Titre : La Voie des Hyènes

Auteure : Tach-Pistache

Rating : M (à un moment, j'ai pensé à le mettre en T, mais ça me semblait hypocrite de ma part alors j'ai laissé en M)

Disclaimer : Si j'avais Homestuck, je le redonnerais à Hussie, parce que je n'y comprendrais pas le quart de ce qu'il s'y passe et je préfère que ça reste dans sa tête à lui. Mais pas avant d'avoir fait quelques petits changements au niveaux des quadrants.

Un petit mot avant de commencer ? : Ahahah, où avais-je la tête en parlant de petit mot ? Il y a tellement de choses que je dois dire ! Je dois dire que je voulais originellement poster ça sous forme d'OS, mais que les deux premiers chapitres font déjà quarante pages à eux tous seuls et que je ne veux pas baisser les chances de lecture de cette fiction. Je dois dire que plonger dans les fictions Homestuck, c'est comme prendre un bain dans une station d'épuration en espérant y pêcher une huître perlière. Je dois dire que le sujet abordé mais révélé à la fin est dur, mais vraiment bossé dessus histoire de pas faire de gaffe (j'ai appelé des centres de recherche. Moi, la fille qui DETESTE téléphoner, ai appelé des inconnus dans des centres de recherche.)(Bon au final les lignes étaient occupées mais je leur ai envoyé des mails et là ils ont répondu mais c'est la même chose)
Je dois dire que j'updaterai aléatoirement entre deux et trois semaines (première rentrée au lycée, vous excuserez bien un petit retard mignon, hein ?) et je dois dire que je hais quand Tavros est un shota-con et Gamzee un imbécile heureux donc ils auront une personnalité avec des goûts et des couleurs et des amours de gosses et tout (je sais c'est un peu choquant, prenez une grosse respiration, écoutez du Céline Dion, buvez une Red Bull et revenez) et je dois dire pardon à tous ceux qui savent comment on écrit sur des gosses parce que moi, je ne sais pas écrire sur des gosses. Pas des gosses pas trop intelligents quoi.
Pardon.
(... Ouais, deux syllabes, ça passe comme un petit mot).
Nevermind, ENJOY !


« La brebis morte n'a plus à avoir peur du loup »

Proverbe turc


C'est l'été.

La chaleur l'a fait suffoquer durant la journée et elle rend l'air poisseux de sueur et d'odeurs de rue, comme les sandwiches, ou les chewing-gums collés au goudron, qui fond. Ce ont les odeurs qu'il attrape par la fenêtre en attendant la nuit. Il aime bien regarder les gens, mais de loin. Ca a toujours été comme ça, et ça ne risque pas de s'arranger. Il n'a, en tous cas, aucun espoir.

Il aime bien les voir s'agiter, se mordre et bondir, rire très fort avec des yeux étincelants, montrer les crocs, secouer leurs cheveux, agiter les hanches. C'est un mélange de fascination et de jalousie, un peu.

Oui, c'est ça. Il envie ces gens, de loin.

Par contre, il ne sait pas pourquoi. Ce n'est pas quelque chose dont il s'inquiète puisqu'il a toujours été trop idiot pour comprendre quoique ce soit. Il s'en moque un peu. Puisque c'est comme ça, c'est comme ça. Il se contente de croiser les bras et d'enfouir sa tête dedans pour regarder les gens qui bougent. Aujourd'hui, il est à-peu-près content de sa place et honnêtement, s'il pouvait garder cette mentalité tous les jours, il le ferait.

Ca fait plusieurs heures qu'il regarde les gens avec un sourire doux au bout des lèvres. Oh, il pourrait faire ça pour l'éternité, s'imaginer être en bas, être eux. Promener leur chien et filer une gifle à leur petit-ami. C'est son côté rêveur, dit sa mère, qu'il tient de sa grand-mère. Il aime se le dire. En vérité il n'en sait rien, elle est morte avant sa naissance. Tant pis.

Les réverbères sont enfin allumés et la brise du soir s'est levée. Elle est presque aussi chaude que la brise du midi. Mais il a beau être stupide, il n'est pas non plus dénué de nerfs, du moins pas partout, et il sait très bien que dans deux, trois heures, il fera presque froid. Parce que c'est fait comme ça la nature. C'est un peu mal fichu. Il n'y a aucun entre-deux, en été. Quelle saison stupide !

Il soupire et se redresse. Insulter Mère Nature ne servira à rien. Il laisse alors son regard glisser vers les néons qu'il aperçoit plusieurs rues plus loin. Beaucoup de gens s'y dirigent. Des groupes de gens comme il en voit passer toute la journée. S'ils savaient qu'il les regardait, que diraient-ils ? se demande t-il.

Rien de bon, c'est sûr. Lui-même trouverait ça un peu étrange. D'ailleurs il se trouve très étrange lorsqu'il y pense. A lui-même, il veut dire.

C'est bien pour ça que personne, ou presque personne, ne sait. Il n'a pas grand-chose pour lui et il ne veut pas gâcher ses ultimes chances. Un sourire amer se dessine sur ses lèvres – bah, à quoi cela peut-il servir ? Il s'évanouirait avant de pouvoir accoster le moindre inconnu. Ca n'est encore jamais arrivé, mais ça ne l'étonnerait pas tant que ça, en fait.

Qui sait ? Sa mère bien sûr, parce que c'est sa mère. Il se demande souvent si les mères ont un genre de sixième sens qui leur permet de savoir ce que font leurs enfants, ou si c'est juste lui qui n'est pas discret. Il ne s'y connaît pas assez en mères pour pouvoir confirmer la première hypothèse.

Aradia sait, aussi, mais c'est parce qu'elle fait quasiment la même chose depuis sa tour. Et puis c'est sa meilleure amie. Et il est certain que les meilleures amies ont un genre de sixième sens qui leur permet de savoir ce que font leurs meilleurs amis. Il ne voit vraiment pas comment elle pourrait faire, sinon. Ou alors c'est un pouvoir spécial seulement détenu par Aradia.

Il fronce les sourcils. C'est quelque chose à considérer sérieusement.

Elle est supposée venir, ce soir. A la fête. Cette maudite fête.

Il n'a pas envie d'aller à la fête.

Il a essayé, l'année dernière. Il a passé la nuit à pleurer en silence, un morceau d'oreiller entre les dents pour ne pas réveiller sa mère – les murs sont terriblement fins chez lui, et elle avait tellement de problèmes à cette époque, et elle en porte encore trop. Il aurait été un fils horrible en plus d'être un empêcheur de dormir en paix.

Il sait pourquoi il a pleuré, et il sait qu'une année de plus n'a rien changé, que les saisons ne l'ont pas transformé, il n'est pas devenu plus sage ou plus fort, ou même moins émotionnel (si seulement !). S'il retourne là-bas, il pleurera. Et il n'a pas besoin de se sentir plus bas que ce qu'il est déjà.

Mais Aradia… Il fait la moue, plisse le nez. Aradia sera sûrement seule s'il n'y va pas. Elle n'a jamais été aussi incompétente socialement que lui – et il l'admire beaucoup pour ça – mais elle vient pour le voir. Pas pour papillonner d'un groupe à l'autre. Pas qu'elle n'ait pas quelque chose d'un papillon mais là n'est pas le sujet.

Il n'a pas envie de savoir Aradia seule. Comme il s'agit de sa seule amie, en plus d'être sa meilleure, il ne pense pas pouvoir supporter la culpabilité. Et elle serait probablement en colère contre lui, ce qui n'est pas ce dont il a besoin en ce moment.

Il inspire profondément. Ce n'est pas de courage dont il a besoin, mais de moins d'égoïsme.

Il est égoïste. C'est admis depuis longtemps. Mais il a de la chance d'avoir Aradia à ses côtés, et il peut faire ça pour elle. C'est aussi son devoir de meilleur ami. Il se redresse alors et avec un air qu'il espère confiant, décide de descendre pour confirmer son choix à sa mère.

Elle est dans le salon, en train de se préparer. Il la voit sortir les seules boucles d'oreilles en or qu'elle possède et les tenir devant la glace pour voir si elles lui iraient bien, avec un air critique, les sourcils et le nez froncés. Elle est toujours indécise lorsqu'on en vient aux vêtements et aux accessoires. Elle dit qu'elle était une fermière avant et pas l'une de ces jolies filles de ville. Il ne voit pas le rapport.

- Tu devrais, euh… Tu devrais les mettre, propose-t-il timidement.

Elle se tourne en haussant les sourcils. En un huitième de seconde, elle a jeté à l'aveuglette ses boucles d'oreilles sur la commode pour se diriger vers lui.

- Oh, tu aurais pu attendre que je vienne te chercher, ou m'appeler, que je t'aide à descendre !

Il la laisse tirer sur ses vêtements et vérifier s'il ne se serait pas cassé quelque chose que, par honte, il aurait dissimulé. Il la laisse faire parce qu'il sait comment elle le prend. Tout ça, il veut dire. Elle a l'impression de ne lui être d'aucun recours. D'être inutile. Il a beau lui dire que ce n'est pas le cas, elle ne peut pas s'en empêcher, il faut qu'elle fasse le maximum et il n'ose pas lui dire que lui aussi, maintenant, se sent inutile.

C'est un cercle vicieux. S'il était plus sage il pourrait sûrement trouver une solution. Mais comme il est stupide, ça ne risque pas de se débloquer. C'est comme ça, se dit-il pour se redonner confiance. Il faut probablement des gens stupides dans le monde, pour, par exemple… Pourquoi ? Peut-être pour rendre les gens intelligents encore plus intelligents ?

Il laisse ses yeux glisser vers la droite – ça l'aide à réfléchir. Ou en tous cas il fait ça lorsqu'il réfléchit. Il en parlera à Aradia. Elle n'est pas très intelligente mais elle connaît énormément de choses, et réfléchit sur des choses qui parfois le dépassent un peu. Elle saura sûrement y répondre.

- Tu me poseras à la, euh, à la fête, en passant ? demande t-il à sa mère qui après son inspection est retournée mettre ses boucles d'oreilles. Il sourit en voyant qu'elle a finalement choisi celles en or et que tiens, elles lui vont pour de bon. Comme quoi il n'a pas trop mauvais goût.

- Tu y vas avec Aradia ? Qu'est-ce que vous allez faire ?

- Oh, je ne sais pas, on va, euh, on verra sur place… Je pense.

Elle ne se retourne pas pour lui parler. Elle est en train d'essayer de coincer une broche sur sa robe, et elle ne cesse de glisser entre ses doigts.

- Je ne sais pas à quelle heure je sortirai du bal. Je risque de partir un peu tard. Tu veux qu'on fixe une heure limite ?

- Non, ça va. C'est bien… Que tu sortes, je veux dire, euh… Tu y vas avec, avec quelqu'un ? s'enquiert-il.

La réponse de sa mère n'est qu'un murmure qui lui vient de loin.

- Tu sais qu'à mon âge, on ne risque plus de danser avec grand-monde… Je vais sûrement y retrouver Ana-Lucia, elle doit venir avec Alfonso, continue t-elle après une pause, comme si de rien n'était. Ca fait un moment qu'ils ne sont pas passés, tu ne trouves pas ?

Elle se tourne enfin vers lui. Il n'arrive pas à rendre son expression heureuse. Il sait très bien ce que supporte sa mère. Qu'elle essaie de se faire jolie avec des robes et des bijoux parce qu'elle se sent seule et qu'elle ne peut plus le traîner davantage. Il le sait. Elle a besoin d'aide. Mais même avec toute la bonne volonté du monde il ne pourrait pas la lui offrir.

C'est comme les saisons ou sa stupidité, c'est comme ça.

Il lit un instant dans son regard, lorsqu'elle ouvre les bras, l'espoir fou qu'il va se lever et la serrer dans ses bras comme un fils aimant, puis une vraie lueur de désespoir et peut-être même de colère alors que passent une ou deux secondes et qu'il a beau essayer, il ne peut rien faire.

Il ne peut pas la détester pour ça. Il ne peut même pas lui en vouloir. Même pas un peu. Il n'a pas le droit.

- Oh, pardon, chuchote-t-elle alors, quand elle comprend ce qu'elle fait.

C'est elle qui vient et qui s'agenouille pour l'enlacer. Il en fait de même, de toute la force de ses bras, pour compenser. Elle lui caresse les cheveux un moment puis se relève, un peu plus droite qu'avant. Il ne sait pas si elle fait semblant ou si c'est vrai.

- Tu feras bien attention de ne renverser personne, hein ?

Il marmonne quelque chose comme « ce sont les gens qui se jettent devant moi », avec plus d'hésitations dans la phrase, mais ça la fait rire quand même. Au moins, c'est fait, elle sera de meilleure humeur pour sa soirée.

- Ecoute, ce qu'on va faire, c'est que dès qu'Aradia doit partir, tu m'appelles et je te ramène. Je repartirai sûrement après. D'accord ?

Il hoche la tête avec un sourire qu'il qualifierait presque de réel. Sa mère a l'air rassurée. Elle cherche encore quelques affaires qui traînent en s'exclamant tous les mètres qu'une tornade a dû passer dans l'appartement et il doit admettre que ce n'est pas exactement l'image qu'on se ferait d'un salon bien rangé. Ou même d'un salon tout court. Mais sa mère a du travail et il n'est pas exactement taillé pour le ménage.

Enfin, lorsqu'elle est prête, avec sa robe et ses bijoux, son sac, son manteau, la tête relevée, elle se tourne vers lui. Elle n'est plus la jeune femme perdue devant sa glace. Il admire un peu sa mère, de pouvoir avoir l'air si fragile une seconde, et si grande la suivante.

- Je ne prends pas la voiture, je risque de ne pas être capable de conduire quand je te ramènerai.

Il secoue la tête pour lui dire que ça ira. Secrètement, il n'aime pas prendre la voiture. C'est toujours long pour y monter et encore plus pour en descendre. Il connaît aussi le goût de sa mère pour la boisson, et bien qu'il ne le lui dise pas, il est heureux qu'elle soit assez lucide sur ses penchants pour ne pas se croire capable de conduire.

Une ancienne « amie de bars » de sa mère, madame Lalonde, n'a pas eu la même intelligence. Elle s'est retrouvée à l'hôpital plusieurs mois à cause d'un accident. Il le sait parce que sa fille était à l'école avec lui. Rose, elle s'appelait.

L'ascenseur sent le tabac froid et le détergent. D'autres joyeuses odeurs estivales. Elles sont là et lui brûlent le nez à cause de ce sans-abri qui vient s'abriter dans la cabine pendant la nuit. Il a eu le code de l'entrée par un quelconque miracle et il en profite pour dormir ici. La propriétaire dit que ça ne la dérange pas, que de toute façon il ne reste que deux mois et qu'il n'a jamais rien cassé. Il fume juste beaucoup. Vraiment beaucoup.

Il le croise, des fois, car il est obligé de prendre l'ascenseur. Il a remarqué qu'il coince toujours une espèce de canne entre les portes pour éviter qu'elles ne se referment complètement. Il trouve ça ingénieux. Il n'y aurait jamais pensé de lui-même. En même temps, sans ça, il se demande s'il y aurait assez d'air pour une nuit entière.

Pour une fois il n'est pas là. Il doit être allé à la fête. Comme tout le monde.

L'appréhension lui monte à la gorge et décide de s'y rouler en boule. Il ne sait pas s'il le supportera. D'y aller, il veut dire. Il redoute surtout le moment où il sera seul, car ça se passera très bien avec Aradia – elle ne lui laisse pas le temps de réfléchir et de se lamenter sur son sort. Mais seul, c'est autre chose.

Peut-être devrait-il ne pas y penser ? Attendre, espérer ? Peut-être qu'en fait il a bien grandi et que ça ne sera pas la même chose que l'année dernière ? Peut-être. Il a du mal à y croire. Pour être honnête, l'espoir n'est pas vraiment son domaine. Ca l'était, avant, mais ça c'est plus ou moins fini quand l'espoir n'a pas empêché la réalité et les rochers loin en bas de lui broyer les jambes.

Sa mère est la première à sortir de l'ascenseur. Derrière elle, il contracte ses muscles et commence à faire tourner les roues de sa chaise.

Il sait que sa mère pourrait le pousser mais il a catégoriquement refusé de la laisser faire. Il a dit la même chose à tout le monde. Il ne comprend pas encore trop comment son corps a pu produire une telle bouffée d'hormones de courage. Il lui arrive même de regretter, lorsqu'il doit revenir de l'école par ses propres moyens, que ses bras brûlent et que son sac pèse lourd. Mais il n'a pas envie d'être un poids. Enfin plus que d'habitude.

La rue sent moins mauvais le soir. Il n'y flotte ni les mêmes odeurs ni la même ambiance. Elle ressemble plus à un vieux souvenir, ou à un rêve.

C'est étrange, trouve t-il, de descendre dans cette rue et de se souvenir de tout ce qu'il s'y est passé. Il a l'impression de marcher sur une scène de crime. Ou un plateau de cinéma. Ne manquerait plus que la musique d'ambiance. Heureusement qu'il ne peut pas contempler la ville entière comme ça, ou il aurait vraiment trop honte pour mettre un seul pied dehors. Façon de parler. Bien sûr.

Ils croisent beaucoup de gens. Parfois les mêmes qui se sont embrassés ou qui se sont salués sous ses yeux. Il n'ose pas lever la tête lorsqu'il passe à côté d'eux. Ce n'est pas forcément parce qu'il les a observés, c'est aussi parce qu'il n'est pas très à l'aise en public. Ou plutôt, c'est surtout parce qu'il n'est pas du tout à l'aise.

Les lumières vives des stands et des attractions finissent par éclipser celles des réverbères, trop pâles pour faire le poids. Il est un moment affolé par la foule. Il ne sait pas si elle le terrifie ou le fascine. Mais ses mains deviennent moites sous ses gants de protection alors il doit plus être terrifié que fasciné.

- Tu vois Aradia ? s'inquiète sa mère.

Il regarde un instant autour de lui. Il a l'habitude de voir son amie porter du rouge et c'est ce qu'il cherche. Beaucoup de filles portent du rose, qui devient encore plus rose sous les lumières des stands. Un garçon porte du rouge. Certaines des attractions sont rouges. Les ballons de l'enfant en face sont rouges. Une fille porte des lunettes rouges.

Il ne déteste pas foncièrement cette couleur mais il préfèrerait la voir sur quelqu'un d'autre. Comme Aradia. Par exemple.

- Bon, tu vas la chercher, d'accord ? Tu m'appelles quand tu veux rentrer ou si tu as un problème.

Elle l'embrasse sur le front, et juste comme ça, elle part. C'est étrange comme la foule lui semble plus menaçante maintenant. Il ne sait pas où poser les yeux. Il respire profondément et tente de réfléchir de manière raisonnable. C'est la clef, paraît-il. Les professeurs lui demandent toujours de penser avec les moyens du bord et de ne pas abandonner tout de suite.

Il espère que cette fois il y arrivera.

Il tente d'être méthodique. Que veut-il ? Trouver Aradia. Bon. Se déplacer dans la cohue ne risque pas d'être très facile (car on peut dire ce que l'on veut, mais les gens ne se poussent pas tous sur son passage, la majorité étant exclusivement concentrée sur eux, et pas sur les autres). Et d'ailleurs, elle doit le chercher aussi, et ils pourraient tourner des heures sans jamais se trouver. Mauvaise idée.

Soudain ses mains se serrent et il sait qu'il est en train de rougir de fureur – mon Dieu, Vous auriez pu me faire moins idiot. Il a un portable. Il vit au vingt-et-unième siècle, bon sang. Au final les professeurs, comme toujours, ont raison. Il a besoin de penser avec les moyens du bord. Et ce portable est un moyen du bord qui lui a nécessité cinq minutes de réflexion

Bravo, fait une petite voix sarcastique au fond de sa tête. Il n'en rougit que davantage. Il rougit facilement, pour tout et rien, et malgré les conseils d'Internet, il ne peut rien y faire. Il a abandonné depuis longtemps. D'essayer d'y changer quelque chose, il veut dire.

Il se saisit du téléphone et regarde autour de lui un instant alors qu'il tape mécaniquement le numéro d'Aradia. Les lumières aveuglantes le rendent à la fois nauséeux et nostalgique. Des enfants crient sur les auto-tamponneuses. Il en oublie presque son portable alors qu'il les contemple.

Il les envie. Il les envie tellement, c'en est ridicule.

Il savait qu'il n'aurait pas dû venir.

Lorsqu'il cligne des yeux, ceux-ci sont désagréablement brûlants. Il se demande un moment s'il ne va pas se mettre à pleurer (ce qui serait vraiment ridicule, entouré de ces gens comme ça) mais il laisse passer une ou deux minutes où il fait son maximum pour ne pas craquer et il finit par lever les paupières. Il n'a pas versé une seule larme. Il se sent presque plus confiant.

Aradia n'est toujours pas visible. Ni jupes rouges, ni boucles auburn. Il soupire, finit son numéro et appuie sur le petit téléphone vert. Il espère qu'il entendra quelque chose de son côté avec les basses des attractions. La sonnerie lui semble durer des heures avant qu'elle ne décroche.

- Allô ?

Il sourit en entendant sa voix, un sourire un peu pâle, bien sûr, mais ça reste un sourire. C'est sûrement la voix qu'il préfère entendre dans sa vie. On ne choisit pas sa famille, c'est un proverbe, s'il se souvient bien, mais heureusement on choisit ses amis et il a choisi une amie avec une voix qui n'a pas pour but de lui écorcher les tympans.

- Aradia ? Euh, c'est moi.

- Oh, Tav…

Et il entend la suite de ses paroles alors qu'elle ne les a pas prononcées. C'est dans son ton. Les émotions d'Aradia sont si faciles à capter qu'il ne peut pas échapper à la gêne et à la tristesse qui font trembler ces deux bouts de mots.

- Mon père n'a pas voulu que je vienne, je t'ai prévenu par message sur l'ordi, tu n'as rien vu ?

Il fait la grimace. Son ordinateur était éteint toute la journée. Il ne cesse de grésiller et l'écran vire au noir après cinq minutes d'allumage. C'est très frustrant. Si seulement il avait été doué en informatique comme les trois-quarts des enfants de son âge, ça aurait été réparé en un clin d'œil. Seulement (étonnant), il n'y comprend rien.

- Il avait une réunion ce soir avec des gens importants pour sa société, un contrat ou un truc du genre. Il m'a fait venir avec lui. Je suis dans le couloir, là, ça fait deux heures qu'il est dans cette salle de réception. Il m'a fait mettre une robe. Une robe.

Elle a un ton plaintif qui n'est qu'à moitié faux. Et malgré le froid dans son ventre, malgré le fait qu'il sache ce qui l'attendra quand ils arrêteront de parler, il se met à rire. Ce n'est même pas forcé. Il ne lui en veut pas. Il veut juste l'écouter et parler avec elle comme si elle était là. Sauf qu'elle n'est pas là. C'est pour ça que ses doigts sont si crispés autour de son portable.

Aradia rit aussi de son côté, un peu moins fort, à cause de son père et de sa réunion. Il n'a jamais vu son père. Il dirige une entreprise qui fait des clefs. Elle n'en a jamais dit du bien, ou alors il n'a jamais entendu ses paroles. C'est un vieux bouc, dit-elle souvent. Ceci explique pourquoi l'image qui lui vient à l'esprit lorsqu'on évoque le père d'Aradia n'est plus un respectable homme d'affaires mais un bélier terreux en complet-veston.

- Et toi, comment ça va ? demande-t-elle.

- Euh… Ca va. C'est toujours la même routine. Les vacances, quoi…

- Ca fait un moment que tu n'es pas venu à la maison. J'ai hâte d'être au collège, pas toi ? On va peut-être même être dans la même classe et se voir vachement plus !

Il hoche la tête, même si c'est au téléphone et qu'elle ne peut pas le voir. C'est un réflexe. Et puis il se moque de bouger un peu trop quand Aradia lui parle. Ca fait longtemps qu'ils sont amis. Il peut bouger autant qu'il veut, elle s'en fiche.

- J'ai, euh… Ma mère a envoyé une lettre, pour ça. Au collège. Pour être dans la même classe, je veux dire.

- C'est super ! On va pouvoir faire plein de choses ensemble ! Je t'ai déjà présenté Nepeta ? Elle…

Mais avant qu'elle ne lui promette que Nepeta est une fille adorable et drôle et que sait-il encore et qu'il va l'adorer (et il est sûr qu'il va l'adorer), de cette voix qui lui est si chère, il entend d'autres voix à travers son téléphone et il cesse presque de respirer. Ce sont des voix adultes. Des voix d'hommes.

- Aradia ? Nous allons être en retard. Va plus vite. Que fais-tu avec ce téléphone ?

Ce doit être son père. Monsieur Megido, l'aurait-il appelé s'il l'avait jamais rencontré. Il esquisse un sourire. Elle n'a pas tout à fait tort en le traitant de vieux bouc. Les voyelles dans ses mots sont longues et tremblotantes. Tout à fait comme un bêlement.

- J'appelle un ami, père, fait-elle d'une voix de petite fille qui ne lui ressemble pas même à travers le téléphone.

- Raccroche ça tout de suite, veux-tu ?

Puis, après une brève pause :

- Je t'avais dit de ne pas me ridiculiser, l'entend-t-il siffler, plus près d'elle et du combiné. Qu'est-ce qu'ils vont penser ? Que ma fille ne sait pas se comporter en société ?

Il ne sait pas comment Aradia réagit à cette pique, ni la tête qu'elle fait, si elle a parlé ou voulu pleurer, mais elle reprend le portable quelques secondes après comme si rien ne s'était passé.

- Bon, ben je dois partir…

- Oui, j'ai, euh, j'ai entendu ce qu'il a dit… Ca va aller ? demande-t-il, un peu timidement.

- Oui, oui, ne t'en fais pas, répond-t-elle, et il a envie de lui dire qu'il devrait au contraire s'inquiéter davantage pour elle, mais elle ne lui en laisse pas le temps.

- Je suis désolée de ne pas avoir pu venir, ajoute-t-elle.

Ses excuses sont sincères et c'est pour cela qu'il lui assure que ce n'est pas grave, qu'il ira bien, et qu'il a hâte de la revoir, avant qu'elle ne raccroche en hâte.

Ses doigts bourdonnent de la sonnerie vide et il reste là. A regarder les gens.

Il ne trouve aucune solution à son problème. Peut-être n'y en a-t-il pas.

Il avait dit qu'il ferait froid la nuit ? Eh bien il avait tort. Il fait presque aussi chaud qu'en pleine journée. Cette chaleur qui rampe et s'enfile dans sa gorge. Comme du sable. Comme si on lui déversait des dunes de sable dans les poumons. Et le soleil qui va avec.

Sa mère doit pouvoir s'amuser elle aussi. Il ne peut pas aller la chercher pour rentrer maintenant. Pas si tôt. Il n'est pas égoïste à ce point. Non, sûrement pas. Il est un homme, il est fort, lui aussi, et il fait toujours si chaud, il n'en revient pas. Il faut dire que c'est l'été. Rien ne l'étonne avec cette saison infernale. Ecrasante.

Il recule un peu hors de la foule. Sans personne à ses côtés, et l'été qui l'oppresse et comprime ses poumons, il n'est plus « mal à l'aise ». Il est terrifié. Il n'aime pas être en bas avec les gens. Il les voit pour ce qu'ils sont réellement, ces gens, tous ces gens, avec leurs yeux jaunes et leurs crocs sales, qui vivent comme s'ils ne mourront jamais, qui ne se sont jamais vus comme ils sont réellement.

Ces gens-là ont le droit de marcher et de rire à l'air libre. Ces gens-là supportent l'été.

Il a soudain envie de leur crier de se taire et de demander pourquoi est-ce qu'il n'est qu'une proie là où les autres sont des prédateurs. Pourquoi faire souffrir les agneaux lorsqu'il y a les bêtes dehors par centaines.

Il y a pensé, souvent. A devenir comme eux après l'accident. Il ne l'a jamais été, trop lent, trop faible, trop stupide, mais il était heureux. C'était lorsqu'il avait ses jambes. Il ne les a plus cependant. Lui ne les a plus, et eux les ont toujours.

Il ne peut pas s'empêcher de trouver ça injuste, si terriblement, salement injuste. Honteusement injuste. Il ne veut pas haïr ces gens, ou ces bêtes, par égoïsme. Mais il le fait. Et ça lui fait mal aussi, de se trouver incapable de sagesse et de compréhension, en plus d'être un poids, un boulet que l'on traîne derrière soi.

Il cligne des yeux. Il a une idée. Il ne va plus bouger. Il va rester là et se rouler en boule, et attendre. Ca ne semble pas trop risqué et puis qui viendrait renifler quelqu'un comme lui ? Il sera laissé en paix, il le sait.

C'est à-peu-près à ce moment-là qu'il le voit.

Il n'était pas là avant, il est prêt à le parier. Il est juste apparu. Apparu, comme le diable qui sort des boîtes ou l'oiseau sur le rebord de la fenêtre. Il est apparu. Et ses yeux sont fichés dans les siens, il les sent, si profondément, si précisément, que cela le tire de sa panique.

Les gens rentrent leurs dents et leurs prunelles cessent de luire d'un éclat fou. Ce sont juste des gens. Des êtres de chair qui s'amusent. Il n'est pas différent d'eux : il est aussi un être de chair, avec moins de chair en état de marche, c'est tout. Il ne comprend même pas comment est-ce qu'il a pu en arriver jusque là. Comment est-ce qu'il a pu les traiter de bêtes.

Il hausse les sourcils et pense que c'était bien stupide et que le psychologue qui s'est occupé de lui après l'accident avait un peu raison en disant qu'il ne pensait pas toujours correctement.

Il a regardé ailleurs quelques secondes mais lorsqu'il jette un œil un peu curieux à l'apparition, juste pour voir, il lui semble plus proche et le regarde avec la même acuité. Il a vaguement l'impression qu'il va se jeter sur lui pour le dévorer ou pour se mettre à le vénérer comme le Messie. Cela suffit pour faire chauffer ses oreilles et tordre ses doigts, nerveusement. C'est sûrement le signe que tout va bien pour lui. Que tout est redevenu normal.

Ca devient étrange après ça.

Il tourne la tête un peu, essaie d'échapper à son regard, de lui faire comprendre que cela le dérange, mais il finit par regarder à nouveau parce qu'il est quelque part intrigué et à chaque fois, il s'est un peu rapproché. Ils font ça cinq ou six fois. Il a l'impression de jouer à « 1, 2, 3 soleil ». Au bout d'un moment, il décide de lui faire face, malgré ses joues rouges et ses sourcils froncés qui ne doivent pas lui donner un air intimidant du tout.

Il doit se montrer fort. Il se souhaite bonne chance. Il en aura besoin.

Il n'est plus qu'à cinq pas de lui. Il a son âge, sûrement, ou alors est-il plus âgé mais pas de beaucoup. Il n'arrive pas à dire la couleur qu'ont ses yeux, soit noirs comme l'Enfer, soit bleus, bleus très clair. Ce n'est peut-être pas important. Son t-shirt est d'une saleté repoussante, et les lourdes boucles qui retombent sur sa mâchoire brillent plus qu'elles ne le devraient.

Il le contemple un moment avec curiosité – si ce t-shirt lui appartenait, sa mère en aurait déjà fait des lambeaux qu'elle aurait trempé dans de la javel avant d'y mettre le feu – puis se rend compte qu'il fait exactement la même chose que ce garçon, peut-être même en pire.

Il baisse la tête et commence à faire rouler sa chaise en arrière. L'autre avance à petits pas. L'écart entre eux ne réduit pas mais ne se creuse pas non plus.

Lorsqu'il relève les yeux pour lui dire de s'en aller, il peut clairement voir l'expression de l'autre. Il n'a pas l'air de vouloir le frapper. Il n'a pas non plus un air fou ou dérangé qui pourrait lui filer la chair de poule.

Il hésite. Il a une moue de gamin qui hésite, avec la lèvre un peu boudeuse et les yeux qui volent d'un point à un autre de son corps. Tout simplement. Il trouve ça presque poli.

Il le remarque un peu tard, mais ses mains ne cessent de se nouer ensemble. Il a l'air de vouloir tout toucher, tout sentir, tout porter entre ses ongles et tout garder à jamais dans l'ombre que créent ses os saillants. Il le trouve très maigre, comme apparition, et là, il lui fait peur. Un peu.

- Va-t-en, finit-il par dire, en réussissant l'exploit de ne pas faire de pause entre les mots. Ca doit être la crainte qu'il lui inspire d'un seul coup.

- Ok, d'accord.

Il trouve ça encore plus bizarre que tout ce qu'il vient de se passer.

Il a une voix surprenante, pour quelqu'un de son âge, il veut dire. Douce comme du miel. Beaucoup de miel et des pierres taillées sous ce miel, pointées vers le haut pour lacérer ceux qui voudraient y enfoncer la main.

Il hausse un sourcil en repensant à cette analogie. Elle lui semble quelque peu bizarre, parce que personne n'irait enfoncer la main dans une voix, mais il admet que si c'était possible, ça donnerait ça. Du miel et des pierres. Curieux.

Le garçon lui jette un dernier regard en biais puis fait demi-tour. Il le regarde se faire avaler par la foule et soigneusement contourner les attractions pour se perdre dans l'obscurité. Il ne fait aucun geste pour le rejoindre. Il ne le suivra pas, c'est certain. Ce n'est qu'un inconnu. Et il ne suit pas les inconnus. Et encore moins les gens.

Il remarque alors que la nuit a pris une température normale de nuit, et que les bêtes ont peur du noir.


Le sac de peau dans lequel on a jeté pêle-mêle des paires et des paires de côtes, des veines bleues qui font des nœuds, quelques muscles, des canines tranchantes et des yeux brûlants qui ont cessé de le mettre mal à l'aise depuis trois heures maintenant, s'appelle Gamzee Makara. Lui, Tavros Nitram, est assis à ses côtés, et ils discutent comme s'ils ne s'étaient jamais rencontrés et jamais quittés à la fois.

Gamzee Makara.

Tavros a l'impression d'avoir entendu ce nom pendant des milliers d'années. En rêve, sur des affiches, dans des chansons, il ne se souvient pas. Et puis de toute manière, ça n'a pas tant d'importance. Ou peut-être que si. Il ne sait pas.

Gamzee Makara. Gamzee. Il le murmure dès qu'il est certain qu'il ne l'entendra pas. C'est idiot, mais il a besoin de se le répéter pour être bien certain qu'il ne se réveillera pas sans s'en rappeler. Si tout cela est un rêve, bien sûr.

Gamzee, donc, a une gorge de vautour, et des poignets extrêmement minces pour ses onze ans. Il boit une liqueur infecte qu'il qualifie de miraculeuse et qui lui donne envie de se rincer la gorge au tuyau d'arrosage lorsqu'il en accepte une gorgée – c'est fort, franchement fort, et Gamzee boit ça à onze ans…

Mais il dit que cela le détend. Il le croit. Il faut dire qu'il est beaucoup moins nerveux que la première fois qu'il l'a vu.

Il a un sourire quelque peu paresseux sur des dents extrêmement longues. Il sait jongler, il sait parler romani, il sait une foultitude de choses (ce qui l'impressionne grandement, pour quelqu'un qui ressemble à un vieil épouvantail) et parfois ça tombe sur des sujets qu'ils aiment tous les deux. Les premiers films de science-fiction. Le rap. Les théories sur les mondes alternatifs. Le soda. Des choses.

Puis il ne cesse – comme il l'avait deviné – de jouer avec des bricoles entre ses doigts, de faire glisser ses ongles sur le sol. Il dit qu'il est tactile. Tavros ne l'est pas spécialement, et Gamzee a la délicatesse de ne pas trop le toucher.

Néanmoins, de temps à autre, il enlève l'un de ses gants pour parcourir les lignes de sa main avec son pouce ou enfouit son nez entre ses cheveux pour en respirer l'odeur. Lorsqu'il arrive à repousser ses quelques principes de politesse, Gamzee ne semble avoir aucune limite, et Tavros le chasse presque aussitôt. Presque.

Presque, parce qu'il a vraiment l'impression d'avoir toujours connu Gamzee et que cela entraîne beaucoup de choses qui l'étonnent lui-même. Comme la quasi-disparition de ses hésitations, par exemple.

Et puis quel genre de nouvel ami serait-il s'il empêchait le garçon d'être lui-même ? Il serait le genre d'ami que personne ne voudrait avoir, et Gamzee s'en irait. Et bien qu'ils ne se sont croisés que trois heures plus tôt – il est reste abasourdi, trois heures, juste trois heures – il sait que ça lui ferait mal.

Ce qu'il veut dire, c'est que ça lui ferait mal pour de vrai. C'est à la limite du grotesque, et ça le serait s'il exagérait. Ca ferait dramatique. Mais il n'exagère pas.

- Et ça, ajoute Gamzee en secouant sa canette, c'est un putain de Deus Ex Machina. Le film était putain de bon, et j'aime pas cracher sur les miracles, mais ce fils de pute aurait pu trouver un autre moyen de s'en sortir au lieu de passer par cette putain de forêt.

Il a aussi le langage le plus cru qu'il n'ait jamais entendu.

Il s'y habitue, bien sûr, mais il n'a pas côtoyé les plus rebelles à l'école et toutes ces insultes le perdent un peu. Il suppose que c'est dans sa nature, ou dans son éducation, de jurer tout le temps, car il ne crache pas ses insultes. Il les dit sur le ton de la conversation, comme un mot de liaison. Et puis toujours avec cette voix mi-douce mi-râpeuse qui ne fait pas adolescent révolté du tout.

- Je sais pas… Sa fille a dit qu'elle avait, euh, trouvé un antidote, non ? Elle avait peut-être tué les bêtes, dans la forêt, avant, je veux dire… Ce serait pour ça qu'il en serait revenu vivant, non ?

Il semble y réfléchir un moment, la lèvre supérieure tendue sur sa canette alors que ses yeux filent vers le bas, irrésistiblement attirés par le goudron.

Ils sont seuls, deux silhouettes fragiles sur l'immensité d'un parking désert, assis sur la margelle en pierre autour d'un platane immense. Des phalènes brunes tournoient autour des lampadaires. Des fois, ils voient des gens descendre de la fête pour retourner chez eux. Ils ne s'approchent pas, et Tavros suppose que ça leur convient à tous les deux.

La nuit ne devrait être faite que de ça, décide-t-il. Surtout les nuits d'été.

- T'as raison, mon frère, fait alors Gamzee avec l'un de ses sourires de coton, ça a du sens.

Il a un petit rire.

- Tu sais quoi ? Ca va mieux, maintenant, mec, sérieux. J'étais dégoûté à cause de cette putain de fin, mais maintenant que tu le dis ces enfoirés avaient dû prévoir le coup.

Tavros se sent presque fier. Il n'ose pas vraiment proposer ses idées, encore moins sur les choses qu'il apprécie, et presque jamais sur les choses qu'il aime et que quelqu'un d'autre aime. C'est la peur d'être ridicule qui le retient. Probablement.

Mais c'est plus simple avec Gamzee, tellement, tellement plus simple.

Il l'entend retourner sa canette et la secouer énergiquement avant de sortir un « merde, c'est vide » un peu grogné. Il a l'air de ne boire que ça. Ou, au moins, de ne vouloir boire que ça. Pour le remercier d'être là (et aussi parce qu'il n'a pas dépensé les sous des attractions qu'il aurait dû faire avec Aradia), il lui propose de lui en racheter.

Il a l'impression d'avoir dit à Gamzee qu'il y aurait deux Noël cette année.

Et il a soudain envie de foncer voir sa mère et de lui faire avouer qu'il est en réalité adopté, ou qu'il vient d'un autre univers où ils auraient été liés d'une manière ou d'une autre parce qu'il connaît si bien cette expression que ça ne peut pas être une coïncidence.

- Ca, c'est cool, Tavbro, répond-t-il alors, un peu lentement, et un vrai sourire lui déchire les joues, l'un de ces sourires qui le font sourire à son tour, plus timidement, mais il sourit, au moins, et c'est rare qu'il se mette à sourire en présence d'un autre que son ordinateur.

Gamzee se met alors debout, en faisant craquer tous les os de son corps (du moins c'est ce qu'il croit entendre, et le bruit lui fait fermer les paupières très fort). Il a vaguement peur qu'il se soit désarticulé au passage. Mais l'autre garçon a l'air d'avoir l'habitude.

Il tire un bout de langue, donne un grand coup de pied dans sa canette vide qui fait un magnifique vol plané pour se perdre dans un arbre (« la flemme de jeter ce putain de truc à la poubelle, », explique-t-il) et après avoir dansé d'un pied sur l'autre avec un air inquisiteur qu'il ne comprend pas, va se placer derrière sa chaise.

Tavros ne comprend son intention qu'après une ou deux secondes de réflexion.

- Je peux me déplacer seul, lui dit-il, les mains serrées autour des roues pour les empêcher d'avancer.

- C'est une sale montée, mon frère, tu vas te bousiller les bras pour que dalle. En plus tu risques de me tracer. Je suis putain de lent, moi.

Et pour couper court à toute protestation, ils s'en vont. Il a l'impression que Gamzee a un peu de mal à avancer. Il a raison, c'est une sale montée. Mais il ne se sent pas coupable. Il hausse les épaules, vérifie qu'il ne se trompe pas, mais non. Il ne ressent aucune culpabilité. C'est un peu nouveau pour lui. A la limite du paranormal.

Il se demande si tout va bien dans sa tête. Il suppose que justement, oui, et que c'est ça qui est bizarre.

Lorsqu'il respire, l'air est frais, et il sent le souffle chaud de l'autre garçon près de son oreille.

Oui, ça va décidément bien.

« Wow. »

Il y a encore beaucoup de monde lorsqu'ils arrivent à la fête, mais pas autant qu'avant, et ils n'ont pas vraiment de mal à se déplacer (Gamzee l'a laissé reprendre le contrôle de sa chaise une fois certain qu'il n'y aurait plus à monter ou à descendre quoique ce soit, et secrètement, il lui en est reconnaissant).

Le stand de boissons est encore grand ouvert. Les gens lui tournent autour en rondes affamées. Il voit deux garçons d'à peu-près son âge qui se lancent des pièces à la figure juste devant, et il ne comprend pas pourquoi. Pas qu'il veuille savoir mais quand même.

Gamzee n'a pas besoin de faire la queue comme tout le monde, lui, il passe par l'entrée des vendeurs pour rejoindre directement les caisses de canettes et de bouteilles, en vrac de l'autre côté du comptoir.

Il pose les sous dans une boîte (il doit se mettre sur la pointe des pieds, et il se rend compte à ce moment qu'il n'est pas aussi grand que ce qu'il avait pensé) sous le regard de la femme qui tient le stand. C'est un regard un peu agacé mais comme elle ne fait rien, Tavros pense qu'elle le connaît. Peut-être qu'il vient ici souvent.

- Mec ! lui crie Gamzee, accroupi derrière le comptoir. Tu veux quelque chose ? Je te le pique, cette connasse ne dira rien.

Il secoue la tête négativement et balbutie un semblant d'excuse alors que la « connasse » le fixe à travers la porte. Elle soupire alors (peut-être que ses joues rouges lui ont fait pitié) et faute de pouvoir frapper sur un handicapé, elle fiche une claque sur le haut de la tête à Gamzee qui sort à toute vitesse de la caravane, les mains pleines de canettes de son alcool imbuvable et, malgré ses protestations, d'une bouteille de soda tout à fait normal.

- Gamzee ! entend-t-il la femme brailler. Combien de ces bouteilles t'as pris ? T'as pas laissé assez !

- C'est pour la route !

Le garçon déverse son chargement sur les genoux d'un Tavros ébahi et sans lui laisser le temps de respirer, il est derrière lui à pousser sa chaise, à courir en se dirigeant vers les ruelles autour de la place.

- Faut qu'on se grouille de se cacher, cette putain de bonne femme pourrait nous envoyer son frère ou un autre fils de pute pour récupérer tout ça !

Tavros ne peut que serrer les bras pour protéger les canettes, dans un irrationnel souci de sauvegarde. Ils ont pris les routes qui descendent. Sa chaise dévale les ruelles piétonnes autour de la place. Il ne sait pas comment Gamzee fait pour tenir sur sa chaise ou s'il est déjà loin derrière lui, et il se contente de jeter des regards paniqués aux gens qu'ils croisent et à tous les murs, une petite partie de lui fascinée par le fait qu'ils n'en aient pas encore rencontré un de près.

Il entend l'autre garçon se mettre à crier, ravi. Il est toujours dans son dos. Il ne comprend pas comment est-ce qu'il a pu s'accrocher à sa chaise et surtout à où mais peu importe. Ils vont descendre jusqu'aux banlieues s'ils continuent comme ça. Ce serait drôle.

Soudain (et il se retient de crier mais il ne peut pas empêcher un hoquet choqué de sortir de sa gorge) ils prennent un virage en épingle à cheveux et il voit arriver avec un sentiment d'inéluctabilité le mur juste en face, prêt à les cueillir et à les mélanger si bien avec la chaise qu'ils auront des roulettes à la place des pieds.

Soudain, il est deux ans en arrière.

Il voit le sol qui s'approche si vite qu'il n'a même pas le temps de tendre les bras pour se protéger. Et il a vraiment envie d'hurler.

Et puis par un miracle qu'il ne s'explique pas, ils s'arrêtent.

Ca n'aurait pas dû arriver mais Tavros peut encore voir le mur devant lui et il ne l'a pas frôlé.

Dans ce genre de situations, il pense que plusieurs personnes se seraient évanouies, et il est surpris de ne pas faire partie du lot.

Il se démène pour se retourner sans faire tomber les canettes, le bassin tordu dans une position qui n'est sûrement pas anatomiquement correcte et qui le fait souffrir, pour apercevoir le visage de Gamzee. Lui aussi regarde le mur avec étonnement. Ses boucles folles ne sont plus que des nœuds gros comme des yeux autour de sa tête.

- Putains de miracles, souffle t-il, maintenant émerveillé, avant de baisser les yeux et de dire sur le ton de la conversation :

- J'ai perdu mes chaussures.

Tavros jette un œil à ses pieds nus qui ne se posent qu'à moitié sur la route sale, ses orteils recourbés pour éviter le contact avec le goudron, puis relève la tête. Les yeux de Gamzee brillent trop pour être normaux. Ce sont des larmes. Il retrouve les mêmes dans ses propres yeux.

Dix secondes plus tard et il ne peut plus émettre de son décent. Ils sont écrasés l'un sur l'autre, Gamzee sur les genoux, incapable de se relever, Tavros penché par-dessus son accoudoir. Il sent les épaules de l'autre secouer convulsivement son avant-bras et il ne peut pas s'empêcher de penser à une otarie au vu des sons qu'il produit.

Leur rire a un petit quelque chose de nerveux. Ca doit être la peur qui cherche un moyen d'être encore alors qu'il n'y a plus de raison pour elle d'exister, alors ils rient. Au moins, c'est mieux que de se mettre à pleurer.

A chaque fois que leurs yeux ont le malheur de se croiser, ils se remettent à glousser, si fort que la chaise en tremble et que les canettes, qu'il a protégées tout au long de leur descente, tombent et roulent à leurs pieds. Gamzee en écrase une par inadvertance. Ca ne les aide pas à se calmer.

L'impression de compter et de ne pas peser lui vole à la tête. Comme des milliers de météores. Le rire le rend un peu plus stupide que d'habitude et il fait alors le vœu de pouvoir se sentir comme ça tout le temps. Toute sa vie.

Rien ne se passe pour lui dire si on l'a entendu ou pas, mais Gamzee a un tel sourire sur le visage qu'il se moque bien des signes divins.

Distraitement, il se demande qu'est-ce qui ronronne comme ça depuis un moment contre sa cuisse. Il tend une main pour en chasser la bête, ou pire, l'insecte, mais il reconnaît, lorsqu'il l'effleure, la forme plate qui vibre dans sa poche. Tiens, quelqu'un cherche à avoir de ses nouvelles.

Il ne réfléchit pas à qui ça pourrait être (et honnêtement il n'a pas besoin de s'inquiéter, il connaît trop peu de gens pour ça). Il décroche tout de suite. Il n'a pas pris le temps de se calmer. Avec un peu de chance, ses gloussements passeront pour un hoquet très violent.

- Euh… Allô ?

- Tavros, on rentre. Je suis sur la place.

La voix de sa mère est froide mais il entend un peu trop bien les sanglots de rage que son ton essaie de dissimuler. L'euphorie dans laquelle il baignait disparaît aussitôt. Il fronce les sourcils, jette un œil à l'heure sur l'écran. Il est tôt. Vraiment très tôt.

- Euh… Je, je suis avec un ami… Est-ce que…

- Tu ne comprends pas ce que je dis ? Arrête de faire le con, pour une fois. On rentre. Ne discute pas.

Un poids familier lui tombe dans la poitrine. Il regarde Gamzee, qui lui jette un regard interrogateur, appuyé sur son accoudoir. Il sent sa mère prête à crier de l'autre côté du portable. Il renonce.

- D'accord…

Et elle raccroche. Cela ne le dérange pas tant que ça, il n'avait pas envie de continuer à lui parler, de toute manière. Maintenant il est juste inquiet à propos ce qu'il a pu se passer. Inquiet, et déçu, mais ça ce n'est que son égoïsme qui parle, hein… Et il devrait apprendre à se taire.

L'autre a l'air d'avoir compris. Il se relève et Tavros lui adresse un pâle sourire d'excuses.

- C'est, euh, ma mère… Elle veut que je rentre.

Gamzee ne dit rien, mais Tavros voit parfaitement ses yeux s'assombrir. Ce n'est pas la pire chose qu'il ait vue, mais elle le bouleverse quand même et il ajoute aussitôt :

- Je vais essayer de, de lui parler. Pour rester. Si tu veux, tu peux rester là et, euh, si je ne suis pas de retour dans… Dans dix minutes, c'est qu'elle n'a pas voulu.

- C'est pas un peu carrément tôt pour rentrer ? demande t-il sur le ton de la conversation, mais il comprend bien où il veut en venir et il ne voit pas pourquoi il ne pourrait pas lui dire. Ce n'est pas comme si Gamzee était un inconnu ou quoique ce soit.

- Je crois que ça c'est mal passé, de son côté, parce que je crois qu'elle, euh… Qu'elle pleurait un peu. Et puis qu'elle a euh, bu. Aussi. Sûrement beaucoup.

L'autre hoche la tête. Il ne lui dit pas qu'il comprend ou qu'il a connu la même chose et ce genre de choses. Ce n'est pas plus mal. Puis soudain, il lui sourit (un sourire plein de dents, qu'il ne trouve pourtant pas menaçant, parce qu'il en manque une) et lui dit, excité :

- T'as qu'à lui dire que je te ramène ! Elle veut sûrement pas que tu traverses cette putain de ville seul, mais on trouvera un ou deux fils de pute un peu balèzes pour nous accompagner, ça devrait pas être trop difficile, j'en connais plein, et comme ça, hop ! Magie, t'es vivant du début à la fin, et on peut passer cette nuit pleine de miracles ensemble comme des bros.

Une fois l'idée réduite à quelque chose qu'il pourra dire à sa mère sans se prendre une gifle (elle déteste lorsqu'il utilise un langage grossier, dit que ça lui rappelle son père), il ne la trouve pas si mauvaise. Elle est même plutôt bien. Et sa mère comprendra sûrement pourquoi il veut rester. Il a onze ans, il ira bien, il en est sûr.

- D'accord, on va faire ça, euh… Je remonte vite fait, et je lui en parle, ok ? Et je redescends, vite fait aussi, et euh… Voilà. Ca te va ?

- C'est nickel.

Tavros part en souriant, même s'il ne devrait pas, parce que sa mère a tout de même l'air dans un sale état et il ne pense pas que ce soit très tact de sa part de sourire comme si pour la première fois depuis des années il était heureux. Non. Ca ne se fait pas.

Il rencontre des gens qui les ont vus dévaler les rues en hurlant quelques minutes plus tôt. Si ceux-ci ne le reconnaissent pas (il est peut-être moins bruyant seul qu'avec Gamzee), lui les reconnaît et par réflexe, baisse la tête. Il espère qu'il ne croisera pas la vendeuse du stand de canettes. Elle, par contre, ne doit pas avoir oublié certains détails physiques qui pourraient l'identifier comme par exemple un fauteuil roulant.

Sa mère est quasiment la première personne qu'il voit. Elle est assise sur l'un des bancs près du tir à la carabine et les yeux qu'elle pose un peu partout sont furieux, sûrement parce qu'elle ne le voit pas arriver, se dit-il, le cœur serré. Son maquillage a coulé en taches grasses sur ses joues. Elle s'est essuyée d'un revers de poignet. Le noir glisse de sa gorge jusqu'à son avant-bras, comme si elle portait une crinière sale qui lui traverserait le torse.

Elle ne lui laisse même pas le temps de prononcer une demi-syllabe. Il a une sale impression, vraiment désagréable, l'impression qu'elle cherche quelqu'un pour se défouler et que ça va tomber sur lui, quoiqu'il fasse.

- Où t'étais ? (il ouvre la bouche pour répondre, elle le coupe) Je croyais que tu restais là. C'est ce que tu m'as dit. Ca va pas de courir les rues comme ça ? Tu t'en fous, que je m'inquiète, pas vrai ? (encore une fois, il veut lui expliquer, mais ça ne sert à rien) Tout va pour toi donc tu peux partir et me planter là, hein ? J'ai essayé de t'appeler trois fois. Trois fois. Tu te prends pour qui, hein ? (cette fois il est heureux de ne pas être autorisé à parler, sa voix se serait cassée au milieu de sa phrase) J'en ai rien à faire, de ce qu'il se passe, je ne veux pas savoir.

- J'ai un ami, murmure-t-il, profitant du fait qu'elle doit reprendre son souffle. Il peut…

- Ne me coupe pas quand je parle. C'est la fête, dans ta tête, c'est ça ?

- Il faut que j'aille lui dire…

- J'AI DIT, hurle-t-elle, debout au milieu de tout le monde, NE ME COUPE PAS QUAND JE PARLE !

Il intercepte le regard désapprobateur de deux femmes à côté. Il a dû les regarder trop longtemps, car sa mère tourne vivement la tête et les deux femmes s'enfuient presque en courant.

- T'es content ? Tu me fais passer pour une salope, qui crie sur son enfant. D'accord. Bien joué. T'as eu ce que tu voulais ? Tu voulais qu'on te plaigne, c'est ça ?

Elle lui jette un autre regard de colère qu'il ne voit qu'à moitié. Il a simplement envie de rentrer, maintenant, et de ne plus parler à personne, et puis pourquoi pas, pleurer un peu. Il ne peut pas faire ça ici. Il y a des gens, autour.

Et puis quelque part, il sait que s'il pleure, ce sera à la fois satisfaisant et énervant pour sa mère. Il ne veut ni l'énerver ni lui plaire, alors il ne fait rien. Exprès.

Lorsqu'elle renifle et essuie de nouveau ses larmes, toute fureur la quittant et la laissant faible et tremblante au milieu de la foule, il a l'impression horrible et la profonde satisfaction de ne pas lui avoir donné ce qu'elle attendait.

Il est le premier à partir. Derrière lui, pleurant à moitié, sa mère commence à marcher.

Et ça ne devrait pas se passer, pas comme ça, se dit-il.

Il attend toute la nuit la honte qui le prendra à la gorge et lui donnera envie de s'y noyer. Il reste éveillé longtemps pour ça. Vraiment longtemps. Sa mère s'est effondrée depuis longtemps de son côté du mur, la robe tachée, une bouteille à la main (il le sait car il l'a entendue rouler par terre un peu pus tard dans la nuit). Il ne sait toujours pas ce qui a pu se passer pour elle. Il ne lui a même pas demandé.

Il est trois heures quarante-sept du matin. Tavros est assis dans son lit et il regarde la ville par la fenêtre lorsqu'il se rend compte qu'il est inutile de chercher la culpabilité au fond de lui, du moins pour aujourd'hui, car elle n'est pas là. Il est incapable de se sentir mal. Pour une fois, il a l'impression d'avoir fait le bon choix, et ça fait battre son cœur plus vite dans sa poitrine.

Il continue à regarder par la fenêtre malgré tout. Il se demande s'il retrouvera Gamzee, demain. Il lui en parlera peut-être, s'il trouve le temps de dire quelque chose de vraiment sérieux dans leurs discussions. Il lui demandera aussi si c'est à cause de lui.

Gamzee. Il répète le nom tout bas et il lui arrache un sourire. Il ne sait vraiment pas où il a entendu ce nom. C'est peut-être un frère d'une autre vie. Cette idée lui plaît tellement qu'il s'endort dessus.


Il passe la matinée à tourner en rond. Sa mère est dans sa chambre, refuse de sortir et de le laisser partir. Mais il finit par lui dire qu'il va chercher le pain et elle le laisse s'en aller en grognant derrière sa porte. Ce n'est qu'une demie-excuse, parce qu'il n'y a vraiment plus de pain, et qu'il en aura besoin ce soir, histoire de se nourrir un peu.

Les forains ont disparu. Il traverse une place presque déserte, le pain dans le filet derrière sa chaise. Il ne reste de la fête que des papiers, quelques jetons perdus et un nombre incroyable de canettes vides éparpillées un peu partout. Il a l'impression de traverser un champ de bataille après les combats, comme les héros dans les livres.

Il ferait sûrement un piètre héros.

Avec une pointe de regret, il se demande combien de temps est-ce que Gamzee l'a attendu. Ou s'il l'a attendu. Peut-être qu'il s'en est allé à peine a-t-il tourné le dos.

Il ne sait pas vraiment où chercher Gamzee (la ville est grande et il n'a pas envie de s'y perdre, car il ne la connaît pas entièrement), et il finit par prendre son courage à deux mains et demande au patron du seul bar de la place, qui s'appelle à juste titre le Bar de la Place, s'il ne connaîtrait pas une famille Makara. Gamzee n'a pas dû venir seul et auquel cas ses parents ont dû passer la soirée ici, ou dans les environs.

Il prend le soin de ne pas écorcher le nom de famille et de ne pas le prononcer trop nerveusement, pour être sûr que le barman l'ait bien compris. Malgré ça et le fait que ce nom ne soit pas commun, il ne s'attend pas à ce qu'il connaisse. C'est pourquoi il est plutôt surpris lorsque l'homme lève les yeux au ciel un instant, un plateau en main, puis lui dit :

- Ah, ben si ! J'suis vraiment con… Makara ? Les gitans qui sont partis hier, avec la fête et tout, j'crois bien qu'ils s'appellent Makara ! Ou un truc qui ressemble… Agnès ? La famille de roms d'hier, ceux qu'ont vomi dans les toilettes, c'est comment qu'ils s'appellent ? Makara ? Hein ?

Tavros se tord les mains alors que la dénommée Agnès hoche la tête sans dire un mot. Le barman revient vers lui, l'air satisfait.

- Ces enfoirés m'ont liquidé la moitié de la réserve en trois jours seulement ! Pas que j'm'en plaigne, hein, ils ont payé, moi après… Mais quand même… Bon ils apportent leurs attractions, moi je dis pas, ça ramène des clients ! Forcément on se connaît et ils sont pas méchants, vu que c'est l'seul endroit où ils peuvent picoler en paix. Ils se feraient virer ailleurs. Mais j'suis pas comme ça, moi. Hein ?

Il hoche la tête poliment. Il n'a pas tout compris mais bon.

- Enfin. Tu leur veux quoi, aux Makara ?

- Oh, euh, rien, bredouille-t-il alors qu'il aurait bien quelque chose à leur vouloir. Juste, est-ce qu'ils vont, euh, revenir bientôt ?

- L'été prochain, comme d'habitude.

Il ne sait pas ce qu'il ressent alors. C'est douloureux, c'est franchement douloureux, c'est peut-être la déception ou juste la fatigue. Oui, ce doit être la fatigue. Il remercie alors le patron du bar et rentre chez lui. Et lorsqu'il se demande s'il ne se sentirait pas profondément seul, parce que Gamzee est devenue cette nuit comme son meilleur ami et qu'il ne le reverra que dans un an, il secoue la tête.

Non. C'est ridicule. C'est puéril. C'est la fatigue.


Ahahahah oui je sais c'est génial c'est même tellement génial que vous allez laisser une review malgré les phrases à rallonge et les personnages pas si canons que ça et le fait qu'ils aient onze ans et qu'ils ne vont pas s'avouer leur amour dans le prochain chapitre et mon écriture bizarre et tout et tout. Si je le sais.
Dans le prochain chapitre, on verra d'autres gens et on verra d'autres situations arriver ! YOUPEE ! (faites-moi confiance je sais m'y prendre en marketing)

A très bientôt, ou je l'espère !
Tach-Pistache