Après l'orage
...
Aragorn régnait depuis plusieurs années maintenant. Il était très occupé, comme on pouvait imaginer qu'un roi le soit. Il avait toujours accueilli ses amis de la Communauté à la Cité Blanche, mais de plus en plus rarement en personne.
Gimli et les hobbits se satisfaisaient des excuses officielles et des sourires contrits du Roi quand il leur arrivait de le croiser dans les couloirs. Ils comprenaient bien que ce titre amenait des priorités et des responsabilités. Et surtout, ils n'avaient côtoyé Aragorn que pour une période de quelques mois. C'était suffisant pour tisser des liens, pour avoir envie de se revoir, mais très insuffisant pour égaler les liens qui nouaient Aragorn à Legolas.
Les deux amis se connaissaient depuis plus de 80 années, et avaient partagé d'autres lourdes épreuves que la quête de l'Anneau. Legolas connaissait la véritable identité d'Estel, et avait su garder le secret, et protéger la personne lors de leurs (més)aventures. Estel était un peu le frère rêvé de l'elfe. Cette amitié lui avait coûté le respect des siens. A Eryn-Las-Galen, protéger et aimer le dernier héritier du Roi des Hommes ne pouvait vous valoir de bienveillance. Il avait perdu sa famille et ses amis de plus de deux mille ans pour donner sa confiance à un petit garçon, un être en soi insignifiant, mais qui avait su gagner son cœur et sa confiance.
Il avait brandi les armes pour lui. Il avait quitté sa forêt bien-aimée, sa cité envahie par les ombres qui aurait tant eu besoin de ses capacités de guerrier pour lui. Il lui avait révélé les arcanes mystérieuses du maniement des armes qui rendaient les elfes si agiles et redoutables. Il l'avait soutenu dans son exil après que son amour pour Arwen ait été révélé. Et il s'était attiré les foudres d'Elrond pour ça. Il avait eu peur pour lui et avait été heureux pour lui. Il avait versé des larmes pour lui. De joie mais aussi de tristesse. Plus d'une fois, il avait failli donner sa vie pour lui.
Il lui avait tout donné.
Mais il lui semblait qu'aujourd'hui, cette amitié n'avait plus lieu d'être. Depuis deux ans, il n'était pas retourné à Minas Tirith. Il n'avait reçu aucune lettre et aucun messager n'était venu prendre de ses nouvelles.
Oh, cela ne s'était pas fait brutalement. Petit à petit, leur correspondance s'était essoufflée. Legolas envoyait plus de lettres qu'Aragorn n'y répondait. Et un jour, l'elfe s'aperçut que cela faisait deux fêtes du printemps qu'il n'avait plus rien reçu de son ami humain. Il avait donc cessé d'écrire, un peu par dépit, mais surtout pas défi, pour savoir si le Roi du Gondor se souciait, ne serait-ce qu'un peu, de son ami immortel. Et toutes ses illusions s'étaient envolées. Il semblait que non.
C'est pourquoi aujourd'hui Legolas s'était assis sur un pont en bois, les jambes pendantes, les bras appuyés sur la première rambarde et le menton posé sur le plat de ses mains. Ses yeux suivaient les remous de l'eau, parfois plus visibles à cause grâce à une feuille qui passait sous le pont, ballotée au gré des vagues et des courants.
Le pont était vieux, mais toujours solide. La mousse qui recouvrait les planches suggérait que peu de voyageurs l'empruntait. Un chemin de terre partait de ses deux extrémités et parcouraient la campagne, de la verdure à perte de vue.
Une goute tomba, rapidement suivie par de nombreuses autres qui commencèrent à troubler la tranquillité du cours d'eau. Cela faisait plusieurs jours que l'orage menaçait. L'atmosphère en devenait lourde. Il était temps que le ciel cède.
Legolas ne bougea pas. Il laissa la pluie le tremper. Ses longs cheveux furent vite collés à sa tunique verte et à son visage. Durant de longues minutes, il resta ainsi, assis sous la pluie. Il songeait au proverbe elfique « Pas de jolie vie, pas de joli chemin si l'on craint la pluie ». Il savait bien que cette petite phrase n'était qu'une parabole, mais aujourd'hui, elle lui semblait curieusement dénuée de sens.
Il fini par se lever, lentement. Il se sentait très fatigué. Vraiment épuisé. Il avait toujours aimé la pluie, mais aujourd'hui, les gouttes martelaient ses épaules, comme une invitation à s'allonger, s'étendre et retourner, corps et âme, à cette nature qu'il aimait tant.
Il grimaça lorsqu'il prit appui sur la jambe droite. Il avait rencontré un groupe d'orcs récemment, et s'il les avait vaincus, ce fut au prix d'une fléchette dans la cuisse. La blessure n'était qu'une égratignure. Mais il avait bien senti le poison s'infiltrer lentement dans son sang. C'était un poison à effet lent. Et, presque sans y penser, Legolas avait pris la route de Minas Tirith, vers la cité de son ami guérisseur. Sa raison et son instinct s'étaient battus et se battaient encore. Sa raison lui disait de ne pas y aller, et son instinct de s'y précipiter. Il avait résolu le problème en décidant de s'y rendre à pied, par les petits chemins peu fréquentés et méconnus. Il voulait profiter du printemps sur Arda.
Le dernier printemps qu'il verrait. Il le savait. Il n'arriverai pas à temps.
