Chapitre 1 – De Traverse à Embrumes
La vitrine poussiéreuse du marchand de baguettes avait au moins le mérite – à défaut d'être attrayante – de se distinguer facilement parmi toutes les enseignes au sud du Chemin de Traverse. La fraîcheur qui y régnait contrastait étonnamment avec la chaleur accablante de Londres depuis le début du mois de juillet. Une ombre s'engouffra dans le magasin en fin de journée, la clochette de l'entrée raisonna dans la boutique et la cliente attendit en observant les étagères. Des milliers de boîtes renfermant tout autant de baguettes magiques y étaient alignées, une vague odeur de papier et de tabac froid flottait dans l'air, un voile gris comme un nuage de fumée traînait d'un bout à l'autre de la pièce. Une échelle étroite contre un rayonnage permettait d'attraper les paquets les plus hauts.
L'écho du carillon attira derrière le comptoir un homme d'âge avancé aux yeux pâles et brillants. Ils s'illuminèrent en découvrant l'identité de sa cliente. Malgré la température extérieure, elle portait une cape de voyage noire et la capuche cachait presque tout son visage. L'artisan l'accueillit avec attention, la visiteuse ne pouvait être là par hasard.
- Miss Richards ! Quel plaisir de vous revoir après toutes ces années ! Votre première visite il y a vingt ans avait été une telle déception pour moi, vous aviez préféré le travail d'un de mes confrères…
- Mr. Ollivander, ne soyez pas rancunier. J'ai simplement eu la chance que la baguette de ma grand-mère me choisisse.
Amalia répondit d'une voix douce, sortant de son corsage l'objet en question. Elle le déposa sur le comptoir.
- Je suppose que votre intérêt professionnel est touché, laissez-moi vous la montrer.
La sorcière fit glisser la baguette sur la banque qui les séparait et l'artisan la saisit avec délicatesse, le regard pétillant de gourmandise. Impatient, il l'amena vers une table éclairée d'une lampe à huile et roula l'objet en merbau entre ses doigts. Le faisceau de lumière jaune faisait briller la surface lisse du bois, la perle de labradorite à l'intérieur de la baguette, ballottait à chaque mouvement dans un bruit mat et régulier. Ollivander murmura pour lui-même :
- 24,6 centimètres, en merbau, cœur en nageoire de sirène, perle de labradorite. Son grain est moyen et son veinage discret, c'est un matériau résistant, très stable qui ne bouge pas dans le temps… Pourtant…
Il passa le bout de l'index au-dessus de l'alcôve qui abritait la bille en pierre. Amalia reprit la parole.
- Je suis venue pour cet accroc. Je ne sais pas si vous pouvez m'aider puisque vous n'avez pas fabriqué cette baguette.
- Fabriquée non, vendue oui ! A l'époque je n'en produisais que très peu mais elle est d'une rare beauté, un très bel objet. Vous avez de la chance qu'elle vous ait choisie si jeune. Il se retourna. Parlez-moi plutôt des sorts qui ont provoqué ces fissures.
- En réalité il n'y en a eut qu'un seul, c'était un sortilège de Désarmement.
- Il doit y avoir plus… A quelle occasion a-t-il été lancé ?
- Pendant un duel, répondit Amalia les sourcils froncés.
Le vieux fabricant ôta ses lunettes d'une main tremblante avant de détourner le regard vers la vitrine de sa devanture.
- Miss Richards, je vais être franc avec vous. Si vous me cachez des informations, je ne pourrai pas vous être d'une grande utilité.
Son attitude bienveillante était sincère pourtant la jeune femme demeura évasive.
- Mr. Ollivander, c'est au cours d'un duel que cette fissure est apparue. Je veux juste savoir si vous pouvez réparer ce qui a été altéré. C'est une possession de ma famille à laquelle je tiens beaucoup. Pourriez-vous me renseigner ? Sinon j'irai voir un autre fabricant de baguettes.
Elle reprit son bien en parlant et la rangea dans la poche intérieure de son corset avant de faire mine de partir. Avant qu'elle n'ait pu toucher la poignée, la voix du vieil homme s'éleva dans la boutique vide.
- Attendez ! Je vais vous dire ce que je pense qu'il s'est passé. A vous de me confirmer mon hypothèse. Qu'en dites-vous ?
Amalia prit le temps de la réflexion, son regard balaya la pièce avant de revenir vers le marchand et sans ajouter un mot, elle lui tendit à nouveau son instrument.
- Bien… reprit-il. Un très bel ouvrage, une baguette de chez Gregorovitch, environ soixante ans d'âge, en excellent état à part ces micro-craquelures. Je suppose qu'elle doit encore répondre aux ordres malgré tout…
- Qu'est-ce qui vous fait dire cela ? s'étonna la jeune femme.
- C'est certainement le premier élément que vous m'auriez signalé. Autrement, vous seriez venue pour acheter une nouvelle baguette.
- Pour l'instant, vous avez tout juste.
- Le bois n'a pas été abîmé… Le marchand murmurait en manipulant amoureusement l'objet. La perle est une spécialité de Gregorovitch, savez-vous pourquoi ?
- Je n'en ai aucune idée, répondit Amalia d'une voix posée.
- Il y avait autrefois à l'Est beaucoup de mages noirs avec de hautes ambitions. Leurs pouvoirs étaient souvent difficiles à canaliser donc le père de l'actuel Gregorovitch a eu l'idée d'intégrer à ses créations une sorte de soupape. La perle est en pierre qui en fonction de son origine, correspond le mieux à son propriétaire, tout comme son cœur. C'est pour cette raison que l'on dit que c'est la baguette qui choisit son maître.
- Très intéressant, cependant je ne suis pas venue pour étudier cette facette - certes passionnante - de l'Histoire de la Magie…
- Cet objet correspond assez bien à votre caractère volontaire, Miss Richards… souffla le fabriquant avec un sourire entendu.
Sa cliente ne se vexa pas, le vieil homme était une source incroyable d'informations sur les magiciens et leurs pratiques, elle avait été impolie de le presser de la sorte.
- Je vous prie de bien vouloir m'excuser. Où souhaitiez-vous en venir au sujet de cette perle ?
- J'allais vous expliquer son fonctionnement pour le moins inhabituel !
Il approcha la lampe de la baguette d'Amalia, à la lueur de la flamme les stries blanches dans la labradorite ressortaient.
- La pierre réagit à son propriétaire. Comme je vous l'ai dit c'est une sécurité pour aider les sorciers puissants à canaliser leur énergie, le but étant de l'utiliser d'une manière uniforme. La force arrive brute dans la baguette et la perle l'emmagasine pour la restituer dans un flux homogène.
- J'aurais donc en quelque sorte enclenché cette soupape ? Amalia le questionna avec intérêt.
- Je crois que oui. Enfin, d'après ce que j'en déduis, je pense que c'est un excès qui l'a endommagée.
- Un excès ?
- Oui… de magie.
Face à l'air étonné de la sorcière, Ollivander se sentit obligé d'éclaircir sa pensée.
- Cet instrument sert à canaliser votre énergie magique, sans lui il est difficile de se concentrer assez pour lancer un sortilège. C'est pour cette raison que les sorciers ne peuvent pas faire de magie sans baguette. Amalia acquiesça, le front plissé de concentration. Il arrive parfois que l'énergie de son propriétaire soit trop importante et l'objet cède sous la tension, la plupart des baguettes se seraient cassées.
- Mais pas celle-ci car elle possède une perle, c'est bien cela ? Ollivander hocha la tête. D'accord. Cependant, je ne comprends pas comment cela peut se produire, les sorciers n'apprennent pas à doser la magie qu'ils emploient.
La jeune femme était de plus en plus intriguée.
- Je pense que pendant ce duel, vous avez dû laisser vos émotions vous submerger et vous échapper sous la forme d'un trop plein d'énergie magique.
De surprise, elle le dévisagea, l'artisan arbora un sourire satisfait.
- Vous avez vu juste sauf sur un point. Je ne tenais pas la baguette quand c'est arrivé, on venait de me désarmer.
- Le lien qui vous unit à votre baguette ne s'arrête pas au contrat physique, elle est le prolongement de votre pouvoir.
Les yeux du vieil homme brillaient intensément, la passion de son métier l'emportait.
- Donc, si j'ai bien compris, je dois canaliser mes émotions sinon à force la perle sera irrémédiablement endommagée et la baguette cédera.
- Tout à fait. Ou éventuellement, vous pouvez faire sortir la tension avant car la perle sert aussi de réserve. S'il y en a trop, vous verrez sa couleur changer, c'est sa façon de vous avertir…
La sorcière resta quelques secondes à contempler la pierre, les pâles reflets verts étaient marqués par deux craquelures blanches.
- Pouvez-vous la réparer ?
- Malheureusement, rien ne peut restaurer ce qui a été brisé par de la magie… des Ténèbres.
Amalia lui prit des mains sa baguette, la rangea précipitamment et allait tourner les talons quand le vendeur prononça d'une voix forte.
- J'ai rarement vu une baguette plier sans se rompre, vous avez de la chance Miss Richards, elle vous laisse l'occasion de changer. Mais si vous veniez à la briser, pensez à moi pour sa remplaçante.
Le fabricant avait l'art de sonder les gens pour déterminer quelle baguette leur conviendrait, c'était aussi un homme bienveillant et chaleureux derrière son visage rongé par les années. Elle le remercia d'un geste de la tête et tira la porte de la boutique, une impression ne la quitta pas pour autant. Amalia avait la sensation qu'il voulait lui dire quelque chose mais qu'il n'avait pas osé.
oOo
En sortant, le soleil brûlant de l'après-midi avait laissé place à une ambiance tiède. Une à une, les échoppes de la rue abaissaient leurs rideaux, le Chemin de Traverse serait bientôt désert. A l'angle d'une ruelle étroite, un homme aux épaules voûtées surgit et coupa la route d'Amalia.
- Ah ! Quelle agréable surprise ! s'exclama l'étrange personnage.
Il avait les doigts sales et les ongles noirs, ses vêtements rapiécés avaient été à une autre époque splendides mais ils étaient à présents usés et miteux.
- Mr. Barjow, répondit-elle froidement.
- J'ai été si content que vous nous passiez commande l'an dernier. Peut-être puis-je vous inviter dans notre humble boutique pour vous présenter nos nouveautés ?
- Cela ne sera pas nécessaire. Si vous permettez, j'ai encore à faire…
- Je vous en prie, je vous en prie… Il s'inclina respectueusement. Si vous changez d'avis, n'hésitez pas à venir nous voir, pour acheter ou pour vendre en particulier s'il s'agit des acquisitions de votre père !
La jeune femme se retourna et d'un pas rapide, fondit sur le vendeur pour lui saisir le col de son manteau.
- Je vous demande pardon ?
- Livius Richards était un de nos clients les plus fidèles, vous êtes peut-être embarrassée par certaines pièces. Nous serions ravis de vous… aider !
- Mr. Barjow, vous vous doutez que le Ministère a vérifié l'intégralité de notre demeure pour s'assurer qu'aucun objet prohibé ne me soit transmis.
- Nous savons tous les deux que ce n'est pas la loi sur le décret des Confiscations Légitimes qui peut arrêter ce genre de choses…
Il avait une voix doucereuse et ses longs doigts crasseux se refermèrent sur les mains d'Amalia qui le tenait toujours fermement.
- Le Ministère a fait le nécessaire. Si une rumeur circule au sujet d'objets qui leur auraient échappé, je saurai vers qui me tourner. Ai-je été claire ?
Elle relâcha sa prise et recula doucement en fixant l'homme, il hocha la tête et partit sans demander son reste. Elle ne se décontracta qu'en le voyant disparaître au bout de la rue. La nuit était maintenant tombée dans l'allée des Embrumes et les échoppes s'illuminaient à leur tour.
oOo
A son retour chez elle, Amalia se laissa choir sur le vieux canapé du salon, il était envahit de caisses en bois et les lettres imprimées dessus indiquaient qu'elles provenaient de France. Un étrange cadre caché par un drap attendait d'être fixé au-dessus de la cheminée vide. Elle le regarda longuement avant de se relever dans un soupir. Amalia saisit un marteau et des pointes pour s'atteler à sa tâche, une fois les vis enfoncées solidement dans la tapisserie vert émeraude, elle déposa le cadre et tira sur le tissu pour dévoiler le tableau. C'était son propre portrait qui s'animait, le personnage souriait et faisait des signes de la main avant de revenir tranquillement à sa place et se figer. La plaque en métal doré sous la toile indiquait « Propriétaire du manoir Richards ». La sorcière souffla avant de plier en quatre le drap et de le poser sur les marches de l'escalier pour les travaux qui l'attendaient dès le lendemain. Elle ferait ses adieux au canapé défraîchit, étagères branlantes et autres meubles de son enfance ayant fait leur temps.
Prochain chapitre : 12, square Grimmaurd
Note : Alors, prêts pour la suite ? ;) N'oubliez pas la page insta pour les illustrations ! (et de laisser des comm' aussi ! Ca rend ma journée lumineuse et me pousse à écrire le tome 4 !)
