- Prologue -

Une sonnette retentit soudain dans le paisible quartier pavillonnaire.

Un jeune homme blond et joufflu se dandinait sur le seuil d'une porte blanche, attendant avec impatience que cette dernière s'ouvre afin de pouvoir tendre son colis qui lui brulait les mains. Livreur de son état, engagé pour l'été, histoire qu'il puisse payer ses études pour devenir architecte, il n'avait qu'une hâte rentrer dans son appartement au centre-ville pour pouvoir savourer un repos bien mérité après une dure journée de labeur.

Il sursauta lorsqu'un chien aboya un peu plus loin, promené par une vieille dame à l'air altruiste qui le salua avec un sourire serein. La pelouse parfaitement taillée semblait cependant un peu souffrir de la récente sécheresse qui s'était abattue sur la ville entière, ce qui n'empêchait pas quelques abeilles de s'égarer ça et là au dessus des tiges qui jaunissaient, puis d'aller butiner les fleurs qui peuplaient les massifs du jardin.

Alors que le jeune livreur était perdu dans une somnolence liée à la chaleur et au calme, la porte s'ouvrit sur une belle femme, blonde aux yeux bleus, et arborant un sourire resplendissant le modèle américain par excellence.

Elle lança avec une vitalité surprenante :

- Bienvenue ! Nous ne vous attendions pas si tôt. Remarquez, vous tombez bien, mon mari est en train de mourir de faim !

Le gamin déboussolé tendit le paquet sans trop savoir quoi dire, mais lâcha finalement :

- Voilà votre colis, madame. Ca vous fait dix dollars.

- Merci beaucoup.

Puis, après un temps :

- C'est bien la nouvelle variété de viande, dont les mérites sont vantés un peu partout, non ?

- Bien sûr ! Répondit-il. Je n'en ai pas encore gouté moi-même, mais l'odeur est délicieuse !

- Tenez, fit la jeune épouse en tendant l'argent. Je suis assez heureuse que notre ville fasse partie des cités de distribution en avant-première.

- Nous sommes la seule ville des Etats-Unis à en bénéficier, ajouta le livreur.

- Quelle chance ! Commenta-t-elle. Bon, et bien, bon courage !

- Merci !

La jeune femme referma la porte et pivota, traversant le couloir étincelant de propreté en se dirigeant avec vivacité vers la cuisine.

Dans ladite cuisine, avachi sur un siège devant une table mise en attente du dernier invité qui venait d'être livré, un quotidien dans une main et une cigarette dans l'autre se tenait un homme. Brun, grand et maigre, avec le teint légèrement cireux, vêtu d'une veste verte et d'un jean plus ou moins bien tenu, il était désormais plongé dans son journal et saupoudrait un cendrier des restes brulés de sa cigarette.

A côté de lui, à peine quelques mètres plus loin, un berceau. Blanc et couvert de draps plus légers qu'un rêve, il abritait un bébé d'à peine quatre mois blotti dans les bras de Morphée. Son pyjama était assez ample pour le laisser se retourner à sa guise dans son couffin, et des lettres dorées étaient cousues sur le confortable tissu rosé, des lettres qui formaient le nom «Jane ».

La jeune femme rentra en trombe dans la pièce, posa le paquet sur la table, devant son mari et lui fit un bisou sur la joue avant de déclarer :

- Tiens, homme des cavernes.

Celui-ci esquissa un léger sourire avant de poser son journal. Mais sa femme siffla :

- Encore ? Tu as fini de fumer en plein milieu de la maison alors que Jane est juste à côté ? Eteins-moi ça !

- Peggy... Supplia l'homme.

- Y'a pas de «Peggy» qui tienne ! Lança-t-elle en lui arrachant la cigarette des mains et en la fourrant dans le cendrier pour qu'elle s'éteigne.

Son mari grommela mais n'osa pas protester. Il se contenta d'ouvrir le paquet et d'humer avec délice l'odeur de la viande légèrement saignante, puis de s'en servir une part.

- J'avoue que l'odeur de cette viande me donne presque envie d'arrêter d'être végétarienne, lança Peggy en bordant sa fille.

Son mari ne répondit pas, trop absorbée par la viande qu'il venait de goûter un régal. Saignante à point, une sensation d'avaler une source de vie brulante et intarissable, un goût p... Parfait ?

Impressionné, il contempla ce qui restait dans son assiette avec respect. Jamais il n'aurait cru que les mérites de cette viande vantée par les médias étaient réels. Mais il avait la sensation que c'était tellement mieux que ce que les médias avaient pu dire...

Une seule chose le gêna un sorte de nœud à l'estomac... Sans doute à cause du goût, affreusement délicieux, tellement que ça en paraissait irréel, qu'on avait l'impression que c'était trop beau pour être vrai ou qu'il y avait forcément quelque chose là-dessous...

Sa femme s'assit en face de lui et lui sourit. Sourire qui s'effaça progressivement face à son homme qui devenait blafard et qui gardait ses yeux dans le vague.

- Tout va bien mon chéri ? S'inquiéta-t-elle.

- Je... Je me sens bizarre. Confia-t-il. Comme si quelque chose allait se passer là tout de suite. Je...

Il passa sa main dans ses cheveux moites.

- Je crois que je vais aller fumer une clope dehors. Ca ira mieux après.

- Je mets ta viande au chaud, lui assura son épouse.

Il hocha la tête, prit son paquet de cigarette et emprunta le couloir pour sortir.

Il avait la sensation que les murs dansaient... Comme s'il allait tomber dans les pommes alors qu'il marchait parfaitement droit.

Il ouvrit la porte, s'arrêta pour sentir quelques instants la caresse de l'air, puis contourna la maison et fit face au soleil couchant. A cet instant, sans même regarder ce qu'il faisait, il alluma une cigarette, avec le léger espoir que tout irait bien vite mieux...

Ce ne fut pas le cas.

Il fut soudain prit d'une incontrôlable quinte de toux qui le fit lâcher sa cigarette dans l'herbe. Il se courba et se retint au muret qui entourait son jardin avec la sensation qu'il allait cracher tout ce qu'il contenait à l'intérieur de lui.

Il plaqua sa main sur sa bouche, comme pour refouler la douleur que sa toux lui provoquait, et la retirait rouge. Rouge...

Rouge...

Rouge...

Il se crispa, la sensation de mourir le saisit avec une violence incroyable. Il se recroquevilla et attendit la fin alors qu'il se sentait disparaître, écartelé dans un nuage de fin du monde.

Il souffrait. Des pieds à la tête, des os aux muscles, tout, son sang lui-même semblait demander grâce, mais il n'arrivait même pas à hurler, comme si sa gorge ne lui répondait plus.

Il brandit juste sa main devant lui.

Sa main qui prenait une teinte qui oscillait entre le gris et le violet, qui se couvrait de pustules...

Une main défigurée qui se refléta dans un œil rouge, écarquillé dans une douleur sans nom alors qu'il était sur le point de quitter tout ce qu'il avait toujours été.