Prologue
Ishiyama Honganji
Kennyo, onzième supérieur du Honganji, quitta le goeido où il venait de célébrer un office. Suivi de son fils aîné et héritier Kyōnyo, il s'engagea sur la galerie couverte qui reliait le lieu saint avec l'autre bâtiment principal de l'Ishiyama Honganji, l'amidado.
Le religieux avait trente-six ans. Cependant les responsabilités et les soucis avaient creusé et émacié ses traits, jauni son teint, si bien qu'on lui aurait donné quinze ans de plus. Son fils qui marchait à quelques pas derrière lui semblait une version plus jeune et plus vigoureuse de Kennyo. Les voir cheminer côte à côte accentuait l'impression de flétrissure dégagée par l'abbé.
Les deux hommes se trouvaient au milieu de la galerie, quand ils virent un moine et une nonne se diriger vers eux. Kennyo sentit son cœur s'accélérer en reconnaissant, sous le voile de la religieuse, le visage de son épouse Nyoshun-ni.
Bien que conclu pour raisons politiques, le mariage de Kennyo et de Nyoshun-ni avait été extraordinairement heureux. Le religieux avait trouvé en son épouse un soutien inébranlable et une profonde compréhension. Cette union d'exception avait été couronnée par la naissance de trois fils, Kyōnyo, Kenson et Junnyo.
Derrière la religieuse marchait Renkai, un cousin de Kennyo. Avec son visage carré aux traits rudes, son cou de taureau reposant sur un torse puissant, Renkai semblait la réincarnation de leur aïeul commun Rennyo.
Kennyo accéléra le pas pour rejoindre sa femme et son cousin. Il remarqua alors que le beau regard pur de cette dernière était inhabituellement troublé. Quant à Renkai, ses épais sourcils se contractaient en une expression de colère.
Lorsque Kennyo et Kyōnyo arrivèrent à la hauteur de Nyoshun-ni et Renkai, ce dernier les salua avec la brièveté que sa parenté lui autorisait. Il enchaîna ensuite sans transition :
-Nous venons de recevoir un message de nos fidèles de l'Echigo. Uesugi Kenshin est mort.
Kennyo flancha sous le coup. Le décès du seigneur d'Echigo, fervent bouddhiste et soutien de l'Ishiyama Honganji, était une catastrophe pour son monastère.
-C'était un véritable croyant et un défenseur de la Loi bouddhiste, soupira-t-il finalement. Je n'ai aucun doute sur le fait qu'il renaîtra dans la Terre Pure.
-Les fidèles de l'Echigo affirment qu'Oda Nobunaga l'a fait assassiner, ajouta Renkai d'un ton de fureur contenue.
Le regard de Kennyo se porta au-delà de l'enceinte du temple. Il survola la ville qui se blottissait à son pied et les flots de la Yodogawa qui les encerclaient, et alla se poser sur les collines entourant l'estuaire de la rivière.
La rangée de fortins plantée au sommet, les bannières qui les ornaient – une vision devenue trop familière, hélas ! – lui rappelait chaque jour depuis deux ans la menace qui planait sur le temple. Oda Nobunaga avait donc décidé d'assassiner Uesugi Kenshin dans l'espoir d'abréger le siège de l'Ishiyama Honganji ? D'après ce que Kennyo savait du personnage, l'hypothèse était malheureusement vraisemblable.
-Par chance, nous avons encore le soutien des Mōri, fit remarquer Kennyo.
Le clan Mōri était le maître de l'ouest de Honshu. Et surtout, il disposait d'une flotte sans rivale dans tout le Japon. Tant qu'il serait en mesure d'approvisionner l'Ishiyama Honganji par voie d'eau, le blocus d'Oda Nobunaga resterait sans effet.
-Si Oda Nobunaga recourt à des moyens aussi déloyaux que l'assassinat, nous n'avons aucune raison de le ménager, gronda Renkai. Nous devrions les utiliser.
Kennyo hésita. Il croyait en la justesse de sa cause, au pouvoir de Bouddha Amida, en la foi puissante de ses fidèles. Employer le moyen suggéré par son cousin lui paraissant un manque de confiance envers Bouddha Amida.
Mais peut-être se posait-il des questions inutiles ? Peut-être était-ce, sur le principe, la même chose que d'employer des armes nouvelles ? Comme les armes à feu dont ses officiers avaient introduit l'usage...
Tournant la tête vers son cousin, Kennyo acquiesça.
