Titre : La saveur du venin

Auteur : Saturne

Coach : Jackallh. Son rôle principal est de me pousser au cul pour que j'écrive, de me ramasser à la petite cuillère quand je perds l'inspiration, de supporter mes humeurs de diva, de discuter avec moi de l'intrigue et de m'aider à établir les plans, décider des détails, etc. Et accessoirement d'être mon meilleur ami.

Résumé : Perdre ses huit détenus dans un tragique accident a terriblement affecté le moral de Chandler et de son équipe. Mais s'agissait-il vraiment d'un accident, ou se trouvent-ils impliqués dans quelque chose qui les dépasse et défie toute logique ? Y aurait-il un démon dans Whitechapel ?

Avertissement : Relation homosexuelle explicite à venir. Pour ceux qui ne me connaissent pas déjà, je vous préviens que la romance et le sexe ne sont PAS le thème central ni l'objectif de mes écrits. Il y aura bien du Kent/Chandler, mais progressif et fondu dans le reste de l'intrigue.

Oh et autant vous avertir aussi que je publierai lentement. Ce n'est pas que j'ai un rythme d'écriture de mollusque (quoique..), mais surtout que j'écris beaucoup d'histoires à la fois.

Note de l'auteur : Cette histoire est mon cadeau d'anniversaire pour Dupond et Dupont que j'ai rencontrée sur le site après qu'elle m'ait laissée une adorable review (comme quoi c'est important les reviews, hein!). Ça fait un petit paquet d'années maintenant que j'adore cette petiote qui est un concentré miniature de joie, de soleil, d'énergie positive, de créativité et d'adorablitude. Bon anniversaire, Dup' ! :D

Bonne lecture !

oOo

Chapitre 1 : Kent

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« Et là, je vous le donne en mille, encore un autre tuyau se met à gicler de la merde partout sur le boss !

Une fesse perchée sur le bord de son bureau, Skip frappa du poing dans sa paume tandis que s'esclaffait bruyamment son assistance. Un sourire en coin se glissa sur le visage d'Emerson – tout le monde savait que le boss avait la saleté et le désordre en horreur, et qu'il jetait régulièrement ses chemises de luxe pour en racheter plutôt que de les laver comme tout le monde.

- Essayez un peu d'imaginer le tableau, reprit Skip dans un ricanement en glissant sa main tout le long de son épaule jusqu'au poignet. Couvert de merde liquide, son beau costard tout neuf ! Alors qu'il venait tout juste de jeter son manteau hors de prix pour une petite tache !

- Oh, le pauvre chéri... susurra Riley avec un ton faussement compatissant.

- J'aurais bien voulu voir ça ! ricana Mansell avec un sourire de requin.

- J'ai bien cru qu'il allait me claquer dans les pattes, il frôlait la crise cardiaque. Vous auriez vu sa tête !

Skip se détacha du bureau et tenta une imitation grotesque : les yeux globuleux, il se raidit des pieds à la tête en ouvrant et fermant la bouche comme un poisson hors de l'eau, augmentant l'hilarité des collègues. Emerson émit un discret rire pour suivre le groupe, mais son regard dévia vers le couloir hors de la salle. De son emplacement, il pouvait garder un œil sur la porte des toilettes où le boss s'était immédiatement enfermé dès son arrivée. Emerson n'avait guère pu l'apercevoir qu'une fraction de seconde, et encore ne l'avait-il pas reconnu immédiatement puisqu'il portait un blouson d'officier et s'était rué droit dans les toilettes, les épaules voûtées et la tête baissée.

C'était Skip qui lui avait apporté un des costumes que le boss stockait toujours dans son bureau au cas où il aurait besoin de se changer. Plus de vingt minutes s'étaient écoulées depuis, et le détective inspecteur n'était toujours pas sorti. En tendant bien l'oreille, Emerson parvenait à entendre le ruissellement de l'eau du robinet par-dessus les voix du groupe – ou bien n'était-ce que son imagination.

- Avec les tunnels des égouts qui résonnaient comme une foutue cathédrale, j'ai peur qu'il se mette à brailler comme un âne et fasse tout capoter, continuait Skip avec un certain talent d'orateur. Alors j'essaye de le calmer comme je peux pendant que les autres cinglés chantent à la gloire de dieu.

Skip leva les mains comme pour se mimer en train d'apaiser et de contenir un Joseph Chandler imaginaire. Ils savaient déjà tous dans les grandes lignes ce qu'il s'est passé lors de l'arrestation des huit fanatiques – on les avait mis au courant par téléphone avant leur arrivée au poste – mais il n'en étaient pas moins suspendus aux lèvres de Skip, retenant presque leur respiration.

À la seconde même où le chef s'était enfermé dans les toilettes, tout le groupe s'était agglutiné autour du détective sergent Ray Miles pour écouter l'histoire dans tous ses détails croustillants. Même les collègues qui avaient à peine participé à l'enquête ou qui avaient posé des congés en voyant que l'ambiance se dégradait de jour en jour et que les problèmes de tuyauterie et d'électricité dans le bâtiment rendaient le travail impossible.

- Donc je réfléchis à fond et je me force à ne pas paniquer, poursuivit Skip en ménageant le suspense. Le boss est en train de frôler la crise d'hystérie donc il est bon à rien, et moi je suis complètement impuissant. Non seulement je dois le garder à l'œil, mais je sais que je ne suis pas de taille à affronter un troupeau de fanatiques à moi tout seul.

Les bras croisés, Buchan observait Skip avec un calme bienveillant, un sourire empreint sur son visage charnu.

- Et c'est là que les renforts sont arrivés, pas vrai ?

Emerson glissa un regard en biais à Mansell qui venait de poser cette question. Il tenait son portable à la main et tapait des textos l'air de rien tout en suivant le récit – un bref coup d'œil à l'écran fut suffisant pour qu'Emerson s'aperçoive que c'était avec Erica qu'il conversait. Évidemment.

Certainement pour le narguer – depuis qu'il s'était remis avec elle, Mansell passait son temps à lui envoyer sa victoire à la face comme s'il s'abreuvait de son humiliation.

Sa tempe et son œil lui lancèrent un peu plus fort tandis qu'il étouffait tant bien que mal une haine sourde, noire et visqueuse qui remuait au fond de lui. Il avait beau avoir pris des antidouleurs, camouflé les dégâts avec du fond de teint emprunté à sa colocataire comme le voulait le boss, la blessure restait présente, aussi bien dans sa chair que dans son amour-propre. Un constant rappel de l'affront qu'il avait subi, du fait que tout le monde avait pris parti contre lui. Même le boss.

Skip secoua la tête en fronçant le nez.

- Nah, même pas. C'est là que ça devient drôle. Donc on approche à pas comptés de leur chapelle improvisée, et je vois un autel avec un pauvre gosse allongé dessus. Ces psychopathes étaient sur le point de faire un sacrifice d'enfant, et je n'avais pas d'arme, rien ! Et pire, j'entends derrière moi le boss qui s'agite de plus en plus, alors je me tourne pour lui dire de la fermer, qu'un peu de merde n'a jamais tué personne... et devinez quoi ?

Skip ménageait son petit effet, son sourire s'élargissant et une lueur amusée brillant dans ses yeux pâles. Emerson enfonça ses mains dans ses poches et inclina la tête sur le côté en s'appuyant contre le bureau, y calant ses fesses pour croiser ses chevilles.

Ne recevant aucune réponse à part des regards impatients, Skip haussa les sourcils en écartant les bras avec emphase :

- Je vois le boss en train de se désaper, et qui se fout à moitié à poil devant moi !

Riley et Mansell émirent un sifflement appréciateur en riant de bon cœur.

- Je suis sûre que le strip tease t'a plu, vieux cochon ! gloussa Riley en appliquant un coup de coude plaisantin dans les côtes de Skip.

- Tu parles ! On était dans une situation de vie ou de mort, on se gelait le cul dans ces tunnels glacés, et lui il ne trouve rien de mieux que de se foutre torse nu ! Je me suis dit, mais qu'est-ce qu'il fout, ce con !

- Il avait les tétons tout durs, dis-moi ? s'enquit Mansell avec un rire gras.

Emerson leva les yeux au plafond à l'immaturité de son collègue – son humour ne volait jamais bien haut, et ses plaisanteries obscènes lui rappelaient toujours les imbéciles boutonneux et stupides du lycée.

- J'ai pas vérifié, crois-moi ! Imaginez un peu : j'avais pas d'arme, mon boss était à poil et en pleine crise d'hystérie, et des fous de dieu étaient sur le point de sacrifier un gamin sous mes yeux, je ne savais pas quoi faire ! On s'est approchés autant que possible en restant à couvert, je savais que je devrais intervenir, mais je n'avais pas de plan et je ne voulais pas prendre le risque de les perdre alors qu'on avait eu tant de mal à les trouver, ni de me faire sacrifier moi aussi dans ces égouts puants. J'ai appris dans ma carrière à ne pas jouer au héros.

- Mais tu as joué au héros, intervint doucement Buchan avec un sourire gonflant ses joues. L'appel qu'on a reçu ici disait que le boss et toi êtes des héros et avez arrêté et maîtrisé à vous seuls huit forcenés.

- Pas moi, rectifia Skip en secouant la tête avec un rictus énigmatique. Moi j'ai rien fait. C'était le boss.

- Comment ? demanda l'un des collègues qui avait loupé la moitié de l'enquête car il était en vacances aux Bahamas.

- J'étais en train d'hésiter, et là, figurez-vous qu'au moment même où les fous de dieu lèvent leur couteau pour égorger l'enfant et supplient dieu de leur envoyer un ange pour arrêter leur bras, le boss se précipite vers eux et leur demande de ne pas le faire !

- Quoi, juste comme ça ? dit Mansell en fronçant un sourcil dubitatif. C'est tout ? Il leur a demandé poliment et ils ont arrêté ?

Skip écarte les bras visiblement pour imiter Chandler, le dos droit.

- Juste comme ça, oui. Moi j'étais derrière à faire dans mon froc, quand j'entends les hélicoptères et les renforts qui arrivent. Et avec les lumières qui tombaient droit sur le boss, les psychopathes ont dû croire qu'il était vraiment un ange messager envoyé par le bon dieu ou un truc du genre, parce que là sous mes yeux ébahis, ils tombent tous à genoux devant lui et se mettent à le vénérer en pleurant d'allégresse ! Il y a même une drôlesse qui s'est mise à lui embrasser les pieds et les frotter avec ses cheveux !

Emerson se figea lorsque Mansell – qui avait enfin rempoché son téléphone – se pencha à son oreille pour y souffler avec une haleine chaude qui lui arracha un frisson de dégoût :

- J'en connais d'autres qui aimeraient bien se mettre à genoux devant le boss... pas vrai, Kent ?

Emerson fronça les sourcils et s'écarta du détective en lui jetant son regard le plus noir, mais Mansell se contenta d'un clin d'œil moqueur. Mansell était d'excellente humeur depuis qu'il s'était remis avec Erica, et lorsqu'il était de bonne humeur, il était du genre lourd, à multiplier les plaisanteries offensantes et parler de sexe sans arrêt et à toutes les sauces. Et la loyauté d'Emerson pour le boss était un de ses sujets favoris de moquerie.

Emerson avait l'habitude. S'il avait été invisible et effacé dans le groupe à ses débuts au poste, depuis l'arrivée de Chandler à la tête du service il avait très souvent été raillé pour son zèle et son obéissance pour le boss, si bien que les sous-entendus salaces ne lui faisaient plus grand chose. Si pour eux bien faire son travail équivalait à être un lèche-cul, ce n'était qu'un signe de leur propre incompétence, paresse et mauvaise foi, rien de plus.

Ce qui l'écœurait plus que tout, c'était que ce type pose ses sales pattes partout sur sa sœur jumelle et s'en vante à qui voulait l'entendre.

- Ça fait bien une demi-heure qu'il est enfermé aux chiottes, s'éleva la voix de Sanders qui regarda sa montre avant de jeter un œil vers la porte close qui indiquait la mention gentlemen. Il compte nous honorer de sa présence avant la fin du service ? J'ai pas que ça à faire, moi. Je fais pas d'heures sup' ce soir.

- Moi aussi, je me barre dans une heure comme prévu sur le planning. J'emmène Erica au restaurant ce soir.

- Hé bien dis donc, gloussa Riley en pinçant la joue de Mansell. Notre petit Finlay fait son romantique !

- Qu'est-ce que tu veux, sourit Mansell en haussant les épaules avec nonchalance. Ma Erica adore les trucs romantiques. Cette fois c'est la bonne, je le sens.

- Tu me dis ça à chaque fois que t'en trouves une nouvelle, espèce de Don Juan ! Mais ça me fait plaisir de te voir aussi heureux. Vous formez un beau couple, toi et la petite Kent.

Emerson détourna le regard, son visage s'assombrissant alors qu'un amas glacé de rage, de jalousie et de honte le rongeait de l'intérieur. L'idée que sa sœur était heureuse et qu'il devrait être heureux pour elle ne faisait que l'énerver encore plus. Parce que non, il avait beau essayer, il n'arrivait pas à être heureux pour elle. Et encore moins pour Mansell.

- Patience, intervint Skip avec un sourire narquois. La merde a giclé dans ses beaux cheveux, et il va sûrement devoir se laver intégralement pour désincruster la puanteur et désinfecter jusqu'à la dernière bactérie sur sa peau. Vous connaissez le boss. Il ne sortira de là-dedans que lorsqu'il ressemblera à une couverture de magazine de mode.

- Sans vouloir vous offenser, déclara Buchan d'un air embarrassé tandis que ses narines palpitaient dans l'air, peut-être devriez-vous le rejoindre. Je n'ai pas osé vous le dire plus tôt, mais vous dégagez des effluves... disons... nauséabondes. C'est le mot.

- C'est vrai que ça sent un peu la merde, approuva Emerson qui ouvrait la bouche pour la première fois depuis l'arrivée de Chandler et Miles.

- J'ai cru que personne n'allait oser le dire, soupira Riley en plaquant une main sur sa poitrine généreuse. Skip, on t'adore, mais tu pues, c'est une infection.

Skip se renfrogna et croisa les bras en les toisant tous d'un air rude et offensé.

- Évidemment que je pue ! J'ai sué et pataugé dans les égouts, mes pompes sont foutues et j'ai reçu des éclaboussures quand le boss a été aspergé de la merde de tous les habitants de Whitechapel ! Et j'irai pas me contorsionner pour me laver dans les lavabos pourris des chiottes, pas même pour vous faire plaisir, bande de petites natures. J'attendrai de rentrer chez moi pour prendre une douche et foutre mes habits à laver. Je ne suis pas une délicate fleur comme le boss, moi. C'est ça, la vraie odeur d'un héros !

Les collègues éclatèrent de rire et le sourire d'Emerson s'élargit pour dévoiler ses dents blanches lorsque Mansell sortit un déodorant d'un tiroir et se mit à en vaporiser Skip malgré ses protestations. Riley émit un glapissement lorsqu'une énorme bestiole se mit à voler devant son nez, et Buchan lui tendit diligemment un pot à crayon vide pour qu'elle l'attrape – avec l'humidité tiédasse qui s'incrustait partout, ils passaient leur temps à tuer et chasser les insectes.

- Vous savez ce qui nous manque ? déclara Sanders assis sur le coin de son bureau. À boire. On a bouclé l'affaire du siècle, pas vrai ? Faut fêter ça dans les règles de l'art !

- C'est vrai que je ne dirais pas non à une bonne bière, sourit Warren en balayant l'assemblée du regard. Je connais un pub sympa dans le coin, le barman est mon pote, il nous fera une ristourne !

Emerson se retint difficilement de rétorquer que Warren n'avait rien à fêter, vu qu'il s'était prélassé aux Bahamas pendant qu'eux avaient trimé sur l'enquête dans des conditions de travail déplorables et une ambiance merdique au possible.

- Sans moi, soupira Skip en secouant la tête. Tout ce que je veux, c'est rentrer à la maison, prendre une bonne douche, et profiter un peu de ma famille. Je les ai à peine vus ces derniers mois, et aujourd'hui c'est l'anniversaire de mon grand garçon.

- Si vous me payez un verre, je veux bien venir, moi ! sourit Sanders en levant la main.

- Moi aussi, j'en suis ! renchérit Riley.

- Je peux pas, j'ai promis à Erica, grimaça Mansell. Le restaurant est déjà réservé.

Buchan déclina également l'offre, arguant que sa mère l'attendait, et lorsque Warren demanda à Emerson s'il voulait les accompagner, le jeune détective dut ravaler son ressentiment et garder un air avenant pour ne pas laisser deviner sa réticence. L'idée d'aller boire avec Riley qui s'était liguée avec Mansell contre lui malgré le coup de poing qu'il avait reçu, et avec ces autres collègues qui s'étaient absentés et n'avaient pris aucun risque dans cette enquête, les mêmes qui s'étaient rangés avec Jimmy et Johnny Kray, était loin de le tenter.

L'espace d'un instant, il se sentit coupable. Méprisable. Peut-être que Mansell et Riley avaient raison après tout, et qu'il y avait vraiment quelque chose de mauvais en lui et qu'il ne supportait pas de voir des gens heureux ou savourer ce que lui n'arrivait pas à obtenir et n'obtiendrait jamais.

Il n'avait pas supporté de voir Mansell et Erica heureux ensemble, pas plus qu'il n'avait apprécié de voir Lamb charmer Chandler et graviter autour de lui, et maintenant aussi, voir ces collègues incompétents et paresseux partager leur victoire l'insupportait.

Emerson n'avait jamais tellement aimé assister à l'étalage du bonheur d'autrui.

Au fond, il avait sans doute largement mérité le coup de poing que lui avait foutu Mansell.

- Peut-être, répondit-il évasivement en haussant les épaules. Ça dépend.

- Ça dépend de quoi ? demanda Warren en arquant un sourcil.

Emerson détourna le sujet :

- L'eau a arrêté de couler, remarqua-t-il en fixant la porte des toilettes qu'il surveillait depuis plus d'une demi-heure. Je pense que le boss devrait bientôt sortir.

Skip s'avança et jeta un regard à la porte close avant de leur murmurer avec sérieux :

- Vous savez tous que cette année a été difficile pour le boss et qu'il a subi de lourdes pressions. Alors dès qu'il sort, applaudissez-le et félicitez-le pour sa victoire. Il a mérité son petit moment de gloire, c'est pas souvent qu'il en a.

Emerson acquiesça avec conviction, mais Skip ne le vit sans doute pas – Mansell se tenait devant lui et le cachait presque entièrement. Malgré lui, le jeune homme déglutit et une pointe de nervosité lui comprima les entrailles alors qu'il guettait comme les autres la porte close.

La mort de Morgan Lamb avait détruit irrémédiablement le lien de confiance, de respect et d'affection que l'affaire Kray et des années de dur labeur avait noué entre le boss et lui. Et Chandler avait beau ne rien en dire et garder des relations neutres et parfaitement professionnelles avec lui, Emerson savait qu'il le blâmait pour sa mort. Ce qui était parfaitement compréhensible, puisque c'était de sa faute.

Et malgré ses efforts et tout le travail qu'il avait fourni sans se faire payer les heures supplémentaires, Chandler ne l'avait plus jamais regardé avec affection et évitait soigneusement son regard lorsqu'ils se parlaient.

Mais quand Emerson avait dit avoir foi en lui, l'avait encouragé en voyant Chandler se décourager... une lueur d'espoir s'était ravivée dans son cœur. Le boss lui avait adressé un pâle sourire et touché son épaule. C'était un début, et Emerson s'accrochait à cet infime progrès comme à une bouée.

Maintenant, avec cette enquête enfin bouclée avec succès, les huit forcenés écroués, cette victoire après tant d'années de défaites et de mauvais sort, peut-être que l'humeur du boss s'améliorerait assez pour qu'il le pardonne et qu'ils retrouvent la relation de confiance qu'ils avaient avant ?

Lorsque la porte s'ouvrit en couinant, Emerson relâcha un souffle tremblant en tentant de maîtriser le tambourinement effréné de son cœur. Il se redressa et força un sourire sur son visage, sans prendre garde aux points de suture qui tiraient son arcade, et l'hématome encore douloureux qui pulsait sur sa tempe, même camouflé par du fond de teint.

- Le voilà ! s'exclama Skip alors que tous se mettaient à applaudir avec enthousiasme.

Emerson jeta un regard furtif vers le boss, et applaudit lui aussi pour imiter les autres. Joseph Chandler arborait un sourire qui éclairait son visage comme ça ne lui était pas arrivé depuis des mois – voire des années. Il s'avançait vers eux d'un pas sûr, dans ses vêtements impeccables à la coupe sur mesure.

- Oh, non, arrêtez ! C'était un travail d'équipe ! rit Chandler en tendant la main pour serrer chaleureusement celle de Skip. C'est moi qui devrais tous vous remercier ! Bien joué, Miles.

- Bien joué, patron ! rétorqua Skip en lui tapotant cordialement le bras.

Emerson s'humidifia les lèvres en préparant mentalement quelques paroles de félicitations tandis que le boss s'avançait dans le groupe et serrait la main de Warren qui n'avait pourtant rien fait pour mériter cette reconnaissance. Emerson tendit la main en ouvrant la bouche, mais il n'eut pas l'occasion d'amorcer sa phrase : le boss venait de lui tourner le dos pour s'adresser à Riley qui transportait son insecte captif vers la sortie.

Emerson laissa retomber sa main en serrant les poings de frustration – était-ce délibéré de la part de Chandler ? Il avait serré la main de Skip, de Warren, de Mansell, mais il avait ignoré Emerson, il ne lui avait même pas accordé un regard. Ou peut-être devenait-il parano ? Le boss subissait sans doute le contre-coup du stress, il avait d'autres choses en tête...

Aussi, dès que Chandler en eût terminé avec Riley, Emerson prit son courage à deux mains. Cela ne coûtait rien d'essayer, ne serait-ce que pour en avoir le cœur net au lieu de ronger son frein dans son coin.

- Monsieur ? tenta-t-il d'une voix bien plus assurée que ce qu'il ressentait.

Chandler qui était sur le point de s'éloigner se stoppa net et le regarda comme s'il venait tout juste de s'apercevoir de sa présence. Sans hostilité, mais avec les sourcils haussés avec une vague surprise polie. Les paumes moites, Emerson poursuivit en sentant sa nervosité lui liquéfier les entrailles – il n'avait plus l'habitude que Chandler le regarde aussi directement, pas depuis la mort de Lamb, en tout cas.

- Certains d'entre nous allons au pub après, pour fêter ça.

Il déglutit et baissa la tête pour examiner le bout de ses pieds avant de relever la tête en prenant bien garde à ne pas balbutier :

- Voulez-vous vous joindre à moi ?

Il grimaça en se maudissant pour son lapsus révélateur, et reprit en serrant les dents :

- … nous ? rectifia-t-il avec un regard fuyant, mortifié.

Autant l'idée d'aller dans un pub avec Riley, Warren et tous les autres n'avait rien d'attrayant, mais si Chandler venait, c'était une toute autre affaire. Depuis plus d'un an les occasions de passer du temps avec le boss en-dehors du travail s'étaient raréfiées, et Emerson n'avait pas l'intention de louper l'éventualité de boire un verre avec lui, peut-être échanger quelques mots et recréer les liens rompus. Ou même s'il se trouvait en bout de table à le regarder de loin, la soirée serait bonne.

Chandler le dévisagea une demi-seconde avant de décrocher un sourire. Un sourire bref, mais sincère.

- J'en serais ravi, répondit-il.

Emerson eut à peine le temps de relever la tête, le cœur battant la chamade dans sa poitrine, que le boss tournait déjà les talons et commençait à s'éloigner.

- Oh, super ! lança précipitamment Emerson au dos bien droit qui s'éloignait droit vers son bureau. Je vous verrai là-bas, alors !

Ce ne fut que lorsque Chandler fut assis dans son bureau à ôter consciencieusement sa montre qu'Emerson réalisa qu'il se triturait les doigts comme une écolière éperdue d'amour. Et que Mansell se tenait épaule contre épaule avec lui en observant lui aussi le boss, les mains dans les poches.

- Tu souris comme un imbécile, déclara Mansell comme s'il parlait de la météo.

Emerson cessa aussitôt de sourire et laissa ses bras retomber en se tournant vers son déplaisant collègue.

- J'ai de quoi sourire, se défendit-il sèchement. On a bouclé l'affaire sans qu'il y ait davantage de morts. C'est une bonne nouvelle. Donc je souris, c'est normal.

- Mh, commenta Mansell en lui glissant un regard scrutateur. Et tu rougis, aussi.

- Parce que tu m'embarrasses. Fous-moi la paix, Mansell.

Mansell esquissa un rictus et lui passa un bras sur les épaules, l'attirant à lui avec une affection brusque qu'Emerson n'apprécia guère, mais il se laissa faire avec réticence.

- Oh allez, me dis pas que tu m'en veux encore pour ça ?

Comme pour préciser de quoi il parlait, Mansell tapota la coupure et la peau enflée de sa tempe, et Emerson grimaça de douleur en se renfrognant davantage. Comme il ne daignait pas répondre, Mansell poursuivit en se penchant vers lui pour parler à voix basse :

- Vu que c'est plutôt sérieux entre ta sœur et moi, ça fait un peu de toi mon beau-frère, tu sais ? On fait partie de la même famille, toi et moi. Alors je veux qu'on s'entende bien.

Emerson plissa les yeux et glissa un regard orageux à Mansell en se dégageant de sa prise comme une anguille.

- Erica est ma seule famille et tu n'en fais pas partie.

Il s'éloigna pour se rendre à son bureau à l'écart, mais Mansell le suivit, et lorsqu'Emerson se laissa tomber sur sa chaise avec lassitude, son collège se percha d'une fesse sur le bureau et ajouta avec un sourire condescendant :

- Si tu le fais pas pour moi, fais-le pour ta sœur. Elle veut que je sois gentil avec toi, figure-toi.

Adossé au dossier, Emerson fit pivoter le siège pour le fixer froidement en désignant sa tempe meurtrie du bout du doigt.

- Tu lui as dit à quel point t'as été gentil avec moi ? Que Riley et toi vous m'avez forcé à l'appeler et lui mentir pour qu'elle se remette avec toi ?

Mansell se racla la gorge en plissant les yeux.

- Non. Et je te serais reconnaissant de ne rien lui dire. C'est pas le moment de tout faire capoter quand ça marche à nouveau bien entre elle et moi. Et je m'en veux un peu de t'avoir frappé.

- C'est une première, ça, ironisa Emerson avec un rictus mauvais.

- Erica m'a parlé de toi, et de ce que ton père t'a fait quand il a su que...

Mansell eut un vague geste pour désigner sa tempe blessée en se raclant la gorge, et Emerson se pétrifia sur place, son sourire s'évanouissant.

- Qu'est-ce qu'elle t'a raconté ? souffla-t-il d'une voix blanche en sentant un bloc de glace sombrer dans son estomac.

Mansell se pencha après avoir vérifié d'un coup d'œil furtif par-dessus son épaule que personne n'écoutait :

- Tout. Comment tes parents t'ont foutu à la porte alors que t'étais à peine majeur. Comment t'as vécu quelques temps avec ta tante jusqu'à ce que tu te trouves une colocation. Comment Erica t'aidait comme elle pouvait financièrement jusqu'à ce que tu prennes ton poste ici. Je dois dire que je m'en doutais un peu depuis le début que t'étais... enfin, tu vois ce que je veux dire.

- Je vais la tuer, siffla Emerson en se passant une main tremblante de rage sur son visage blême. Elle n'avait pas à te le dire. C'est personnel.

- Donc c'est vrai que tu t'es fait griller par tes vieux alors que t'étais en train d'enfiler un mec sur leur lit ?

Mortifié, Emerson se pinça fortement l'arête du nez en sentant ses joues brûler d'humiliation.

- J'étais au lycée, articula-t-il entre ses dents serrées. J'explorais un peu, c'est tout.

- Sur le lit de tes parents, sérieux ? ricana Mansell en lui donnant une tape virile sur l'épaule. Moi qui croyais qu'Erica se foutait de moi ! Je dois l'admettre, t'es plus couillu que tu en as l'air ! Même moi je l'ai jamais fait, ça.

- Mon lit n'était pas assez grand et je pouvais pas savoir qu'ils allaient rentrer plus tôt que prév... on peut oublier tout ça et ne plus jamais en parler ?

- J'oublie tout, je n'en parle plus jamais, si tu promets de ne jamais rien dire à Erica pour la beigne.

Un muscle tressautant dans la mâchoire d'Emerson – il acquiesça en gardant les yeux rivés sur ses propres genoux. Il crut que Mansell allait enfin le lâcher maintenant qu'il avait obtenu ce qu'il voulait, mais il se trompait. Le détective aux cheveux clairsemés restait à moitié assis sur le bureau à le toiser de haut, sans aucune intention de le laisser en paix.

- C'est bien que tu tentes ta chance avec le boss. Je suis sûr qu'il est gay lui aussi.

- Il ne l'est pas, grommela Emerson en fronçant les sourcils.

- Fais-moi confiance pour ça. J'ai le gaydar. Je t'ai repéré, et il en est aussi. Personne d'aussi propre et maniéré peut être complètement hétéro.

Emerson se leva avec humeur. Si en plus des blagues salaces, des moqueries et du fait qu'il se tape sa sœur jumelle, il devait en plus subir les clichés homophobes de Mansell et des allusions déplacées sur le boss, il ne supporterait pas ça bien longtemps.

- Je veux juste fêter la fin de l'enquête avec le boss... avec l'équipe. Rien de plus.

- C'est ça. Tu voudrais bien te l'envoyer, avoue.

Excédé, Emerson le poussa rudement du coude pour le faire taire.

- Sérieusement, je ne vois vraiment pas ce que ma sœur te trouve. D'habitude, elle n'a pas si mauvais goût.

Mansell le poussa à son tour d'un air joueur et répondit un truc graveleux et franchement inapproprié à propos d'Erica et de cunnilingus – les répugnantes images mentales resteraient imprimées dans son cerveau pour un moment – et Emerson l'ignora royalement pour aller plutôt discuter avec Buchan. Ils se trouvaient en pleine discussion à propos des différences et similitudes entre cette affaire et celle du passé quand le téléphone fixe de Skip sonna.

- Ah, enfin ! marmonna le sergent en se dirigeant à grands pas vers son bureau. Ça doit être pour nous dire que les fous de dieu ont été mis en cage et qu'on peut rentrer chez nous. Il était temps !

Il décrocha le combiné, tous les yeux tournés vers lui. Kent fronça les sourcils en voyant le visage de Skip blêmir à vue d'œil. Le message fut court, et quelques secondes après, il balançait violemment le combiné sur le bureau en hurlant :

- Non... ! NON !

Emerson cilla et décroisa lentement les bras pour fixer Skip.

- … Qu'est-ce qu'il se passe ? souffla Riley en échangeant un regard inquiet avec Mansell qui haussa les épaules.

Skip resta silencieux, raide et irradiant de rage. Il se tourna vers le bureau de Chandler. Chandler qui étrangement n'avait pas réagi aux éclats de voix. En temps normal, il se serait aussitôt précipité pour demander des explications et imposer son autorité et donner des instructions. Emerson ne pouvait même pas le voir : le boss avait pivoté son siège de sorte à leur tourner à tous le dos.

Quelque chose n'allait pas. Vraiment pas.

L'arrière du crâne de Chandler ne bougeait pas, mais une tension en irradiait et alourdissait l'air. D'un coup, la pièce parut plus sombre, et une sensation de vide se creusa en Emerson.

Skip restait immobile devant le bureau du boss, comme si le temps s'était arrêté.

Quelques murmures meublaient le silence de mort – Riley était penchée à l'oreille de Mansell et Buchan amorça un pas hésitant vers le bureau mais n'osa pas avancer plus, une expression de détresse et de confusion sur son visage charnu.

- Ils sont morts, n'est-ce pas ?

C'était la voix de Chandler, mais si terne et brisée qu'elle en était méconnaissable. Emerson resta figé sur place comme les autres quand le boss fit lentement pivoter sa chaise pour se tourner vers eux. Ses yeux étaient brillants de larmes contenues et comme hantés.

Skip se contenta de hocher la tête sans un mot.

- Comment est-ce arrivé ? demanda le boss d'une voix blanche.

- Le fourgon est entré en collision avec un camion transportant des produits toxiques. Explosion massive. Les pompiers sont déjà sur place.

À ces mots, le boss s'appuya sur son bureau pour se relever, mal assuré sur ses jambes et visiblement sous le choc.

- Où ? Il y a peut-être des survivants... Viens, Miles.

- Pourquoi ?! s'exclama Skip en voyant Chandler contourner le bureau d'un air hagard et se ruer hors de sa pièce. Ça ne sert à rien d'y aller ! D'après ce qu'on m'a dit, personne n'a survécu à l'explosion !

- Si on y va tout de suite, peut-être que... peut-être qu'il y a des blessés, et...

- Mais puisque je vous dis que ça ne sert à rien, bon sang ! Vous êtes bouché ?!

Emerson suivit du regard le détective inspecteur qui traversa la salle à grandes enjambées, son adjoint furibond sur ses talons.

- Dépêchons-nous, il n'y a pas de temps à perdre !

- Boss ! Oh bon sang...

Emerson n'y réfléchit pas à deux fois lorsqu'il vit les deux silhouettes disparaître au tournant du couloir, il émergea de sa torpeur pour s'élancer à leur poursuite. Et à en juger par les voix et bruits de pas précipités derrière lui, il n'était pas le seul à dévaler les escaliers et courir après le boss et son adjoint.

Buchan et lui furent assez rapides pour grimper dans la même voiture que Skip et le patron, mais Riley, Warren et Sanders durent aller en chercher une autre. Le trajet fut bref et chargé du vacarme de la sirène du gyrophare que Skip avait posé sur le toit. Les voitures s'écartaient docilement sur leur passage. À travers la fenêtre embuée, Emerson voyait les lumières artificielles de la ville se refléter sur le sol détrempé par la bruine froide et entêtée. À chaque fois que le halo d'un réverbère éclaboussait la carrosserie du véhicule, son visage s'illuminait de blanc avant de sombrer à nouveau dans les ombres qui se mouvaient comme des serpents et déformaient ses expressions avec quelque chose de féroce. À ses côtés, Buchan tournait et retournait nerveusement son parapluie entre ses mains. Skip conduisait par à-coups nerveux, les lèvres pincées et le visage verrouillé en un masque indéchiffrable. Quant à Chandler... Kent n'en apercevait que la nuque, mais c'était bien assez pour mesurer l'état de détresse dans lequel il se trouvait.

Emerson sut qu'ils arrivaient avant même qu'ils n'atteignent le croisement. L'air du dehors saturé de fumée s'infiltra dans la voiture – une puanteur chimique de brûlé qui prenait à la gorge.

Le boss attendit à peine que la voiture ait freiné pour ouvrir la portière et se précipiter à l'extérieur. Emerson l'imita tandis que Skip étouffait un juron et s'extirpait de son siège à son tour. L'air froid, la fumée âcre qui piquait les yeux et le vacarme ambiant lui firent l'effet d'une gifle. Emerson frissonna et s'enveloppa de ses propres bras en marchant à grandes enjambées pour suivre le boss qui courait vers les dernières flammes que les pompiers éteignaient. Il n'avait pas pris le temps d'attraper son manteau en quittant le poste de police, et la bruine tombait comme un voile humide sur son visage et ses courts cheveux bouclés.

La scène était déjà barrée de bandes jaunes et ils présentèrent leurs badges aux officiers présents pour passer en-dessous et approcher des carcasses fumantes et ruisselantes d'eau et de mousse. Les lumières jaunes des gyrophares faisaient clignoter le camion et le fourgon encastrés l'un dans l'autre dans un amas de tôle calcinée.

- Oh non, non, non... gémit Chandler en prenant sa tête entre ses mains, ses doigts agrippant ses propres cheveux comme pour se les arracher.

Son souffle s'élevant en volutes de vapeur dans l'air vicié de fumée, Emerson vint de poster à ses côtés et contempla lui aussi les corps déchiquetés et réduits à des squelettes noirs couverts de chair en lambeaux carbonisés.

- Je vous l'avais dit, marmonna Skip d'un air renfrogné, ça ne servait à rien de se déplacer. Il n'y a plus rien à voir ici.

Emerson leva les yeux vers le détective inspecteur qui fixait les cadavres fumants avec de grands yeux horrifiés. Lorsqu'il le vit plaquer brutalement sa propre main sur sa bouche pour étouffer un gémissement d'animal blessé, Emerson chercha une parole réconfortante à lui dire, les mots justes pour apaiser sa détresse. Mais rien ne lui vint, alors il baissa la tête, impuissant.

- Laissons les légistes faire leur travail, reprit Skip d'une voix plus douce. On ne fait que les gêner à rester dans leurs pattes. Allez Joe, venez. Je vous paye un verre, ou bien vous pouvez venir chez moi et on discutera en nourrissant mes poissons, ok ? Il sera bien assez tôt demain pour s'occuper de ce merdier.

Avec une douce assurance que Emerson lui envia, Skip saisit doucement le bras de Chandler pour essayer de le détourner du spectacle de cet échec cuisant après tant de mois de travail et d'enquête. Mais soudain, le détective inspecteur se dégagea avec brutalité et tourna les talons pour quitter la scène à grandes enjambées, manquant de renverser Emerson et Buchan au passage.

- Boss ! Attendez ! cria Skip dans son dos.

Skip lui emboîta le pas, mais il n'eût pas le temps de le rattraper. Une fois la bande jaune franchie, Chandler se mit à courir comme s'il avait le diable aux trousses.

- Monsieur ! cria lui aussi Emerson.

Mais en vain. Le temps qu'ils passent tous les trois sous la bande jaune, Chandler avait déjà disparu au coin de la rue.

Skip amorça un mouvement comme pour le poursuivre, mais y renonça au bout de deux pas, soupirant avec résignation.

- Il court plus vite qu'un foutu lièvre, celui-ci, ce n'est plus de mon âge.

Au coin de la rue apparut une autre voiture dont sortirent Riley, Sanders et Warren. Se frictionnant les bras en rentrant la tête dans les épaules, Emerson glissa un regard humide vers Skip – la fumée lui piquait les yeux et les embuait de larmes.

- Skip... Tu crois que ça va aller pour le boss ?

Mais ce fut Buchan qui lui répondit en ouvrant son parapluie pour les abriter tous les trois alors qu'ils regardaient leurs trois autres collègues approcher vers eux :

- Il a peut-être besoin d'être seul pour digérer cette mauvaise nouvelle. Nous réagissons tous différemment dans ce genre de situation.

- Ce n'était pas un accident. C'est une malédiction. Une malédiction d'un démon qui hante Whitechapel et joue avec nous.

Désarçonné, Emerson dévisagea son supérieur hiérarchique qui était devenu au fil des années une sorte de figure paternelle de substitution pour lui. Si le détective sergent Ray Miles n'était pas aussi rigide et terre à terre que leur patron pour ce qui relevait du surnaturel, il avait toujours pris soin jusqu'à présent de garder travail et superstitions bien séparés. Emerson ne s'était pas attendu à l'entendre déclarer quelque chose d'aussi absurde à voix haute.

Et il semblait y croire dur comme fer. Pire, il semblait terrifié. Vraiment terrifié.

- Oh, vous n'allez pas recommencer avec vos histoires obsessionnelles de démon, soupira Buchan en roulant des yeux. C'était un accident très regrettable. C'est tout.

- N'en soyez pas si sûr... » grommela Skip en serrant la mâchoire.

Riley, Sanders et Warren les rejoignirent et ensemble ils contemplèrent le désastre alors qu'une averse torrentielle s'abattait sur Whitechapel, faisant ruisseler les cendres sur le sol détrempé.