Les tourments de l'Obscur

Prologue

Premier pas : Colère

Les flammes s'élançaient à l'assaut du bûcher dans un crépitement sinistre, projetant vers le plafond de pierre des nuées d'étincelles qui s'élevaient, volatiles, tel un vaste ballet de lucioles. Des flots de lumière orangée se déversaient sur l'assemblée silencieuse, répandant sur le sol de marbre blanc une vaste ombre mouvante, presque inquiétante. L'atmosphère, pesante, était chargée de douleur, humide de larmes contenues au fond des cœurs. Personne ne pleurait. Pourtant tous étaient réunis sous ce dôme dans un même esprit ; pour faire leurs adieux à l'ami, au frère d'armes, au père spirituel, qui s'en allait rejoindre la Force dans un dernier embrasement.

Malgré la chaleur qui lui brûlait la peau, malgré la lumière qui aveuglait ses yeux, Obi-Wan Kenobi fixait sans ciller le corps sans vie de son ancien maître, debout tout près du feu ronflant, l'esprit embrumé d'un tourbillon de pensées noires teintées de rouge ; rouge sang, rouge colère. Les bras croisés dans les manches de sa tenue Jedi, il méditait sur les événements survenus qui avaient conduits à cette funeste issue. Sans parvenir à y déceler la réponse qu'il y cherchait. Un pourquoi. Ou peut-être un pardon.

Juste devant lui, solennel, le petit Anakin Skywalker observait le même silence révérencieux, comme en hommage à cet homme qu'il avait pourtant si peu connu – mais qui l'avait tiré de sa planète natale et de son esclavage pour lui enseigner l'usage de la Force. Ressentait-il de la peine ? Se contentait-il d'observer sans comprendre ? Obi-Wan aurait bien été en peine de répondre à ces interrogations. Il était devenu responsable de cet enfant, suite à la promesse qu'il avait faite à Qui-Gon alors agonisant, au fond de ce bâtiment improbable de Naboo. Il avait été réticent à l'idée que son maître prenne ce gamin sous son aile ; il ne se souvenait plus de la raison. Son chagrin éclipsait pour l'heure toute pensée périphérique, laissant son esprit se noyer dans un océan d'obscurité.

Il était plein de regrets et d'amertume. Un voile semblait avoir recouvert sa conscience après son combat contre le Sith au visage rouge et noir – ou peut-être avant. Il ne savait plus très bien ce qui s'était passé, ni comment. Tout ce dont il se souvenait avec certitude, c'était l'attaque fatale qui avait coûté la vie à son maître, et lui se précipitant pour le venger, sans songer à ce qui l'attendait, lui aussi, dans cette lutte perdue d'avance. Il avait gagné, contre toute attente. Il avait tué cet individu ; Darth Maul. Il avait été le premier depuis bien longtemps à défaire un seigneur Sith – qu'il soit maître ou apprenti. Pourquoi alors ne pouvait-il s'en réjouir ? Seule la souffrance de son âme existait encore en lui. C'était tout ce dont il avait conscience.

La souffrance ; et une intense culpabilité, qui le rongeait de l'intérieur.

Il ne parvenait pas à ôter de sa mémoire les images terribles de cette journée. Elles tournaient en boucle dans son esprit, sans lui laisser une seule seconde de répit. Devant ses yeux dansaient encore les lames colorées de leurs sabres ; le faisceau de blancheur pure, auréolé de bleu, de vert... de rouge. Il entendait encore son cri d'horreur résonner à ses oreilles, comme l'écho d'un éternel déni qui ne s'éteindrait jamais, réverbéré à l'infini entre les murs de sa conscience. Ce n'était pas cette voix qu'il voulait entendre, mais celle de son maître, lui prodiguant encore ses mille et un conseils avisés, le gratifiant d'un improbable compliment, lui faisant part de ses justes pressentiments.

Mais elle ne s'élèverait plus jamais ; les couloirs du temple ne résonneraient plus jamais de ce son particulier, et ses oreilles ne rencontreraient plus que le silence oppressant là où elles désireraient sans fin percevoir le moindre de ses mots. Il ne lui restait plus que le souvenir, brûlant, intangible. Combien de temps ? Combien de temps s'en souviendrait-il, avant que l'oubli n'en efface la moindre intonation, jusqu'aux traits familiers de son visage ? Anxieux, déterminé à braver la force des choses et du temps, il gardait ses yeux secs rivés sur Qui-Gon, comme pour en graver la vision au plus profond de lui-même, pour ne jamais laisser cette image lui échapper comme la vie de son maître l'avait fait.

A nouveau, il ressentit cette déchirure au fond de lui-même ; comme chaque fois qu'il prenait pleine mesure de la nature irréparable de ce fait, il se sentit glisser sur le chemin traître des regrets inavoués, des futurs possibles qui s'étaient désagrégés en un si court laps de temps. Il revoyait des scènes venues d'un lointain passé, dont certaines, ressurgies du néant, se rappelèrent à lui d'elles-mêmes, reconstituant le douloureux puzzle d'une existence commune dont tant d'aspects s'étaient déjà fondus dans l'oubli. Il imaginait une pléiade d'avenirs différents, et ceux d'où Jinn était absent, les plus nombreux, les plus durs, lui laissaient un amer goût d'inachevé. Rien n'était fini, et Qui-Gon avait tout de même tout quitté, laissant derrière lui un Ordre Jedi et un conseil mutilés, un ancien padawan désemparé, et un jeune initié arraché à sa mère, encore à former.

Pourquoi ? Pourquoi, comment ? Toutes ces œuvres commencées qui restaient à finir, toutes ces responsabilités dont Obi-Wan n'avait jamais voulu, mais dont il héritait alors même qu'il ne s'estimait pas prêt à prendre la suite de son maître ? Qui-Gon avait encore tant de choses à lui apprendre, tant de choses à faire... Malgré la confiance que son maître avait en lui, le jeune Obi-Wan doutait de pouvoir prendre sa suite avec la même sagesse ; il accumulerait les erreurs, s'interrogeant sans cesse sur les décisions qu'aurait prises Jinn à sa place, incertain de prendre la bonne voie. Il n'était pas prêt ; et Qui-Gon n'avait pas fini son travail.

Mais toutes ces considérations ne le ramèneraient pas, pas plus que cette angoisse sourde qui oppressait la gorge d'Obi-Wan depuis l'instant où le sabre maudit avait transpercé son maître, et sur laquelle il ne parvenait pas à mettre un nom. Il avait l'intolérable sensation que jamais il ne pourrait s'en défaire ; comme une nouvelle peau qui se serait greffée sur la sienne, étroite, poisseuse. Une chape cuisante collée à son âme. Le remords. Un remords si puissant, une culpabilité si tenace, qu'il croyait en perdre le souffle ; ses poumons se bloquaient alors en un spasme douloureux et sa vision se faisait floue. Une infime fraction de seconde. Puis il reprenait le contrôle de lui-même.

Si un Jedi avait su pleurer, si Obi-Wan avait su ce que voulait dire pleurer, ses larmes se seraient répandues sans tarir sur ses joues, amères, y laissant le sillon fiévreux témoin de son chagrin. Mais Obi-Wan ignorait jusqu'à l'existence de sentiments en lui, autres que compassion, fraternité, et tristesse. Et alors que la cérémonie funèbre s'achevait, alors que les dernières volutes de fumée abandonnaient les cendres grises au vent de la nuit, alors qu'il s'avançait vers le bûcher carbonisé offrir son dernier adieu à celui qui fut pour lui comme un père, le jeune chevalier ne se doutait pas qu'il avait déjà expérimenté à la fois affection, remords, affliction... et colère. Rage. Dans toute leur force.

Il s'arrêta à deux pas du lit de cendres et, mettant un genou à terre, il joignit les mains devant lui et ferma les yeux, ultime hommage qu'il rendrait jamais à cet homme disparu dans la Force. Un peu en arrière, Anakin, son premier padawan, l'observait avec une attention révérencieuse, inconscient, peut-être, des dangers que recelait alors l'esprit embrumé de son maître. Un maître rongé par bien plus qu'il ne pouvait l'imaginer.

Car Obi-Wan ne l'avait pas encore réalisé, mais il venait de faire le premier pas vers le côté obscur. Et, ce qu'il ignorait, c'est que ce pas serait suivi d'autres, autrement plus dangereux...