Disclaimer : L'univers ainsi que la plupart des personnages sont la propriété des studios Warner Bros. Entertainment Inc. et de M. Christopher Nolan.

Certains prétendent qu'il est mort, d'autres affirment qu'il s'est enfui avec ses enfants loin des marchés de l'extraction, des complots de multinationales et des entraînements de Sub-Sécurité pour milliardaires paranoïaques. Mais ils sont peu à connaître la vérité.

La vérité qui veut que Dominic Cobb soit toujours prisonnier des limbes, et qu'il ne reste plus qu'un seul homme pour veiller sur son corps pendant que son esprit s'égare. Un seul homme pour le défendre des assauts incessants des Voleurs de Rêve ayant eu échos de la réussite de la mission Inception, avides de percer les arcanes du plus habile des extracteurs. Un seul homme pour protéger cette information inestimable et tenter de le tirer des tréfonds du néant afin de le ramener à la réalité.

Mais quand cet unique homme se trouve lui-même persécuté par des extracteurs déterminés à lui dérober la clef de leur succès et la recette des missions les plus dangereuses qui soient, il sera contraint de dissimuler leur secret derrière l'Illusion. Pour déjouer les plans de leurs ennemis, pour préserver sa vie et celle de ses coéquipiers.

Pour sauver Dom avant qu'il ne soit trop tard.

I – DECEPTION

Deception : [Anglais] Duplicité ; Tromperie, supercherie, duperie, imposture ;

Illusion, dissimulation.

« On jugerait bien plus sûrement un homme d'après ce qu'il rêve que d'après ce qu'il pense. »

(Victor Hugo)

La porte se referma derrière lui avec un petit « ding-dong » cristallin. À ce son les yeux de la secrétaire bondirent de l'écran à son visage et un sourire poli se peignit sur ses lèvres tandis qu'elle se levait pour l'accueillir. Il avança en direction du bureau, traversant le vestibule désert où étaient exposées les esquisses des dernières réalisations du cabinet. Le sourire de la secrétaire s'élargit lorsqu'il arriva à sa hauteur.

— Bonjour, que puis-je faire pour vous ?

— Je... je voudrais... I'm here to see Ariadne Peyronnard, dit-il, embarrassé de n'avoir pas su aligner plus de deux mots de Français malgré tous ses efforts pour assimiler les formules de base dans l'avion.

Elle lui répondit par un hochement de tête compréhensif et enchaîna en Anglais :

— Bien sûr. Vous avez rendez-vous ?

— Non je... je suis un ami.

Elle s'empressa de chasser l'expression éberluée de son visage.

— Qui dois-je annoncer ? demanda-t-elle.

— Arthur.

— Arthur ?

— Oui.

Il vit un muscle rouler sur sa mâchoire quand elle serra les dents pour contenir son impatience.

— Pas de patronyme ? insista-t-elle.

— Ça ne lui dira rien.

Il pouvait presque l'entendre penser « Amis et elle ne connait même pas son nom ? » tant sa mine agacée et sceptique était criante. Pour dissiper ses doutes, Arthur ne put que lui adresser un mince sourire, qui n'avait malheureusement rien d'aussi charmeur et convaincant que sa grimace de vitrine.

— Veuillez patienter un instant, je vous prie.

Arthur opina du chef d'un air entendu et la regarda contourner sa chaise avant de s'éloigner vers la gauche pour toquer à une porte sur laquelle luisait le petit encadré « Ariadne Peyronnard, Architecte ». À la vue d'un tel luxe et d'un tel prestige, Arthur ne put s'empêcher de ressentir une petite pointe de nostalgie. Tout avait tellement changé en trois mois...

Il était coincé. Coincé dans son rêve, avec deux strates en amont et toujours pas l'ombre d'une solution à l'horizon. Il fallait se débarrasser d'eux avant qu'ils ne forcent leur jeune architecte à poursuivre le processus sur une quatrième strate. Car une fois réunie dans son esprit, l'équipe acharnée de Shane n'aurait plus qu'un minuscule effort à fournir pour extraire l'information qu'il recherchait avec frénésie.

Arthur savait pertinemment qu'elle était encore trop maladroite pour une mission de cette envergure, mais il avait fait le pari de tenter le coup. Un pari inconsidéré, il en prenait douloureusement conscience en cet instant. S'il avait imaginé que Shane s'introduirait dans le rêve de Yusuf pendant leur propre extraction chez Johnson, jamais il ne l'aurait entraînée là-dedans avec si peu d'expérience. C'était une situation qui dépassait de loin ses propres capacités en matière de rêve partagé et d'empilement de mondes. Comment une novice dans son genre pourrait résister aux assauts de Shane et de ses sbires afin de protéger leur secret ?

Jamais Arthur n'avait eu à affronter pareille catastrophe. Deux équipes d'extracteurs sur une même cible, voilà qui changeait de la routine extraordinaire des voleurs de Rêve. Quand en plus cette seconde équipe se joignait au subconscient du Noyau pour les attaquer, les choses devenaient d'une rare complexité. Et plus ils s'enfonçaient dans les strates, plus l'issue promettait d'être fatale.

— Elle vous attend, déclara sombrement la secrétaire en reparaissant, presque déçue de constater qu'Arthur ne l'avait pas embobinée.

— Merci.

Elle lui tint la porte ouverte et s'effaça pour le laisser entrer avant de claquer le battant à sa suite. Alors Arthur se tourna résolument face à la pièce pour trouver Ariadne en plein remue-ménage. Si elle était passée d'étudiante à architecte, si elle avait quitté la fac pour le faste d'un cabinet partagé avec l'un des confrères les plus réputés de Paris, si Saito l'avait tirée de son train-train et de sa galère pour lui offrir cette place en échange de ses précédents services, Ariadne était toujours la même. Son visage rond au menton pointu, ses grands yeux, ses cheveux châtains joliment ondulés, sa petite bouche... autant de choses qui n'avaient pas succombé à la fièvre du changement. Et Arthur en était plus que soulagé.

Elle releva enfin la tête vers lui, l'obligeant à reprendre ses esprits afin d'éviter qu'elle ne se sente dévisagée. Alors Ariadne lui offrit un large sourire tout ce qu'il y avait de plus joyeux et Arthur se contraignit à l'imiter, encore une fois avec moins de brio. Il aurait aimé être capable de feindre l'innocence et de dissimuler ses tracas, mais il n'avait jamais été doué à ce jeu-là.

— Nettoyage de printemps ?

— Emménagement, répondit Ariadne avec un soupir fatigué. Je pensais pas avoir autant de bazar à transporter.

Arthur tira la chaise réservée aux clients et s'y assit. Si quelques cartons attendaient encore leur tour au pied de la bibliothèque vide, son bureau était déjà agencé avec toute la sobriété dont la jeune femme pouvait faire preuve. Son élégance naturelle l'avait certainement persuadée de limiter les bibelots et autres photos de vacances : c'était sur cette table qu'elle signerait ses premiers contrats et gagnerait sa vie. Un peu de sérieux ne pouvait pas faire de mal dans ce domaine. La décoration se bornait donc à un magnifique vase japonais – dont Arthur croyait connaître le donateur – et deux orchidées pour le sublimer. L'ordinateur dernière génération occupait l'angle gauche et un pot à crayons s'aventurait courageusement vers le sous-main. En s'inclinant pour tirer les pans de son Redskins de sous ses fesses, Arthur remarqua alors la seule fantaisie du décor : une pièce d'échec. Un fou, plus précisément, qu'Ariadne avait bricolé quelques mois plus tôt afin de distinguer le rêve de la réalité.

— Comment tu vas ? demanda-t-elle en amassant la paperasse.

Eames les surveillait depuis la première strate, Yusuf depuis la seconde. Il ne restait plus que lui pour entraîner l'architecte dans son rêve et tenter de la mettre à l'abri avant que Shane ne découvre l'Illusion. L'important était de les écarter avant qu'elle ne se trouve contrainte de créer un monde supplémentaire. Un monde qui, vierge de toute préparation pré-op, mettrait en scène une architecture ouverte sur son propre esprit et les secrets que renfermait son subconscient. Monde dans lequel Shane apprendrait certainement leur habile mensonge et se désintéresserait enfin d'Arthur pour changer de victime.

Mais avec ce subconscient Nucléaire des plus vindicatifs et l'équipe de Shane toujours au complet au fil du déroulement des strates, ses chances de conserver leur attention assez longtemps pour entendre la minuterie de la machine et provoquer la décharge sans sombrer dans les limbes s'amenuisaient de seconde en seconde. Son seul espoir était d'abattre les hommes de Shane en priant pour qu'ils utilisent le même somnifère que celui procuré par Yusuf. Somnifère qui, avec une balle onirique bien placée, les enverrait faire un petit tour dans le néant. S'il y parvenait sans subir de riposte – ce qui risquerait fortement de le propulser dans le néant le premier – alors l'architecte n'aurait pas à tisser de quatrième strate, et ils attendraient que Please keep me in your dreams résonne en toute tranquillité.

Jusque là, Arthur devrait agir comme le coupable parfait et s'attirer tous les regards afin de garder l'architecte dans l'ombre, même si cela signifiait s'exposer aux tirs. Si on la blessait et la plongeait dans les limbes, Arthur craignait qu'elle n'en réchappe pas une seconde fois ; pas sans lui. Et alors Shane briserait l'Illusion. Il se surprit à songer qu'il était peut-être temps d'abandonner, de renoncer à se battre et de tourner enfin la page de cette affaire d'inception. Mais Arthur ne pouvait baisser les bras maintenant, pas après lui avoir confié l'énorme responsabilité de protéger leurs mystères, pas après s'être tant démené. Pas après tout ce qu'ils avaient vécu.

Il fit glisser ses yeux dans les siens et comprit immédiatement qu'elle l'avait surpris en pleine étude du totem. La gaieté s'était estompée de ses traits, n'y laissant qu'une ombre étrange mélangée à un avertissement certain.

— Bien, mentit Arthur.

— Que me vaut l'honneur de ta visite ?

Ils ne s'étaient pas quittés dans les meilleures conditions. À vrai dire, ils ne s'étaient pas vraiment quittés du tout. Arthur s'était contenté de fuir avec Dom, larguant Ariadne et les autres à Los Angeles sans plus jamais avoir l'opportunité de lui demander pardon ni de la remercier. Mais Ariadne n'était pas stupide, et elle prouvait aujourd'hui toute sa clairvoyance en refusant de lui reprocher son absence. Tous avaient deviné que ça n'était pas par choix que les deux hommes s'étaient éclipsés pour ne plus refaire surface. Ils auraient pu les suivre, ils le leur avaient proposé. Mais ils avaient préféré continuer leur route, Ariadne y compris. Elle avait donc pris le vol retour pour Paris et ne s'était pas inquiétée de leur sort. Qu'Arthur ne se soit pas inquiété du sien n'était que le juste retour des choses.

Mais si Ariadne était suffisamment futée pour envisager cela, elle l'était tout autant pour imaginer la raison de sa réapparition et de sa venue à Paris. Il aurait aimé ne jamais avoir à lui réclamer un tel service. Après tout, c'était la honte de l'avoir embarquée sans préavis dans cette histoire qui lui avait fait regretter une séparation si brutale, sans au revoir ni adieu. Il avait souhaité s'excuser pour toutes les horreurs que Dom et son équipe lui avaient imposées, à elle, pauvre étudiante qui n'avait pas mérité le centième de ce qu'elle avait encaissé ; et voilà qu'il venait lui demander de le subir à nouveau ?

Alors Arthur faillit renoncer. Des architectes, il y en avait des millions, non ? Pourquoi ne pas enrôler quelqu'un d'autre, quitte à reprendre la formation du début ? Pourquoi lui infliger plus de tourments ?

Parce qu'Ariadne connaissait Dom. Elle l'avait connu mieux qu'Arthur lui-même, son meilleur ami. Elle avait rencontré Mall, exploré son esprit, appris ses blessures. Si Ariadne n'aidait pas Arthur, personne ne le ferait...

— J'ai besoin de toi, déclara-t-il après une longue hésitation.

— Pour ?

— N'insulte pas ton intelligence.

Elle le défia du regard. Bien sûr qu'elle connaissait la réponse, et bien sûr qu'elle ne lui plaisait pas. Saito lui avait octroyé le confort et la stabilité d'un cabinet coté ; elle allait se perfectionner auprès des plus grands et deviendrait un nom de l'architecture française. Comment pourrait-elle éprouver l'envie de renoncer à tant de privilèges pour quelques expériences au fond d'un garage ?

— Je ne peux pas faire ça, Arthur, souffla-t-elle.

— Tu ne peux pas, ou tu ne veux pas ?

— Ne joue pas à ça avec moi, prévint-elle, toujours occupée à trier les feuillets.

— Tu sais que tout est possible, rétorqua Arthur. Tu sais que tu peux quitter ton boulot pendant trois semaines, trois mois, trois ans, et que tout sera en ordre à ton retour. Tu sais que Saito peut payer pour ça. Alors je te le demande, tu ne peux pas, ou tu ne veux pas ?

Il se réfugia derrière une table renversée et l'attrapa par la manche alors qu'elle allait s'échapper par la porte de derrière. La forçant à s'accroupir à ses côtés, Arthur écouta passer le paquebot qui griffait le bitume de la rue adjacente en hurlant de toute sa ferraille, tentant maladroitement d'éloigner leurs poursuivants au milieu de la bataille qui faisait rage. À bout de souffle, terrifiée, elle le dévisagea sans comprendre.

Le subconscient de Johnson n'est pas très content, expliqua Arthur alors que la poupe biscornue du navire les dépassait dans un panache de fumée, étouffant le vacarme des affrontements de la Sub-Sécurité. On le harcèle sur trois strates, ça commence à l'agacer.

Il faut arrêter l'extraction, déclara-t-elle. Son subconscient nous attaque parce qu'on tente de percer son esprit, non ?

Oui, mais...

On n'aura plus vraiment l'occasion de prendre ce qu'on était venus chercher...

Elle fit un signe de menton en direction de la salle du restaurant ravagé. Ils avaient réussi à abattre Tommy, le faussaire de Shane. L'ambiance n'était effectivement plus au petit boulot pépère qu'ils avaient prévu d'accomplir en s'invitant dans la chambre d'hôtel de Johnson ce soir-là. Mais qu'ils volent l'idée visée ou non, cela ne changerait plus grand chose.

Extraction ou non, à ce stade son subconscient ne nous lâchera plus, même si on ne montre plus de signe d'agression.

On savait qu'il serait entraîné... glissa-t-elle tandis que le cargo disparaissait à l'angle du croisement.

Pas que Shane se joindrait aux festivités.

Il y eut un grand bruit de craquement, un lointain sifflement, et le toit du bâtiment fut arraché d'un seul tenant comme on décolle un sparadrap d'un bref mouvement de poignet. Les morceaux de plafond, l'eau des canalisations sectionnées et les débris de verre plurent dans un concert de grondements et de cliquetis alors qu'Arthur se penchait par-dessus l'architecte pour la protéger de ses bras. Lorsque la poussière retomba, l'averse commençait à inonder la pièce par la plaie béante de l'immeuble.

Désolé... souffla Arthur. C'était pas ce toit-là que je voulais viser...

N'est pas architecte qui veut.

Elle consentit enfin à lâcher la pile de dossiers qu'elle s'affairait à ranger dans les tiroirs de son bureau laqué et planta ses prunelles dans les siennes.

— Et les autres ? éluda-t-elle.

— Quoi, les autres ?

Il s'y était attendu. L'éventualité qu'Ariadne accepte de le suivre était bien trop hasardeuse pour qu'il se permette de garder le flou sur ce point. Il savait pertinemment qu'elle n'accepterait que si la troupe était au complet, si tant est qu'elle accepte...

— Tu les as tous convaincus de repartir ? Yusuf ? Eames ?

— Et Saito m'a payé le billet pour venir te chercher.

Son portefeuille hurlait le contraire, et sa conscience le flagellait déjà pour cet ignoble mensonge. Mais Arthur n'avait pas le choix : l'architecte ne se laisserait pas convaincre sans équipe, et l'équipe ne se laisserait pas convaincre sans architecte. Puisqu'il était plus facile de mentir à une personne qu'à trois, Arthur avait décidé que ce serait Ariadne qui en payerait les frais. Il n'en était pas fier, mais il priait pour qu'elle le lui pardonne s'ils se côtoyaient assez longtemps pour en arriver au stade des aveux. Ce qui signifierait qu'Ariadne avait rejoint leurs rangs, et alors les magouilles qu'il avait pu échafauder pour en arriver là importeraient peu.

Elle l'étudiait d'un œil acéré, tentant de percer son masque pour découvrir la vérité. Il la vit hésiter, apparemment en proie à un combat intérieur des plus éprouvants, et jeter plusieurs regards brillants à son totem. Puis, avec un sourire triste, elle soupira :

— Non.

Arthur déglutit difficilement. Il ne pouvait prétendre être surpris par cette répartie, mais cela signifiait que son principal argument (celui du groupe réuni) avait eu bien moins d'impact qu'il ne l'avait espéré. Il allait devoir effectuer quelques pirouettes pour rattraper le coup et obtenir un avis moins impartial. Un « Je vais y réfléchir » serait déjà une belle victoire pour la journée. Il aurait l'occasion de le changer en « Peut-être » après une balade, et en « Oui » avec un verre de champagne.

— Quoi, tu ne me crois pas ? feignit-il de s'étonner.

— Si. Mais non.

Ça n'était pas le bobard qui la dérangeait, en réalité. Peut-être l'évocation de leurs anciens camarades avait-elle remué tout ce qu'Arthur espérait raviver pour la persuader d'accéder à sa requête, et peut-être Ariadne ne voulait-elle simplement plus entendre parler d'eux. À voir ses yeux troubles, Arthur n'avait pas la moindre idée de comment contourner ce problème afin de poursuivre son plaidoyer. Désemparé, un peu triste aussi, il se borna à la regarder sans rien dire.

— J'aimerais pouvoir aider Dom. Pouvoir t'aider toi. Mais j'ai failli rester prisonnière, Arthur. Je n'oublierai jamais ça. Et je ne veux pas avoir à le revivre.

Elle réprima une quinte de toux alors qu'il se redressait prudemment. Dehors, les cris de leurs ennemis se rapprochaient. Arthur n'avait que trois options : se cacher jusqu'à ce que le somnifère cesse de faire effet au déclenchement de la décharge initiale – sachant qu'à trois strates de profondeur, cela les pousserait à patienter encore quatre heures et vingt-trois minutes – sortir de son trou pour aller dégommer Shane et régler définitivement leurs petits différends, ou prier pour que Eames et Yusuf devinent leurs embêtements et amorcent leur décharge en avance afin de les ramener dans la réalité, en tenant compte du fait qu'Arthur n'avait aucun moyen de communication inter-strates pour leur lancer un S.O.S et coordonner leurs actions. Autant dire qu'il avait l'embarras du choix compliqué.

Son rêve était bien trop simpliste pour espérer les semer. Ils s'étaient greffés sur le songe d'Eames avec trop de précipitation, et leur plan ne prévoyait pas de s'éloigner sur cette troisième couche. L'architecte n'en ayant construites qu'une paire avant le lancement de l'extraction, c'était en totale improvisation qu'Arthur l'avait guidée ici, espérant que son univers tienne le coup sans qu'elle n'ait à en rajouter un.

Tu peux faire quelque chose ? lui demanda-t-il alors que la voix de Shane se répercutait en échos à l'avant du restaurant, ses intonations empressées leur parvenant par les vitres brisées de la salle principale.

Elle lui lança un regard désespéré qui signifiait clairement « Pitié ».

Écoute... commença Arthur dans un murmure.

Non, s'il te plaît... bredouilla-t-elle.

Je sais que tu peux y arriver, assura-t-il en l'attrapant par les épaules pour lui faire face. Tu y es déjà parvenue. Il faut que tu me transmettes de nouveaux plans si on veut espérer les perdre.

Ça n'était pas prévu, je ne sais pas quoi construire...

On a déjà fait ça.

Oui, mais on ne risquait pas de sombrer dans les limbes la dernière fois...

Tu y arriveras.

Il ne pouvait mentir à ce sujet : s'il engageait Ariadne, c'était précisément pour qu'elle visite les limbes à nouveau. Elle savait aussi bien que lui que ça n'étaient pas les architectes qui manquaient sur cette planète. Les architectes capables de construire et de descendre quatre strates avec le somnifère de Yusuf dans le sang avant de plonger dans le néant, c'était tout de suite plus exceptionnel.

— Inutile que j'insiste, je suppose ?

— J'ai eu le temps d'y penser, avoua-t-elle. J'ai pris ma décision : je ne veux plus être votre architecte.

Arthur acquiesça sombrement. Il comprenait ses réticences à courir ce risque une seconde fois, mais il avait été assez naïf pour croire que la vie d'un homme valait la peine de s'exposer à ce danger. Arthur l'avait affronté des dizaines de fois, lui ; mais il n'avait pas le talent nécessaire. Voilà pourquoi il avait fait ce long chemin jusqu'à Paris, croyant bêtement qu'Ariadne saisirait l'importance d'une telle entreprise.

Dépité, intérieurement furieux et désespéré, Arthur se leva sans attendre et avança vers la porte. Il n'avait plus rien à faire ici, désormais. Il lui faudrait engager un autre architecte et l'initier à leurs méthodes en croisant les doigts pour qu'un étranger s'en sorte aussi prodigieusement qu'Ariadne. Il allait sortir lorsqu'elle le retint :

— Mais j'adorerais un café avec toi.

Elle le scruta de ses yeux bruns écarquillés par la peur. Arthur se fichait bien qu'elle le croie ou non quand il affirmait lui accorder toute sa confiance. Elle était jeune, certes, et encore débutante en matière d'infiltration onirique. Il s'agissait de sa première extraction, ce qui aurait suffi en temps normal à lui infliger une pression énorme. Réaliser que cette extraction s'était transformée en un champ de bataille sur lequel une balle normalement utilisée comme décharge pouvait désormais la conduire au cœur du vide avait de quoi la terroriser au-delà de l'imaginable. Elle manquait de préparation, manquait de maîtrise et de confiance en elle. Mais Arthur était intimement convaincu qu'elle s'en sortirait à merveille.

Il suffit de faire ce que tu sais faire, souffla-t-il. De l'architecture.

Mais mon architecture est...

Juste assez déroutante pour les occuper jusqu'à ce qu'ils nous ramènent.

Elle le fixa intensément, comme cherchant à lire le vrai au fond de ses prunelles. La voix de Shane résonna tout près, et elle sursauta légèrement en prenant conscience du peu de temps disponible pour agir.

Il faut que je m'approche de la fenêtre, déclara-t-elle finalement d'une voix décidée. Si je ne les vois pas, je vais lancer des plans au hasard, et ils nous trouveront avant que tu ne les atteignes.

Arthur acquiesça gravement et se redressa. Il tendit une main qu'elle attrapa pour se camper sur ses pieds, et tous deux étudièrent les ruines de la rue où Shane et ses hommes se déployaient en criant des ordres sous la pluie battante. Une dizaine de cadavres jonchaient les décombres qui séparaient l'architecte de la vitre la plus proche, mais elle avança sans hésiter parmi les tables fracassées, les chaises en miettes et les corps sanguinolents des clients. Elle se dissimula derrière l'une des dernières colonnes de marbre encore debout et observa attentivement Luke, l'architecte de Shane. Il n'était plus question de discrétion, ici ; le rêve d'Arthur n'avait même pas été bâti selon des plans prédéfinis. Après avoir vu Arthur arracher le toit de ce restaurant, Luke devait présumer qu'ils s'y cachaient toujours. C'était à son tour de lui montrer ce dont elle était capable.

Merde, lâcha Arthur.

Elle se tourna vivement vers lui, l'air de nouveau inquiète.

Qu'est-ce que...

Ne touche à rien !

Il pivota pour jeter un regard circulaire à la pièce. Il était là, coincé dans ce songe avec elle, comme la première fois. Il avait construit cette nouvelle strate sans prendre le temps de réfléchir, et voilà qu'il avait répété le schéma de leur rêve partagé initiatique. Ça n'était pas aussi grave que de reproduire un souvenir, mais cela pouvait suffire à ce qu'il remplisse ce monde de ses secrets et compromette leur si fragile Illusion. Arthur avait prié pour qu'elle n'ait pas à tisser son rêve, pour que Shane n'y déniche pas leur trésor, mais il lui offrait une voie toute tracée jusqu'à la vérité sans que l'architecte ne s'en mêle. Finalement, il avait tout foutu en l'air comme un grand.

Tu ne reconnais pas ?

Elle l'imita et inspecta la salle ravagée. Puis une expression atterrée passa sur son visage alors qu'elle entrouvrait la bouche de stupéfaction.

Le café s'éternisant et Ariadne de semblant pas se lasser de sa compagnie, Arthur eut l'audace de l'inviter à diner. Elle assura que Théodore – son associé – ne lui chercherait pas d'ennuis pour une journée de rangement perdue et accepta sa proposition avec plaisir. Ils discutèrent d'architecture, conventionnelle ou non, ressuscitèrent quelques bons souvenirs, se turent aux moins bons et s'offrirent la meilleure bouteille de vin que les finances d'Arthur toléraient – pas du champagne, cependant.

Il ne serait pas venu pour rien, en fin de compte. Même si ses tentatives régulières pour relancer le sujet s'étaient immanquablement soldées par un échec cuisant, il passait un moment très agréable. Plus la soirée avançait et plus l'image du baiser qu'il lui avait volé trois mois plus tôt dans la deuxième strate de Dom devenait obsédante. Ça n'était qu'un petit béguin, il en avait conscience. Mais les occasions se faisaient rares où il pouvait apprécier le simple fait de partager quelques heures avec une fille.

Une explosion retentit sur leur droite et ils plongèrent juste à temps pour éviter le souffle de la déflagration. Dehors, les hurlements enragés s'étaient mués en exclamation de victoire. Shane les avait repérés, et Luke ne tarderait pas à les piéger. Serrée contre Arthur, l'architecte prit une profonde inspiration alors que l'équipe toute entière se ruait dans leur direction.

Le miroir, Arthur, ordonna-t-elle.

Et tandis que leurs adversaires traversaient la voie pour atteindre le bâtiment, une immense paroi vitrée jaillit de l'asphalte pour leur bloquer le passage. L'architecte releva la tête afin d'observer l'œuvre indiquée au rêveur, et lorsque Shane toucha le miroir au faux reflet de restaurant italien bombardé, il brisa le verre et se trouva téléporté dix mètres à l'arrière des cuisines.

Luke contourna la porte spatiale qui reliait la rue de l'entrée à la contre-allée parallèle où son chef avait été projeté. Il fit craquer la terre d'un bref froncement de sourcils, dessinant une large fissure qui vint avaler la partie gauche de la construction alors qu'Arthur saisissait son architecte par la main pour l'en éloigner.

Ça manque d'escaliers dans ton boui-boui, dit-elle en lui emboîtant le pas.

Il saisit son intention et une volée de marches se déploya en éventail sous leurs pieds.

Jusqu'où on va, comme ça ? demanda-t-il alors qu'elle prenait la tête de la fuite.

Jusqu'où il faudra. Montre-leur ce qu'on sait faire avec M. Escher.

Un coup de feu éclata dans leur dos, mais il n'eut pas l'occasion de dresser une nouvelle protection avant que la balle ne l'atteigne, trop occupé à dérouler son escalier dans les nuages. Arthur retint un cri quand la douleur lui traversa l'épaule et se raccrocha péniblement à elle, manquant de les faire basculer par-dessus bord.

Oh putain...

C'est bon, marmonna-t-il.

Non, c'est pas bon !

Et elle avait raison. S'il succombait à ses blessures, il gagnerait un aller simple pour les limbes. Sans sa protection, jamais une architecte novice ne survivrait à cette extraction ratée. Leur environnement était déjà trop familier pour qu'ils se retiennent de le combler de leurs souvenirs. Si elle tombait en plus entre les mains de Shane, il ne tarderait pas à lever le mystère du véritable détenteur de l'information qu'il convoitait tant.

Il faut sortir d'ici... souffla Arthur. Ce rêve est trop semblable à l'autre. Ils risquent d'en apprendre suffisamment pour comprendre que...

Tais-toi.

Elle tira sur sa main et le força à reprendre sa course.

Quelle idée de nous ramener ici, aussi... Je t'avais dit qu'il était nul, ce resto. Ils servent même pas de lasagnes...

Il pouffa. Noyant la souffrance cuisante de son bras dans l'adrénaline et le grand air humide et électrique de l'orage, Arthur suivit l'architecte sur le pont qu'il bâtissait jusqu'à l'immeuble voisin. Les pierres s'assemblaient de justesse sous leurs semelles, les fondations craquaient en heurtant le sol, mais il gardait les yeux rivés sur l'horizon, son esprit tout entier dévoué à la modification du rêve dont elle lui murmurait les plans du bout des lèvres, palliant ainsi à sa pauvre imagination.

Alors qu'il la raccompagnait au bas de son immeuble en ne pensant qu'à une chose : le lit de son hôtel, Arthur fut surpris de la voir lui rendre son lointain baiser, aussi léger et doux que la caresse du vent un jour d'été. Lorsqu'elle retomba sur ses pieds, Ariadne était déjà passée à l'étape suivante sur sa longue liste de préoccupations :

— Je connais une fille qui sera parfaite pour ce travail, annonça-t-elle en retournant son sac à main avant d'en extraire un calepin et un stylo. Elle a fait un stage d'un mois chez nous au début de l'année.

Arthur, toujours sonné, la vit griffonner une adresse sur une page vierge sans rien comprendre à son charabia.

— Elle étudie dans une École Nationale du sud de la France. La formation n'a rien à voir avec celle des facultés. J'ai appris à voir l'architecture comme une science, elle la voit aussi comme un art. Quoi que tu comptes lui faire faire, elle y mettra son âme, même s'il lui faudra plus longtemps que moi pour maîtriser l'élaboration.

Il cligna des paupières pour se remettre les idées en place. Attrapant le train en marche, il força ses pensées à fureter côté boulot et se ressaisit.

— C'est ma récompense pour le resto ? demanda-t-il.

— Non, ta récompense, c'était le bisou.

Elle lui sourit.

— Ça...

Elle lui mit le papier dans la main.

— … c'est pour Dom.

En la voyant s'élancer ainsi, suspendue entre ciel et terre, gardienne de l'Illusion qu'ils avaient nouée ensemble pour protéger Dom, il sut que tout n'était pas encore perdu.