arrivée dans cette école de malheur, on ne tarissait pas d'insultes et de coups bas à son égard, mais jamais elle n'en avait vraiment compris la cause. Selena peinait toujours à s'intégrer aux autres et à se faire des amis. Et elle se savait qu'elle n'y parviendrait jamais. Le prétexte invoqué était « trop différente ».

Mais cette fois c'était de trop.

Les filles de sa classe la regardèrent passer en riant aux éclats tout en la montrant du doigt. Elles avaient prestement enlevé leur veste d'uniforme, remonté leur jupe et déboutonné les premiers boutons de leurs chemisiers, roucoulant lorsque des garçons s'approchaient, leur offrant des cigarettes en les prenant par la taille. Selena s'éloigna rapidement, affichant une moue écœurée tout en passant une main sur ses joues pour les sécher. Elle ferma la fermeture éclair de son sac et le jeta négligemment sur son épaule, s'éloignant du portail à pas marqués.

La jeune fille changea de direction pour éviter les rues les plus vivement animées du coin. Elle marcha un long moment sans en avoir réellement conscience, errant devant une librairie et une boutique de disques lorsqu'on lui fonça dessus.

- EH ! Vous pourriez faire attention ! s'exclama-t-elle.

L'homme qui l'avait bousculé ne se retourna même pas, redressant nonchalamment le chapeau haut de forme qu'il avait sur la tête. Selena fronça les sourcils en considérant l'accoutrement de l'individu : une cape bleu nuit et des bottes en cuir lustrées parfaisait sa tenue. D'où il sortait, cet énergumène ?

Elle avisa la librairie et y entra, plus pour se changer les idées que par véritable intérêt.

Des dizaines de volumes étaient arrangés en pagaille, pas même classés. Même Selena qui adorait lire trouva soudain les ouvrages d'histoire et de médecine terriblement ennuyeux.

- Je peux vous aider ?

Selena se retourna brusquement. Un petit homme chauve la dévisageait, ses sourcils broussailleux froncés sur ses yeux dissimulés derrière des lunettes cerclées d'écaille. La jeune fille rougit honteusement en comprenant que c'était son apparence et le graffiti sur son sac qui s'étaient attirés le regard critique du vendeur.

- Non merci. Je jetais juste un coup d'œil.

Le commerçant acquiesça tout en regagnant sa place derrière le comptoir.

Elle allait sortir de la boutique quand un petit livre très différent des autres retint son attention. Selena tendit la main pour l'examiner de plus près ; il s'agissait en fait d'un carnet à la couverture en cuir noire et miteuse. Elle le feuilleta brièvement mais il n'y avait rien d'inscrit à l'intérieur.

- Ceci n'est pas à vendre mademoiselle.

Le livret à la main, Selena se tourna vers le libraire.

- Alors pourquoi l'exposez-vous ?

- Ce n'est pas à vendre, répéta-t-il catégorique.

De plus en plus intriguée, elle se dirigea vers le comptoir et déposa le carnet dessus.

- Combien ?

- Je viens de vous le lire : il n'est pas à vendre, dit le vendeur en détachant chaque syllabe et en lui adressant un regard noir.

Selena l'ignora superbement et dégaina son porte-monnaie.

- Je vous l'achète cinq livres…dix livres…

- Non mademoiselle !

- Je suis prête à mettre plus vous savez.

Elle n'avait pas d'argent à profusion – bien au contraire – mais son désir de posséder le petit livre noir ne faisait que s'accroître alors que le libraire le lui refusait.

- Je ne l'ai pas acquis en l'achetant, je l'ai trouvé. Et je ne sais pas…

- C'est juste un carnet voyons ! Il n'y a rien d'écrit dedans, je ne vois pas le problème. Je ne pensais pas qu'on pouvait refuser un article à des clients.

Selena détestait ce qu'elle faisait mais ses remords passèrent bien vite aux oubliettes lorsque le libraire eut une moue dubitative en la considérant par-dessus ses lunettes brillantes. Elle attendit encore un moment et sut qu'elle avait gagné avant même qu'il n'ait parlé.

- Bon…dix livres…

Elle ne se fit pas prier et, après avoir réglé, s'empara du carnet tant convoité avec un sourire de triomphe.

Selena avait eu la chance d'éviter ses parents en arrivant chez elle et s'était aussitôt changée pour revêtir un jogging bien plus confortable et moins tape à l'œil que sa tenue lacérée. Quand à son sac…elle l'avait dissimulé sous son lit avec contrariété.

Elle referma son livre de géographie et repoussa toutes ses affaires d'école sur le coin de son bureau avant de prendre son dernier achat et de le poser devant elle, l'examinant sous toutes les coutures. Bien que les pages soient totalement vierges, le journal semblait avoir déjà vécu comme en témoignait la couverture éraflée et les pages cornées fortement jaunies, à moins que ce soit l'effet souhaité par les concepteurs de ce type de produit. Mais en observant de plus près la couverture, elle en revint à sa première idée : le carnet avait près de soixante ans.

Selena parcourut les pages quand elle remarqua sur la toute première une indication tracée dans une encre qui avait un peu bavée : T.E. Jedusor.

C'était donc un journal intime. Devait-elle retrouver son propriétaire et le lui rapporter ?

Les pages pures de toute écriture lui suggérèrent que son possesseur l'avait tout simplement jeté, n'aurait-il pas écrit dedans sinon ? Aussi décida-t-elle de le garder. Après tout, elle avait dû faire des pieds et des mains pour le posséder, alors pourquoi s'en débarrasser ensuite ?

En tout cas, ce nom ne lui disait strictement rien.

Selena tourna quelques pages qui bruissèrent doucement sous ses doigts. Elle attrapa son stylo plume et écrivit, grimaçant lorsque la plume écorcha le papier. Elle gribouilla sur la feuille pour le faire mieux fonctionner.

- Selena, à table ! appela sa mère à l'étage inférieur.

Selena posa le stylo sur la reliure et repoussa sa chaise.

Elle ne retoucha pas au livre noir de la soirée.