Depuis combien de temps suis-je assise dans cette baignoire ? Le monde continue de tourner et moi je ne bouge pas... Je n'arrête pas de revoir ma sœur périr dans les flammes, je sens encore la chaleur de celles-ci sur mon visage et je l'entends hurler en boucle nuit et jour. Son cri me transperce le cœur et il m'arrive parfois de plaquer mes mains sur mes oreilles en priant pour que cela s'arrête. Mais c'est en vain, elle ne me quitte plus. Elle hante mon esprit et menace de me rendre folle… Encore plus folle que je ne le suis déjà.
La sensation de l'éponge contre mon dos me ramène tout doucement à la réalité, je la sens passer sur chacune de mes cicatrices, mais je ne grimace pas, elles sont ancrées en moi et ne me procurent plus aucun désagrément... Si ce n'est peut-être du dégoût de moi-même. L'idée de croiser mon reflet dans un miroir m'effraie au plus haut point, je les ai d'ailleurs tous fait enlever lorsque je suis revenue vivre dans cette maison. Je ne sais même pas comment il fait pour ne pas être repoussé par cette vision d'horreur… Peut-être parce que lui aussi, il est et sera marqué à vie. Il parle si peu... Je crois que j'en ai oublié le son de sa voix... J'ai l'impression d'être une corvée de plus pour lui. Comme si on l'avait obligé à s'occuper de moi, comme si j'étais son fardeau, un passé douloureux qu'il doit affronter tous les jours. Il s'arrête subitement, s'agenouille près de la baignoire et pose son menton sur le rebord avant de se laisser aller à un long soupir.
- Je n'aime pas te voir ainsi… Il redevient silencieux, attendant probablement que je daigne lui répondre, mais remarquant que rien ne sort, il reprend : « Peut-être qu'on devrait te trouver une occupation… Tu pourrais aller chasser, par exemple. Ce serait une bonne idée, non ? Maintenant que tout est redevenu calme, le gibier doit être abondant… Et le docteur a dit qu'il fallait qu'on occupe notre esprit... »
- … Je ne veux pas sortir… le coupais-je.
A l'entente de ma voix aussi faible soit elle, il se redresse avec cette petite lueur d'espoir dans le regard. Il plonge à nouveau l'éponge dans l'eau laiteuse et savonneuse et la passe doucement sur mon bras.
- Alors, on pourrait… Continuer de planter les primevères dehors… ?
- Je ne veux pas sortir de chez moi.
- Katniss, je les ai mises juste devant ta porte… Tu n'as même pas besoin de marcher ou de t'éloigner…
Voyant que je redeviens muette, il comprend que je ne changerai pas d'avis quoi qu'il puisse dire. Sortir signifierait que je suis prête à refaire face à ce monde impitoyable, que je suis prête à avancer sans ceux qui nous ont quitté… Et je ne le suis pas. Je voudrai seulement qu'on me laisse tranquille. Qu'on me laisse mourir dans mon lit sous des draps chauds et que les gens continuent de vivre sans moi.
- Je pensais ouvrir ma propre boulangerie… En l'honneur de mon père. C'est beaucoup de travail, mais j'y ai réfléchi longuement et je crois que c'est une bonne idée…
J'ai l'intention de tout faire moi-même… Cela va prendre du temps, mais ce n'est peut-être pas plus mal.
Oh et Haymitch a décidé de bâtir sa propre maison… Aux abords de la forêt. Il ne veut plus vivre dans celle que le Capitol lui a donnée… Il fait vraiment des efforts sur l'alcool, tu sais. Je le trouve même en meilleure santé ces derniers jours.
- Ça, c'est vraiment étonnant…
Il se met à rire doucement en hochant la tête. Son sourire est la seule chose positive pour moi depuis des jours. Mes lèvres s'étirent furtivement pour donner l'illusion que je souris, moi aussi. Je suppose que cela ressemble plus à une grimace qu'à autre chose, mais je ne peux faire mieux. Ma vie sans lui serait tellement vide... Encore plus vide qu'elle ne l'est aujourd'hui. Quand il part, j'ai l'impression que tout ce qu'il reste de moi s'en va avec lui. Je peux dire qu'il me garde en vie.
Il attrape une mèche de cheveux rebelle et la passe derrière mon oreille murmurant à mon égard :
- On va s'en sortir Katniss… Je te le promets. On s'est battu plus que n'importe qui pour se garder en vie, on ne peut pas abandonner maintenant que tout est fini. Cela va prendre du temps, mais je ne t'abandonnerai pas…
Mes yeux rivés sur le mur d'en face se tourne lentement vers lui. Il m'offre un sourire rassurant quand ma main moite et tremblante se pose sur la sienne.
- Ça va aller, tu verras.
J'avais presque fini par oublier ce lien si fort qui nous unit. Ses yeux bleus, ses lèvres, ses cheveux dorés… J'avais oublié tout ça. Mon regard le détaille pour la première fois depuis très longtemps. Il est pâle, cernés, ses cicatrices sont tout aussi apparentes que les miennes. Il n'a pas l'air en forme et pourtant, il est là, avec moi, à essayer de me remonter le moral.
- Je voudrai sortir…
- D'accord, laisse-moi attraper une serviette et je t'aide.
- Non… Toute seule.
- Oh… D'accord. Je comprends… Je t'attends en bas dans ce cas.
L'idée qu'il puisse voir mon corps nu et abîmé me met mal à l'aise. Les gestes affectueux, les baisers, les marques d'affection ont complètement disparues. Et pour l'instant, nous laissons cela de côté pour le jour où nous serons prêts…
Il se relève difficilement à cause de sa prothèse à la jambe et quitte la pièce en titubant légèrement. J'attends d'entendre ses pas dans l'escalier pour me lever et attraper une serviette que j'enroule très rapidement autour de moi de peur qu'il revienne et me surprenne dans cette tenue… J'ai tellement peur de voir son regard dégoûté à la vue de tout ceci. Cela me ferait mal à en mourir.
J'attrape les vêtements qu'il a déposé pour moi sur la chaise et les enfile un à un, essayant de me rappeler comment se vêtent les personnes normales. Je vide l'eau et sors de la pièce, les cheveux qui gouttent encore sur ma nuque et mon dos. Je descends lentement les marches et y trouve Peeta assis sur le canapé. Il se tourne vers moi et se lève.
- Est-ce que tu veux manger ?
- Non. Merci. Tu devrais y aller… Dis-je sans grande assurance. Je n'ai pas envie de le voir passer la porte, mais je ne peux pas le maintenir en prison éternellement. Je veux qu'il avance et qu'il soit libre… Je me refuse d'être son boulet. Même si cela veut dire que je vais devoir rester à nouveau seule une journée de plus.
- Tu es sûr ?
- Oui… Je vais… trouver une occupation.
- Comme tu veux. Je repasserai te voir dans la journée.
- Ça ira… Va-t'en…
Il est hésitant, mais il finit par quitter la maison. Je m'avance immédiatement vers la fenêtre pour le voir s'éloigner espérant encore qu'il fera demi-tour, mais il disparaît et je me retrouve dans un silence de mort accompagnée des fantômes du passé… Reviens-vite.
