Please Don't Cry For Me
La balançoire grinçait doucement dans le vent rouge du soir. Gabriel n'avait même pas besoin de pousser par terre pour imprimer un mouvement à son siège, la brise s'en chargeait pour lui. Ça tombait bien, vu qu'il était trop petit pour que ses pieds atteignent le sol.
A première vue, il était tout seul sur le terrain de jeu : personne sur le tape-cul, personne sur le toboggan, personne sur la cage à poules, personne sur le tourniquet, et certainement personne sur l'autre balançoire. A première vue.
Pour un observateur doté du Troisième Œil, il aurait été possible d'apercevoir – mais juste à peine – une fine brume lumineuse juste au-dessus du siège de la seconde balançoire, presque invisible tant elle était diffuse.
Le visage de Gabriel était d'une gravité perturbante pour qui connaissait un tant soit peu le minuscule Archange, fauteur de trouble autoproclamé du Paradis, dont la capacité à taper sur les nerfs avait atteint des niveaux jusque là inimaginables au cours des deux derniers mois.
« Tu sais pourquoi je fais ça » dit-il d'un ton défensif, presque accusateur.
La brume remua doucement.
Je préfèrerais entendre tes mots.
Le futur Messager s'absorba dans la contemplation de ses pieds – lesquels auraient fait l'envie d'une aristocrate chinoise par leur petitesse.
« D'accord » reconnut-il. « C'est pas juste parce que j'aime énerver les gens. C'est une grosse partie de la chose, oui, mais c'est pas seulement ça. »
Il marqua une pause.
« Il faut que les gens me détestent, tu comprends ? Même Luce et Raph. Surtout eux, en fait. »
Pourquoi ?
Gabriel se caressa machinalement la cheville avec les orteils de l'autre pied.
« Parce que je vais mourir. Je sais ! Les anges sont sensés être immortels. Mais… j'ai les visions. Je vais mourir. Je sais pas comment, mais je vais mourir. J'arrête pas de faire le rêve, alors c'est décidé, non ? »
Et quel est le rapport avec ta conduite insupportable ?
« Ben, quand les gens te détestent, ils ne pleurent pas quand il t'arrive des malheurs, oui ? Et mourir, c'est pas un malheur ? »
Les chaînes de la balançoire grincèrent.
« Je veux pas faire pleurer les gens » déclara Gabriel avec beaucoup de sérieux. « Si je suis méchant avec eux, personne ne pleurera quand il faudra que je meure. »
La brume mit un petit moment avant de répondre.
Raphaël utilise un terme très intéressant pour les projets suivant une logique semblable à la tienne. La logique de « troll dingue ».
« C'est quoi, un troll ? » interrogea candidement le minuscule Archange.
Dans son dos, à plusieurs mètres de distance mais assez près pour entendre, se dressait une longue silhouette pâle aux yeux jaunes.
Lorsqu'il entendit s'ouvrir la porte de sa chambre, Gabriel s'obligea à ne pas relever la tête, gardant les yeux fixés sur son livre. Se montrer froid. Important, ça.
Le lit s'affaissa doucement sous le poids de Lucifer quand l'Étoile du Matin s'assit à côté de son protégé.
« Gaby, on doit parler. »
« Parle si tu veux, j'écouterais pas » laissa tomber le futur Messager.
Un soupir.
« Je t'ai entendu quand tu étais au terrain de jeu. »
Le gamin eut aussitôt l'impression d'avoir englouti un seau rempli de glaçons d'un seul coup.
« La partie sur les trolls, tu veux dire » supposa-t-il faiblement, la grâce pulsant à tout rompre.
« Et ce qui venait avant. »
Oh, non. Oh non. Tout mais pas ça.
Gabriel rentra la tête dans les épaules alors que son grand frère tendait la main pour lui caresser gentiment les plumes.
« Chéri, comment tu peux penser des bêtises pareilles ? Comment tu peux penser que j'arrêterais de t'aimer parce que tu es devenu odieux ? »
« Ben… pourquoi ça pourrait pas marcher ? » répliqua l'enfant. « Tu me dis que tu me déteste quand je fais des âneries… »
« Mais ça ne veut pas dire que je te déteste complètement » nuança Lucifer. « Je t'aime bien plus que je ne pourrais jamais te détester. Quoi que tu fasses, je pleurerais à ta crémation. »
Les ailes bleues de Gabriel s'abaissèrent d'un air démoralisé.
« Mais je veux pas que tu pleures » protesta-il d'une toute petite voix.
L'Archange aux ailes noires eut un petit sourire.
« Je sais. Et c'est très gentil de ta part. Mais c'est comme ça. »
« Ça ne devrait pas l'être » s'insurgea piteusement Gabriel.
La longue main de l'Étoile du Matin lui caressa les cheveux.
« Les choses n'ont pas à être comme ci ou comme ça. Il y a juste ce qui est. Et il y a ce que tu fais. »
Pour toute réponse, l'enfant se pelotonna contre son gardien qui l'enlaça tendrement.
Insane Troll Logic : un type de raisonnement qui est tellement absurde qu'il en devient impossible à démonter.
