Ces hommes-là sont mauvais. Titus en est persuadé.
Depuis qu'ils sont tombés du ciel, ils n'ont fait qu'essayer d'imposer leurs coutumes barbares et leur technologie à leur peuple, et n'ont amené avec eux que la destruction. Ils sont venus empoisonner la terre, et ils ont commencé par le cœur de son Heda.
Il n'y a qu'à voir le regard qu'elle porte jour et nuit sur Wanheda pour comprendre qu'elle a du être intoxiquée par une quelconque drogue du Skaikru – son comportement récent n'est pas explicable autrement. Titus le sait parfaitement.
Tous les ambassadeurs des Treize Clans se lèvent d'un coup quand la femme qu'Heda a choisie comme Houmon rentre dans la pièce, un sourire aux lèvres, et Titus se raidit à côté du trône vide de son Heda.
Un sourire. Pourquoi pas un rire, tant qu'elle y est ?
Titus est scandalisé – et furieux. Mais il ne dira rien. Il est bien trop respectueux pour ça, lui.
Ces hommes-là sont insolents. Wanheda lui jette un regard triomphant au passage, et va s'asseoir aux côtés sur le trône plus discret qui lui est destiné, l'enfant soigneusement empaqueté dans ses bras.
De sa place, Titus peut apercevoir les fourrures qui enveloppent le petit humain – des animaux que Heda elle-même a chassés, comme la coutume le veut - mais un petit pied sort de l'emballage de couvertures, en pied enveloppé dans un des accoutrements ridicules de Skaikru qui emmitoufle entièrement l'enfant.
Une grenouillère, a essayé de lui expliquer Abi kom Skaikru quand elle tenait sa petite-fille avant le début du conseil. Comme si ce mot existait. Titus ne s'est même pas gratifié d'une réponse.
Même dans le choix de vêtements de l'enfant de son Heda, Wanheda a imposé son style – un mélange de traditions de Skaikru et Trikru. Il est sûr qu'elle l'a fait exprès.
Wanheda sait parfaitement ce que Titus pense d'elle et de son influence nuisible sur Heda, et à en croire le regard en coin satisfait qu'elle lui lance subtilement par-dessus son épaule, l'aversion est réciproque. Titus retient un grognement mécontent.
Toute cette cérémonie est grotesque.
La tradition veut que le bébé ait six mois quand on le présente aux autres membres du clan. Six mois, soit l'âge auquel les chances de survie sont assez élevées pour qu'on puisse lui donner un nom, et une place dans le clan.
Ces hommes-là sont ignares. Il y a des traditions et des règles précises lors de la présentation d'un bébé, et depuis les vingt ans qu'il a l'honneur d'être Fleimkepa, Titus les a faites respecter point par point, pour toutes les naissances, dans tous les villages des Douze Clans.
Mais Heda et Wanheda en ont cassées, des traditions, à commencer par procréer de base, ce qu'aucun commandant n'avait jamais fait avant Leksa kom Trikru, malgré les recommandations de Titus bien sûr, et le bébé a déjà un nom.
Titus s'est étranglé - au sens propre du terme – quand Heda lui a appris.
Un nom.
Le bébé a eu un nom dès le jour de sa naissance. Et un nom de Skaikru, de surcroît.
Jessie.
Alors qu'il existe des centaines de noms de Trikru qui ont des significations nobles et dignes de l'héritière d'un commandant. Mais non, Wanheda a choisi Jessie.
Titus a tenté de protester que l'enfant n'allait peut-être pas survivre aux premiers mois de vie sur Terre, et aurait mieux fait de garder pour lui ses réflexions – tout aussi pertinentes qu'elles soient, à son humble avis – puisque la rage d'Heda a pu se faire entendre dans tout Polis.
Apparemment, la même technologie de Skaikru qui a permis l'existence même de ce bébé lui assure aussi une survie certaine, et Heda a décidé que la présentation officielle de sa fille aux représentants des Treize Clans et au peuple de Polis aurait lieu à ses trois mois.
Trois mois. La moitié de ce que la tradition exige. Titus a voulu s'y opposer, mais elle n'a rien voulu entendre, et il a dû s'incliner.
Titus a dû céder sur beaucoup d'autres sujets depuis la naissance de l'enfant, à vrai dire.
Il a renoncé à ce que l'enfant soit mis au monde devant les Ambassadeurs des Treize Clans selon l'usage – le simple fait qu'il émette l'idée lui a d'ailleurs valu un bannissement des quartiers privés d'Heda pendant une semaine.
Il a accepté de ne pas immerger l'enfant dans les entrailles de la monture d'un guerrier valeureux à la naissance pour le rendre immun aux maladies selon la doctrine, parceque la mère de Wanheda en a découragé Heda. Comme si elle s'y connaissait plus en médecine que lui, celle-là.
Il a renoncé à faire dormir l'enfant à l'extrémité des quartiers généraux, avec les nourrices comme le font tous les autres enfants de la garde rapprochée d'Heda et de ceux qui vivent dans la Tour du Commandant.
Personne n'est censé dormir dans la chambre d'Heda, pourtant. Personne.
Wanheda a déjà contourné la loi depuis un bout de temps, et voilà qu'elle emmené sa progéniture avec elle, maintenant. Titus a argumenté que c'était mettre en péril la sécurité d'Heda, et Heda l'a fait taire d'un regard. Et depuis, l'enfant dort dans la chambre du Commandant, aux côtés d'Heda et Wanheda.
Et enfin, il a capitulé sur l'une des traditions les plus sacrées de son peuple. Il a voulu prendre le sang du bébé à la naissance, comme le veut la tradition pour repérer plus aisément les Nightbloods, mais Heda ne l'a pas laissé approcher du berceau. Et quand il a insisté, elle lui a calmement conseillé de rejoindre ses quartiers d'un ton qui ne laissait place à aucune protestation.
Titus n'a pas remis la main sur l'enfant depuis. D'ailleurs, il évite le plus possible d'entrer en contact avec le petit être humain, que ce soit quand Wanheda se promène avec dans la Tour du Commandant, ou quand Heda s'abaisse à la bercer à même son trône, ignorant superbement les cris étranglés de son Fleimkepa qui proteste que ce n'est pas le rôle du Commandant !
Heda écoute de moins en moins ses conseils avisés, ces derniers temps. Titus en blâme les hommes du Ciel, évidemment. Depuis qu'elle est à ses côtés, Wanheda glisse des idées perfides à l'oreille d'Heda qui ne plaisent pas du tout à Titus, et Heda les écoute, au lieu de lui, son Fleimkepa, son plus fidèle conseiller.
Wanheda a certainement la pire influence possible qu'on puisse avoir sur Heda.
Qu'est-ce que cette manie de vouloir la paix à tout prix ? De vouloir sauver tout le monde ? Pour le commandant de la mort, elle veut certainement beaucoup la paix. Wanheda est une fraude, et Titus est déterminé à l'exposer.
Mais à voir les regards bienveillants que posent les ambassadeurs sur elle, Wanheda est une personne respectée. Et appréciée. Titus ne voit vraiment pas pourquoi.
Ces hommes-là sont irrespectueux. De toutes les traditions de son peuple et des coutumes qui les ont accompagnés depuis des décennies.
Wanheda, elle, est particulièrement irrespectueuse de sa personne. Elle l'a toujours été, bien avant d'avoir empoisonné le cœur d'Heda, bien avant d'avoir perverti sa raison.
Et Titus a essayé d'en prévenir les autres. Il leur a demandé d'aller convaincre Heda de répudier au loin la fille venue du ciel, puisqu'elle ne voulait pas l'écouter lui, mais depuis la défaite d'Azgeda, les autres ambassadeurs semblent adhérer à cette idée de paix et de félicité que propose Wanheda, qui dans l'esprit de Titus est insensée.
Il a comme la désagréable sensation qu'eux aussi écoutent plus ce que Wanheda a à dire que lui depuis un certain temps déjà. Mais il se trompe sûrement. Préférer la compagnie de Wanheda à la sienne ? Inimaginable. Wanheda a dû les empoisonner aussi, ça parait probable.
Qu'à cela ne tienne, Titus se battra contre elle tout seul si il le doit. Il profite d'ailleurs du peu d'attention qu'on lui porte pour dévisager furieusement Wanheda, qui ne lui jette pas un regard et préfère baisser les yeux vers sa fille.
L'enfant, elle, semble avoir remarqué le regard lourd de Titus, et lève les yeux vers lui. Se mettrait-elle à le défier, elle aussi ? Titus secouerait la tête de droite à gauche si il n'était pas si digne. Il n'a pas à craindre un enfant de trois mois, qu'elle soit l'héritière de Heda elle-même ou non.
Il ne sait même pas si l'enfant peut le voir, après tout. Mais les petits yeux verts en tout point identiques à ceux d'Heda n'arrêtent pas de le fixer, et Titus finit par détourner la tête, mal à l'aise. Il a failli oublier pendant un instant que, malgré ses yeux et sa peau mate qui la relient indéniablement au Trikru, cet enfant a le sang des envahisseurs qui coule dans ses veines.
Titus n'a pas le temps de penser à l'enfant longtemps, puisque les grandes portes qui s'étaient refermées après l'entrée de Wanheda dans la salle du Conseil de rouvrent à nouveau, et tous ses occupants tournent la tête dans leur direction.
Titus se raidit à sa place, et Wanheda à ses côtés bombe le torse, sachant parfaitement ce qui arrive. Si la pièce était silencieuse à l'arrivée de Wanheda, elle devient muette quand les gardes qui gardent toujours le couloir avancent d'un pas dans la pièce - le signal muet que tout le monde attend.
Titus se racle discrètement la gorge, et annonce de la voix la plus grave qu'il peut prendre l'arrivée du Commandant.
« Bandrona kom Kongeda, gyon op gon Heda ! »
Heda rentre dans la pièce avec la fougue d'un cheval au galop, sa démarche altière et fière comme Titus lui a appris il y a déjà des années quand elle était encore une simple Nightblood, et le regard fixé vers son trône de Commandant. Le masque froid et dur craque dans un semi-sourire en apercevant l'enfant dans les bras de Wanheda, mais Heda se reprend immédiatement, et vient se positionner devant son trône.
« Sin daun »
Tous les ambassadeurs s'assoient d'un coup sur leurs sièges, et seuls Heda et Titus restent debout dans la pièce – Heda en signe de pouvoir et de suprématie liées à sa fonction suprême, et Titus, parceque bon, il n'a pas de siège.
« Thotin Krugeda bandrona, monin kom Polis » poursuit Heda d'une voix forte « Merci d'être venus en ce jour sacré. »
Et bien sûr, Heda est repassé en Gonasleng, la langue des guerriers qu'elle emploie toujours lors des Conseils. Titus peut encore entendre les « Ste kamp raun Gonasleng »résonner dans son crâne.
Ou plutôt lors des Conseils que Wanheda grâce de sa présence, parceque même des années après son arrivée sur Terre, la fille tombée du ciel encore parle le Trigedasleng avec un léger accent, comme si elle s'était à peine donné la peine de l'apprendre. Comme si elle n'avait pas que ça à faire, entre passer ses journées avec les autres soigneurs au Centre Médical, ses sièges au Conseil en tant qu'Ambassadrice de Skaikru et tenter de sauver le monde. Elle aurait pu faire l'effort d'apprendre la langue de son Houmon sur le bout des doigts, quand même.
Titus se fait toujours une joie de s'adresser à elle dans la langue de son peuple avec la syntaxe la plus complexe qui soit, et Wanheda répond toujours en Gonasleng des mots qu'il ne comprend pas plus, mais qu'il juge orduriers à en croire son sourire.
Il peut d'ailleurs voir Wanheda jeter un regard réjoui vers Heda lorsque celle-ci s'adresse à son assemblée dans sa langue maternelle, et il lui ferait bien grâce d'un commentaire pertinent à ce propos– en Trigedasleng, bien entendu.
Mais Titus est réduit au silence, parceque Heda parle, et on se tait quand le Commandant prend la parole. Il respecte les traditions, lui.
Ce qui n'est pas le cas du bébé, qui gazouille allègrement depuis les bras de Wanheda, qui n'est pas plus silencieuse que lui, à murmurer tout bas des mots que Titus n'entend pas. Pour un peu, il les ferait jeter toutes les deux hors de la salle du trône, mais Heda ne parait pas s'en soucier, et sa voix forte porte assez loin pour couvrir les bruits de sa femme et de sa fille.
« Vous avez été convoqué ici en ce jour, car est venu pour moi l'instant solennel de présenter au peuple de Polis et des Treize Clans l'héritière de mon trône, jus kom ai jus, Jessie kom Trikru en Skaikru »
Titus ne s'attendait pas au double titre de l'enfant. Dire qu'il est estomaqué serait peu dire.
Il foudroie entièrement l'enfant du regard – et oui, elle y est pour quelque chose là-dedans, elle qui n'a pas encore une seule dent – mais son regard furieux ne croise pas les yeux verts de l'enfant, qui les as fixés sur Heda comme si du haut de ses trois mois de vie elle pouvait comprendre que c'est sa Nomon qui parle, et qui vient de l'associer à deux Clans différents. A bien y réfléchir, cet enfant a le sang de Wanheda dans ses veines - elle a sûrement compris tout ce qui a été dit, et pire, tout ce qui a été sous-entendu.
Titus espère trouver du réconfort dans la pièce, d'autres comme lui qui pensent que cet enfant est démoniaque, mais c'est comme si les autres ambassadeurs … s'amusaient de la scène.
De sa place, Titus peut voir Luna kom Floukru sourire à directement à Heda – l'effrontée, elle mériterait que Titus lui fasse arracher la langue – mais un regard autour de la pièce montre qu'elle n'est pas la seule à commettre ce genre d'impudence.
Tiga kom Louwoda Kliron enchaîne des gesticulations grotesques en direction de l'enfant, Anon kom Trishanakru dissimule avec grande peine son amusement – tout comme Koper kom Boudalan et Ovid kom Delfikru qui se croient discret en affichant des expressions neutres, et Asta kom Sangedakru qui a les yeux rivés sur l'enfant, du moins il pense que c'est sur l'enfant et pas sur le buste de Wanheda contre lequel repose sa tête, parceque si c'est le cas et qu'Heda s'en aperçoit, Titus donne peu cher de sa peau.
Et Abi Kom Skaikru sourit ouvertement vers sa petite fille, sans doute ignorante de l'insolence dont elle fait preuve, mais Titus n'en attend pas moins de la représentante de ces gens-là.
Est-ce que les ambassadeurs ont perdu la tête devant l'enfant et ont oublié qui ils étaient -et en présence de qui ? Heureusement que Titus garde la tête froide, lui.
Les étoiles tomberont du ciel avant qu'il ne s'abaisse à sourire à cet enfant de malheur, pour sûr. Bien sûr, le fait que des hommes soient déjà tombés du ciel avant n'aide pas vraiment la déclaration.
Heda, qui est toujours debout devant son trône, se décale légèrement pour laisser Wanheda apparaître à la vue de tous, et baisse les yeux vers elle pour regarder fièrement l'enfant. Titus en roulerait presque des yeux, mais sa maîtrise de soi lui ordonne de rester immobile.
Déjà qu'il ne comprend pas comment elle a été conçue, puisque de mémoire d'homme on avait jamais vu deux femmes enfanter avant Heda et Wanheda, mais il s'est bien gardé de poser des questions, et s'est contenté d'hocher la tête d'un air grave quand Heda lui a appris la nouvelle.
Ça n'a fait que renforcer la légende de Wanheda, comme il le craignait. Non contente d'avoir vaincue à elle seule trois cents guerriers de la Coalition et d'avoir conquis la Montagne, elle est devenue Hedatu, la femme qui a porté l'enfant du Commandant en fonction.
Titus se garde de tout commentaires sur le sujet. Il n'en est pas assez à se poser ce genre de questions pour le moment, mais à choisir le moment opportun pour aller glisser à l'oreille d'Heda qu'il serait opportun de renommer l'enfant Jessie kom Skaikru, et oublier ce non-sens de rajouter Trikru à ses origines.
Il faut qu'Heda voit la vérité.
Titus ne peut pas la laisser s'associer à ces hommes-là, pas encore plus qu'elle ne l'est déjà. Elle a déjà assez contourné les lois en choisissant de prendre une Houmon, puis en la choisissant parmi un clan qui ne faisait pas partie de la Coalition originellement, et puis encore en choisissant de procréer avec son Houmon – tellement de traditions écartées en si peu de temps que le combat de Titus a failli se terminer. Tout ça par la faute de Wanheda, bien sûr.
Ces hommes-là sont des fourbes, Wanheda la première. Titus est persuadée que c'est elle qui a manipulé Heda dans le mariage. Elle est très forte, puisque c'est Heda qui lui a demandé – devant cinq cents de ses meilleurs guerriers et presque tout le peuple de Skaikru – et Wanheda a parfaitement joué la comédie de la surprise devant tout le monde, mais Titus reste persuadé que c'était un coup monté.
Le Commandant ne prend pas d'Houmon.
Régner, c'est être seul et Titus a pris soin de le répéter encore et encore à Heda depuis son plus jeune âge, à tel point que ses commandements doivent être gravés dans son crâne maintenant. La décision de les marier ne vient pas d'Heda c'est sûr.
Et comme elle n'a pas très bien pris la petite discussion qu'elle a eu avec Titus après que Wanheda ait dit oui – du moins c'est ce qu'on peut dire après qu'elle lui ait interdit formellement de dire quoique ce soit sur leur union ou de traiter encore une fois Wanheda de manipulatrice infâme s'il ne voulait pas finir banni - il a décidé de rejeter exclusivement la faute de leur mariage sur Wanheda.
De manière générale, Titus a décidé de rejeter chacune des mauvaises décisions d'Heda sur Wanheda, à commencer par cette manie de vouloir oublier les coutumes de leurs ancêtres pour en créer des nouvelles.
Et Heda n'en a pas fini dans sa nouvelle manie de césure avec les traditions, puisqu'elle décide maintenant de se pencher pour sourire à Wanheda – un vrai sourire, qui choque profondément Titus par son manque de solennité – et elle se penche vers son Houmon pour prendre l'enfant dans ses bras.
Titus retient un cri étranglé.
Le Commandant représente la mort et le combat, et la voir avec un enfant dans les bras est un outrage absolu. Heda n'entend pas la petite plainte de son Fleimkepa ou alors choisit de l'ignorer complètement pour se relever d'un coup, le dos droit et le visage fermé comme si elle allait à nouveau lancer l'assaut sur la Montagne. L'enfant est bien sécurisé dans ses bras quand elle les tend en avant, et la présente aux Ambassadeurs, qui se relèvent aussi vite qu'ils se sont assis.
« Ambassadeurs des Treize Clans, accueillez l'enfant de votre Heda et de Wanheda » lance Heda d'une voix fort « Ain yongon » elle rajoute.
Titus retient un autre grognement mécontent. Il est bien le seul, puisque les autres sont toujours debout devant le tableau, et pas un n'affiche pas une mine réjouie, ou du moins respectueuse. Il est presque déçu qu'aucun n'ait l'audace de montrer un air abattu comme lui. Bande de bushhada.
Heda lance un regard fier autour de la pièce et replie les bras pour ramener l'enfant contre elle, et enfin daigner s'asseoir sur son trône.
Titus pense qu'elle va rendre l'enfant à Wanheda pour procéder à la cérémonie – et il est même prêt à se hâter de faire le transfert lui-même, puisque Wanheda n'a pas daigné lever son auguste derrière de son siège pour se prosterner devant l'enfant comme le veut la tradition de Trikru – mais celle-ci repose le bébé contre sa poitrine et abaisse le bras devant les Ambassadeurs, signe qu'ils peuvent se rasseoir.
Ils le font tous d'un seul coup, et Heda tourne enfin la tête vers Titus – comme si elle ne se rendait compte que maintenant de sa présence, alors qu'elle sait parfaitement qu'il est là, qu'il est toujours là – et lance subtilement son menton en avant, signe qu'il peut débuter la cérémonie.
Titus avance tout de suite sur le devant de la scène, le torse bombé et le dos droit, fier de pouvoir enfin accomplir sa tâche. Enfin sa tâche en tant que Fleimkepa consiste désormais moins à conseiller Heda sur ses stratégies militaires qu'à l'aider à maintenir la paix dans la coalition, ou annoncer ses entrées dans la salle du trône. Son rôle se résume exclusivement à ça ces derniers temps – annonceur public.
Parfois, Titus se dit qu'une bonne vieille guerre leur ferait peut-être du bien. Et puis il se rappelle qu'Heda a bien failli mourir lors de la conquête d'Azgeda quelque mois avant son union à Wanheda, et que finalement ce n'est peut-être pas la meilleure idée. Finalement, le monde visionnaire de paix et de non-violence qu'avait annoncé Heda il y a si longtemps est peut-être arrivé.
Les traditions veuillent que lorsque le chef du village ou du clan accueille un nouvel héritier dans sa famille, des présents lui sont apportés en son honneur – mais Heda est la première Commandante à procréer, et la cérémonie qui est en train d'avoir lieu est la première d'un nouveau genre.
« Yo na jomp in » annonce Titus « Que l'ambassadeur de Trikru s'avance »
En tant que clan du Commandant, le Peuple des Arbres est le premier à avoir l'honneur de présenter à Heda – et par association à Wanheda – les présents apportés à l'enfant. Indra Kom Trikru s'avance donc, le regard fier sur Heda comme il l'est depuis si longtemps, et elle s'agenouille devant le trône, les mains en avant.
Avant même que Titus n'ait pu réagir, Wanheda s'est levée de son trône pour récupérer le présent emballé des mains de la chef de guerre de TonDC. Titus la foudroie des yeux, l'impudente.
Si Heda n'avait pas eu les mains pleines, elle ne se serait jamais abaissée à quelque chose d'aussi bas que de se lever de son trône pour accepter un honneur qui lui est fait.
« Merci Indra ! » lance joyeusement Wanheda en commençant à déballer le présent, comme si elle n'était pas en train de créer un énorme incident diplomatique, l'ignare.
Indra Kom Trikru ne s'en formalise visiblement pas, sans doute habituée à l'arrogance de Wanheda, et se redresse après qu'Heda lui ai lancé un subtil coup de tête – que son Houmon n'a même pas remarqué dans son empressement de déballer les emballages du don.
Ces hommes-là sont puérils. Le visage de Wanheda alors qu'elle se concentre sur son dépaquetage est celui d'un enfant, absolument pas digne d'un adulte responsable et de la femme qui partage la vie du Commandant, mais Titus rirait presque grassement de la grimace à peine dissimulée qui apparait soudain quand elle tient ce que le Peuple des Arbres a offert en présent à l'enfant d'Heda.
« Oh, wow » lance Wanheda « Un poignard … Euh, un peu tranchant pour un bébé ? »
La coutume veut que le chef de village offre sa première arme à l'enfant, ce qui est un honneur, et le Peuple des Arbres a choisi d'offrir un poignard à la lame gravée par leur meilleur forgeron, le même qui forge les lames d'Heda depuis sa première bataille.
Et voilà que Wanheda se met à insulter les présents qu'on lui offre, maintenant ? Titus préférerait être sourd que d'entendre ça.
« Sha, Wanheda » lance Indra sans sourciller « Em laik memon kom osir kru »
« Merci Indra ! » se reprend Wanheda en souriant de toutes ses dents
Heda lève les yeux vers son Houmon, et Titus croit enfin venir l'événement qu'il attend impatiemment depuis des années – qu'elle reprenne Wanheda sur son insolence et son ignorance - mais elle se contente de sourire légèrement. Titus se sent personnellement insulté.
« Sha, mochof Indra » rajoute Heda de sa voix grave
Indra se contente d'incliner légèrement la tête en respect, et revient à sa place d'ambassadrice alors que Wanheda contemple le poignard gravé comme si elle hésitait entre le jeter par le balcon ou le planter dans le ventre de Titus, à qui elle jette un regard assassin.
Titus ne s'en offusque pas – leur aversion bilatérale lui donne une raison de vivre – et annonce la prochaine présentation de don, cette fois de l'autre clan d'origine de l'enfant d'Heda.
Abi Kom Skaikru s'avance donc, et présente un paquet enveloppé à sa fille dans un grand sourire. Titus la juge aussi indécente que Wanheda, celle-là. Comme tous ces hommes-là, d'ailleurs. Wanheda s'est rapproché d'Heda et l'enfant pour dépaqueter le présent, et sourit tout de suite vulgairement devant l'espèce d'emmêlement de tissus qu'elle découvre.
« Un porte-bébé ! »
Titus était persuadé qu'Abi Kom Skaikru allait offrir un gon, l'arme typique de son clan, mais personne ne l'a visiblement prévenue de la tradition. Titus en a presque envie de ricaner. Elle ne sait même pas qu'offrir une arme à un nouveau-né est normal et attendu de sa part, et au lieu de ça elle se ridiculise à offrir un ... porte-bébé. Peut importe la fonction de cet objet inconnu.
« Mochof Abi » lance néanmoins Heda depuis son trône, où elle n'a pas bougé d'un pouce - et ce malgré la rude intervention de Wanheda qui est venu placer le porte-bébé sous le nez de l'enfant pour le lui montrer.
Abi s'enfonce dans son insolence en souriant à Heda, et retourne à sa place d'ambassadrice de Skaikru, et Titus à la sienne de crieur public.
Viennent le tour de Luna kom Floukru, puis de Koper kom Boudalan et de Raff Kom Podakru et les ambassadeurs défilent ainsi les uns après les autres, et présentent à l'enfant des dons de leurs Clans.
Titus ne se lasse pas de voir la tête de Wanheda de plus en plus scandalisée quand les cadeaux qui s'accumulent au pied d'Heda ne sont que des couteaux, des haches, des armures et autres objets absolument nécessaire à un enfant de trois mois. Si la blancheur de sa peau et son froncement de sourcils sont une indication de son mécontentement, il ne fait que s'accentuer avec chaque présent, et Titus adore chaque moment de sa décomposition faciale. Il n'a pas le temps de jubiler intérieurement longtemps, cependant.
Ovid kom Delfikru est en train d'offrir son présent quand l'enfant, toujours confortablement installé dans les bras d'Heda comme si c'était sa place, se permet de produire un bruit. Un espèce de gargouillement étrange, qui surprend toute l'assemblée, et fait presque sursauter Titus. De choc, bien sûr.
Il n'est pas le seul d'ailleurs – pour une fois. Tout le monde se tait d'un coup, et les regards passent nerveusement de l'enfant, qui continue ses bruits agaçants comme si de rien n'était, à Heda, qui a la tête tournée vers sa fille mais garde une expression complètement neutre.
Et c'est là que Wanheda dépassé les limites, plus qu'elle ne l'a jamais fait avant.
Elle éclate de rire, sans aucune retenue. Ces hommes-là ne respectent rien.
Heda lève la tête vers sa femme et Titus refonde immédiatement l'espoir inespéré qu'elle réprimande son Houmon en public, enfin, mais comble de surprise, c'est exactement l'inverse qui se produit.
Heda sourit, d'un vrai sourire amusé, ce qui en soit est déjà choquant, et puis soudain l'inattendu arrive et Heda rit. Et ce n'est pas un petit rire innocent, non, Heda rigole, comme une enfant, en parfaite synchronisation avec Wanheda, et dans la salle du trône les ambassadeurs sourient.
Titus est bien le seul à ne pas trouver ça amusant. Il est presque au bord de l'arrête cardiaque.
Le Commandant ne sourit pas. Le Commandant ne rit pas. Le Commandant n'aime pas.
Mais pourtant Titus n'est pas aveugle, et voit aussi clairement qu'il peut voir la lumière des bougies refléter dans la pièce le commandant des Treize clans, vainqueur d'Azgeda et fondatrice de la Coagulation et Wanheda, tueuse de trois cents guerriers, conquérante de la Montagne, en train de rire.
Titus n'a jamais été aussi outré.
Il ne ne dit rien, bien sûr, mais par dessus son épaule, il peut voir Wanheda lui lancer un sourire. Il lui répond d'un regard brûlant, qu'il est immédiatement obligé d'interrompre quand la tête d'Heda toute souriante lui bloque la vie.
Et Wanheda n'a pas prononcé un mot, mais pourtant elle a parlé, en a assez dit par ses gestes et ses regards, et elle a gagné.
Titus est peut-être vaincu aujourd'hui, mais il n'a pas dit son dernier mot. Il reviendra à la charge, et il fera entendre raison à Heda, même si c'et la dernière chose qu'il doit faire.
Traduction Trigedasleng :
Houmon : Epoux/Epouse
Bandrona kom Kongeda, gyon op gon Heda : Ambassadeurs de la coalition, levez vous pour votre Commandant
Sin daun : Asseyez-vous
Thotin Krugeda bandrona, monin kom Polis : Ambassadeurs des treize clans, bienvenue à Polis
Ste kamp raun Gonasleng : Stick to English
Jus kom ai jus : le sang de mon sang
Ai Yongon : Mon enfant
Nomon : Mère
Bushhada : Coward
Yo na jomp in : Vous pouvez commencer
Em laik memon kom osir kru : C'est un symbole de notre Clan
Mochof : Merci
Gon : Pistolet
