- Kôyô, j'ai entendu de drôles de rumeurs à ton sujet.
- Je ne progresse pas assez vite ?
Droite sur le fauteuil faisant face au chef de la Mafia, la demoiselle ne savait que répondre à la phrase du vieil homme. Sa réponse n'était pas vraiment adaptée mais elle ignorait totalement de quelles rumeurs il pouvait bien s'agir. Qu'est-ce que ça pouvait bien être à part une progression trop lente de ses capacités ou une mauvaise exécution d'une mission ? Pourtant non… ses missions récentes s'étaient déroulées sans encombre et elle avait été on ne peut plus efficace, son mentor le lui avait même clairement dit. Alors oui, qu'est ce que le vieux pouvait bien lui vouloir ?
- Murasaki m'a dit que tu allais souvent dans un parc vers le centre-ville. Est-ce vrai ?
- Oui
- Quasi toutes les semaines pour ensuite passer non loin du ghetto, n'est-ce pas ?
- C'est exact.
Quand le boss tournait autour du pot comme ça, ça n'était jamais bon signe. Pourtant Kôyô demeurait immobile. Hors de question de montrer quoique ce soit de ses sentiments à cet homme…
- Tu as été d'une grande efficacité lors de tes dernières missions, ton mentor a dû te le dire. C'est pourquoi il t'a aussi laissé un peu plus de liberté ces derniers mois. Cela ne voulait pas nécessairement dire qu'on te laisserait totalement libre.
Pendant une fraction de seconde, le masque d'impassibilité de la jeune fille craquela. Qu'insinuait-il ? Sans qu'elle le remarque et malgré ses efforts, ses doigts s'étaient même crispés sur son ombrelle, posée sur ses genoux. Elle n'avait jamais rien fait qui aurait pu causer du tort à la Mafia, elle en était persuadée, pourtant quelque chose n'allait pas.
- Arrêtez de parler pour ne rien dire et venez-en au fait, finit-elle pas dire froidement.
Les lèvres du boss se tordirent en un rictus qui n'annonçait rien de bon.
- J'ai hésité à te punir pour nous l'avoir caché mais maintenant…
toc toc toc
Trois petits coups secs résonnèrent à la porte du bureau. Kôyô pensait que le vieux serait contrarié d'être interrompu sauf que tout au contraire, son rictus sembla s'agrandir alors qu'il lançait un « Entrez » qu'on aurait pu qualifier « d'enjoué ».
La porte s'ouvrit donc pour laisser entrer trois silhouettes. La plus grande était celle du médecin, Mori Ôgai que la demoiselle connaissait déjà, de même pour le jeune garçon à la tête encore couverte de bandages qui l'accompagnait quasi partout. Quant à la troisième silhouette…
- Comment va le jeune garçon Docteur ?
- Très bien, très bien, répondit la voix de Mori. Il a essayé de s'enfuir quand je suis venu le chercher. Son talent de pouvoir contrôler la gravité a causé quelques problèmes à mes hommes mais Dazai a fini par le calmer. Il semble encore avoir du mal à contrôler son don cela dit.
Mori se retourna ensuite vers la petite silhouette derrière lui, restée dans l'obscurité, agrippé à sa veste de médecin et clairement intimidé par la situation. Le docteur prit sa voix la plus douce.
- Allez, aie la politesse de saluer ton parrain.
Kôyô s'était levée. Elle avait deviné l'identité du troisième invité juste à sa silhouette. Ses soupçons se confirmèrent totalement lorsque, s'éloignant enfin un peu de Mori, on vit apparaître une petite tête rousse aux yeux bleus. Le garçon leva les yeux vers le vieil homme avant de tourner son regard vers la dernière personne de la pièce à laquelle il n'avait pas prêté attention jusqu'à présent : une jeune fille de 15 ans en kimono blanc/rose pale avec une ombrelle rouge.
- Kôyô !
Reconnaissant enfin un visage familier et surtout, amical, le garçon courut vers la jeune fille et s'engouffra immédiatement sous son kimono. La demoiselle, incapable de trouver les mots, caressa la tête du jeune homme à travers le tissu.
- Cela fait plusieurs mois que tu le connais, le voilà enfin ici.
Le boss avait reprit la parole, et ce n'était pas une question. Kôyô n'avait pas à répondre, elle ne pouvait pas. Son crime était clair : elle avait rencontré un enfant possédant un talent qui pouvait leur être utile, un talent permettant de contrôler la gravité et pourtant, la demoiselle n'avait rien dit. Elle avait sciemment tenu la Mafia dans l'ignorance pour que cet enfant ne soit pas 'recruté'.
- Il vivra avec toi chez ton mentor. Fais en sorte qu'il contrôle son pouvoir et je ferai en sorte de ne pas t'en vouloir pour ce « fâcheux oubli » de ta part.
Kôyô sentait son sang bouillir. Non ils ne pouvaient pas… ils ne pouvaient pas l'avoir forcé à venir ici ! N'avait-il pas une famille ? Que leur avaient-ils fait ? Tout ces efforts pour tenir l'enfant à distance de ceux-là même qu'elle servait réduits à néant. Car Kôyô savait, oh oui elle savait bien ce qu'on exigeait comme services dans leur monde. Tout comme elle savait que l'enfant blotti contre elle en ce moment même était trop tendre pour supporter tout ce qui se passait ici.
- Désolé Kôyô… dit la petite voix tandis que la jeune fille déposait à manger devant lui.
- Pourquoi donc ?
- … Tu m'as dit de m'enfuir si des hommes en noirs venaient, qu'ils étaient méchants… mais j'ai pas pu…Désolé.
Fuyant le regard du garçon, elle sentit sa poitrine se serrer. Non, il n'avait pas à s'excuser, c'était de sa faute à elle… elle aurait dû refuser de le revoir, prendre un autre chemin au lieu de toujours passer par ce parc, s'empêcher de toujours faire ce petit détour vers la sortie ouest où se trouvaient les balançoires pour y trouver la petite frimousse rousse aux yeux bleus. Oui, si elle l'avait ignoré il y a un an, les hommes en noirs ne seraient jamais venus le chercher.
- Tu n'y es pour rien Chûya. Mange maintenant, tu dois avoir faim.
Pour y avoir été assez régulièrement, Kôyô savait que la nourriture fournie à la clinique de Mori n'était pas fameuse, et le jeune homme avait dû y passer un certain temps. Pourtant, il n'y toucha pas et continua de fixer la table.
Mal à l'aise, l'adolescente chercha à dire quelque chose pour rompre le silence.
- Je ne te voyais pas ces dernières semaines.
Elle vit le garçon devenir encore plus tendu. Avait-elle dit quelque chose de mal ?
- Maman et papa sont morts.
Le silence se fit encore plus lourd qu'avant. La Mafia avait donc été jusque là pour l'avoir ?
- Ils ont eu un accident… L'explosion dans le quartier sud…
Kôyô en avait entendu parler car c'était passé aux infos. Elle n'avait pas soupçonné toutefois que la famille de Chûya pouvait être touchée par ça car il ne vivait pas dans ce quartier. Cependant, elle se souvint que c'était une usine qui avait explosé, et que des ouvriers avaient été tués dans l'explosion… Ses parents avaient dû en faire partie.
- Je suis désolée…
Ce fut tout ce qu'elle parvint à dire mais l'enfant continua, visiblement désireux de raconter ce qu'il avait vécu. Il le pouvait enfin, maintenant qu'il se trouvait avec une personne de confiance.
- La police m'a amené dans une maison avec d'autres enfants, dans le ghetto. On avait pas tout le temps à manger et les autres se moquaient parce que je suis petit. Je voulais partir pour te trouver mais on me laissait pas sortir. Puis un jour, j'ai entendu des gens dire qu'ils me cherchaient, qu'ils te connaissaient et venaient me chercher pour m'amener chez toi mais je savais qu'ils mentaient, parce qu'ils étaient en noir, comme t'avais dit ! Je savais que c'était des méchants !
Kôyô s'était levée pour aller s'accroupir à côté de Chûya, toujours assis à table. Elle avait posé ses mains sur les siennes pour le rassurer.
- Tu es avec moi maintenant.
Rassurer par des mots n'était pas son fort, d'autant plus qu'elle se savait responsable de ce qui lui arrivait maintenant. L'enfant en était toutefois totalement inconscient et se pencha pour aller dans les bras de la jeune fille.
- Tu vas me protéger des méchants maintenant, hein ?
Que répondre à ça ? Un simple « Oui bien sûr » suffirait à l'apaiser et le rendrait plus réceptif au fait de manger -chose à laquelle Kôyô tenait car elle avait bien remarqué qu'il avait maigri par rapport à leur dernière rencontre-, cependant… cependant cela ne rendrait que plus difficile le moment où Chûya apprendra la vérité à son sujet.
La demoiselle se défit donc doucement de l'étreinte du garçon et passa une main dans ses cheveux, les lèvres pincées par un aveu qu'elle ne voulait pas faire.
- Chûya, je… *elle marqua une pause. Comment lui dire ça ?* En fait… je suis une méchante moi aussi. Je vis et travaille avec eux.
Les yeux de l'enfant s'écarquillèrent. Allait-il fuir ? Allait-il refuser de la voir maintenant ? La jeune fille ne le voulait pas, bien sûr, mais serait incapable de l'en empêcher. Enfin… du moment qu'il restait dans la maison, puisqu'au delà il serait forcément arrêté par les gardes surveillant la résidence.
Il baissa les yeux, comme s'il allait se mettre à pleurer, mais au contraire préféra la reprendre dans ses bras.
- T'es pas une méchante pour moi, t'es comme ma grande sœur.
Ne pouvant retenir un soupir de joie et un sourire, Kôyô lui rendit son étreinte et l'embrassa sur le front.
Pendant près d'un an, depuis que ce garçon maigrichon lui avait foncé dedans en larmes, faisant tomber la glace de Kôyô par terre, ils s'étaient rencontrés régulièrement, environ une fois par semaine, toujours au même endroit. Elle jouait avec lui, lui achetait même des friandises et de son côté, il lui permettait d'oublier pour un temps les responsabilités et les ordres de la Mafia.
Souvent laissé seul parce que ses parents travaillaient, Chûya avait vite noué avec cette inconnue en kimono, le visage toujours à l'ombre de son ombrelle. C'était totalement par hasard à vrai dire que la demoiselle avait appris qu'il avait un pouvoir. Un fait qui, comme on le sait, était resté secret pour éviter d'amener l'innocent dans le monde où elle-même avait grandi. Un piètre échec et pourtant… pourtant maintenant qu'il était là, dans ses bras, juste après avoir appris qu'il était désormais orphelin, Kôyô savait qu'il ne pouvait pas être plus en sécurité ailleurs.
Malgré cela, elle ne se doutait pas que cette enfantine expression « comme ma grande soeur » allait rester, s'ancrer, et devenir une telle habitude, que ceux qui ne les connaissaient pas penseraient qu'ils l'étaient réellement. La ressemblance physique, ne serait-ce que pour la couleur des cheveux, y était aussi pour quelque chose.
