Crédits : « Gravitation » et ses personnages sont la propriété de Maki Murakami.
Merci beaucoup à Chawia d'avoir corrigé les quelques fautes, je vous recommande vivement ses fanfictions.
Bonne lecture !
Musique de fond conseillée :
L'oiseau – ZAZ
Sur le Fil – Yann Tiersen
« Je voudrais, tout te donner, mais toi pourquoi, ne me dis-tu rien ? Quel est-il ton grand secret, un secret d'homme, je le comprends bien. Moi tu sais, je peux te raconter, combien l'oiseau est parti à regret. Si un jour tu m'écoutais, tu apprendrais tout ce que je sais, l'oiseau part et puis reviens. Tu le verras peut-être demain.»
« L'oiseau »
Paroles de Cécile Aubry
Premier Chapitre
C'était une journée chaude à Paris.
La fenêtre de la chambre était grande ouverte et un léger vent s'engouffrait dans les rideaux, faisant voleter le tissu fin dans l'air quelque peu lourd de juillet. Appuyée contre la rambarde métallique, une tasse de thé à la main, une femme observait le Sacré-Cœur, traçant des yeux les contours du monument baigné dans la douce lumière du matin.
Elle passa sa main dans ses cheveux fraichement lavés, savourant avec bonheur les petits plaisirs que le matin offrait, tel que le parfum du thé au jasmin, d'un rose transparent sous la lumière blanche. Il était encore tôt et le quartier était silencieux, le soleil à peine levé et au loin on apercevait la pointe de la tour Eiffel encore encerclée de quelques nuages brumeux. Les pleurs d'un enfant attirèrent son attention et après un dernier regard vers le ciel parisien, elle referma la fenêtre et se dirigea vers la petite chambre bleue, posant sa tasse sur une table basse avant de quitter la pièce. Elle caressa distraitement du bout des doigts les tranches des livres empilés sur l'étagère du couloir, les observant comme si elle les découvrait. Elle passa sans les regarder devant les petites sculptures posées sur une commode victorienne en dessous de la grande étagère. La culture européenne avait pris le dessus sur la culture japonaise, remplaçant au fil des années les meubles et la décoration dans cet appartement où elle avait grandi en se frayant tant bien que mal un chemin à travers la renommée d'un pianiste japonais et d'une violoniste française.
En passant devant une photographie accrochée au mur, elle se souvint avec nostalgie des jadis longs cheveux bruns de sa mère, de ses yeux pétillants, ainsi que de ses lèvres souvent peintes en rouge et de ses escarpins vernis qui claquaient sur le parquet. Sa mère avait l'élégance naturelle de ces femmes de la bourgeoisie parisienne et l'ambition de celles qui ont défendu toute leur vie leur place dans un milieu régi par des hommes. Elle avait un sens de l'humour très simple, la moindre petite chose la faisait rire aux éclats, sans retenue ni pudeur, et rien ne l'enchantait plus que ces diners interminables où l'on raconte de vieilles histoires de famille en riant sur leur absurdité, une bouteille de bon vin au milieu de la table.
Elle se souvint également de son père, un homme beaucoup plus discret, mais un homme de talent, musicien, pianiste et compositeur, directeur d'Opéra dans les dernières années de sa vie avant qu'un cancer foudroyant ne l'emporte. Elle se souvint de la façon dont ses petites lunettes ovales tombaient sur son nez lorsqu'il lisait, de ses cheveux épais toujours impeccablement coiffés et de son rire quelque peu contenu. C'était un homme fier, réservé, et tout ce qui lui restait désormais de lui étaient un nom et une grand boîte en bois foncé.
Cette boîte qui contenait presque tout ce qu'il restait d'une vie, celle du pianiste Suguru Fujisaki.
Coline l'avait gardée précieusement pendant des années sans y toucher, passant devant avec curiosité sans jamais oser briser son secret, dans la peur irrationnelle que si elle venait à l'ouvrir, tout ce qu'elle contenait s'évaporerait dans l'air. De temps en temps elle s'attardait devant, posait les mains dessus et faisait pianoter ses doigts sur le bois vernis, jouant approximativement une des mélodies qui avait jadis été une des préférées de son père. Ce n'était pas un grand morceau mais une sonate avec peu de notes, composée en toute simplicité et qui rappelait le bruit des vagues et le calme rassurant du large. Elle ne possédait ni titre ni partition, ou du moins jamais son père ne l'avait mentionné. Elle restait un mystère, un des nombreux qui entouraient la figure paternelle de la famille Fujisaki, à l'image d'un cousin éloigné, un homme manipulateur dont elle avait eu peur toute son enfance. Cette boîte faisait également partie d'une longue liste de choses qui restaient obscures et qui sûrement ne seraient jamais éclaircies. Elle savait pertinemment qu'ouvrir cette boîte ne résoudrait pas tout, qu'elle ne lui rendrait pas son père parti trop tôt et qu'elle ne changerait pas son enfance passée entre couloirs de théâtres et nourrices, à attendre qu'un de ses parents lui accorde quelques minutes d'attention. Cela n'effacerait pas de longues années à essayer de se rendre plus intéressante à leurs yeux que leur instrument, avant que l'adolescence ne lui fasse comprendre qu'espérer ne servait à rien. Elle savait que pour ouvrir cette boîte il fallait qu'elle soit prête, prête à accepter qu'il fut parti sans donner aucune réponse à ses questions de petite fille ni à celles de la femme qu'elle était devenue, et que la pudeur de son père ne serait pas respectée si jamais elle venait à trouver le courage de le faire. Mais peut-être que la lui léguer plutôt qu'à son frère était le signe que pour elle il était prêt à mettre sa pudeur de côté.
Et puis un jour ce fut comme une nécessité, comme si la vérité même se trouvait dans cette boîte. L'essence même de ce que qu'avait réellement été cet homme si discret, si privé, dont elle n'avait jamais pu cerner tous les aspects. C'était un après-midi de printemps quelques mois auparavant, et l'appartement était silencieux. Coline s'était assise sur le tapis du grand salon, la boîte posée devant elle. Durant de longues minutes elle avait contemplé la clé rouillée enfoncée dans la serrure avant de la tourner en retenant sa respiration.
La boîte s'était ouverte dans un grincement, libérant quelques années de poussières qui s'étaient dissipées dans l'air, mais rien ne disparut. Elle imagina que rien n'avait bougé depuis que son père y avait déposé ces objets : un large écrin à bijoux en velours rouge, des paquets de lettres, des photos, des partitions, des carnets à spirales et une écharpe brodée. Tout était là, les choses que son père avait décidé de lui transmettre, les choses qu'il voulait qu'elle sache, les souvenirs qu'il souhaitait qu'elle emporte avec elle dans la vie, jusqu'au jour où elle-même aurait des souvenirs lointains à transmettre. C'est avec émotion qu'elle avait retirés et observés un à un tous les trésors que contenait de cette boîte, les caressant du regard.
Elle se retrouva à nouveau petite fille devant toutes ces choses ayant appartenu à son père et c'est avec ce même regard, à la fois émerveillé et pudique, qu'elle s'autorisa à les observer pendant de longues minutes sans savoir par quoi commencer. Elle prit tout d'abord entre ses mains les carnets de partitions, faisant tourner les pages avec précaution dans les spirales métalliques, reconnaissant la plupart des mélodies, celles qu'ils jouaient en public ou bien exclusivement dans l'intimité du salon familial.
Elle reconnu ensuite l'écriture de sa mère sur des lettres attachées ensemble par des rubans de lin blanc qu'elle défit avant de lire attentivement chaque ligne, attendrie. Elle remonta ainsi le court du temps, et au fil des lectures, redécouvrait en détails le peu de choses que sa mère lui avait raconté sur son mariage, valsant entre les mots timides d'une jeune fille à un musicien rencontré lors d'une représentation à Vienne et les phrases enflammées d'une femme à son fiancé, jusqu'à la dernière, écrite à peine quelques années avant la naissance de sa défunte sœur cadette. Jamais elle n'avait imaginé que ses parents pouvaient être amoureux, encore moins amants. Même devenue adulte, il lui avait semblé que ses parents étaient mari et femme par la force des choses, parce que c'était logique, naturel et que leur amour commun de la musique était la seule passion au sein de leur couple.
Elle sourit devant la certitude qu'ils avaient réellement choisi de s'aimer.
Et puis au bout de quelques heures, alors que Coline s'apprêtait à refermer cette boîte, souhaitant laisser une part du mystère à découvrir pour un autre jour, un voile dont elle ignorait la présence se leva, lui délivrant un secret bien plus profond qu'elle n'aurait jamais pu imaginer, lui apportant une vérité inespérée sur son père.
Quelques lettres écrites en japonais, d'une écriture qui lui était inconnue, agrafées avec un recueil de partitions pour piano et guitare, des compositions qu'elle n'avait jamais entendu jouer et quelques photos glissées entre les pages. Elle dévora les lettres sans la pudeur qu'elle avait eu en lisant celles de sa mère, ses yeux glissant sur des mots tantôt timides tantôt sensuels, les kanji tracés d'une main assurée, sans aucun doute masculine. Certaines lettres portaient l'écriture de son père, des lettres certainement jamais envoyées. Ce fut comme si l'horizon c'était soudain éclairci.
La vérité était là, sous ses yeux toutes ces années et elle ne l'avait jamais vue, tellement difficile à dire que son père l'avait cachée assurément toute sa vie, à ses frères, à ses amis, ses enfants, sa propre épouse. Une vérité ancrée au plus profond de lui-même et qu'il n'avait jamais pu avouer. Coline sentit son cœur se serrer, elle voulut pouvoir dire à son père qu'elle aurait gardé son secret comme on garde un trésor. Elle voulut que son père ait eu suffisamment confiance, en lui ou en elle, pour le lui dire. Une photo glissa d'entre les pages d'une lettre. Elle avait été prise dans un parc, probablement au Japon, sur celle-ci on pouvait voir deux jeunes hommes assis sur la pelouse sous un cerisier en fleur. Elle reconnut le visage fin de son père chez un des deux hommes. Il devait avoir une vingtaine d'années et portait une chemise blanche comme il l'avait fait toute sa vie, ses cheveux noirs coiffés impeccablement. A sa gauche se tenait un jeune homme légèrement plus âgé avec de longs cheveux auburn et une guitare sur les genoux. Il se regardaient en souriant, une lueur particulière dans les yeux.
Soudainement Coline se souvint de cet ami de son père qu'elle avait vu à quelques reprises et dont la photo encadrée était posée sur son bureau jadis ; ce guitariste japonais qu'il avait connu dans sa jeunesse et dont elle avait toujours été intriguée, enfant, par les longs cheveux et le rire franc. Elle était si jeune à l'époque, elle n'avait compris ni les regards ni les mots chuchotés qu'elle avait surpris. Avec le temps elle avait même fini par oublier cet homme, le plaçant avec toutes ces choses qui baignaient dans l'ombre de son père. Cela faisait bien plus de vingt ans qu'elle ne l'avait pas vu, ni entendu parler de lui. C'était comme si sa présence s'était évaporée de la vie de son père sans que personne ne s'en rende compte, comme si rien de tout cela n'était arrivé. Comme si chaque mot sur le papier n'était que mensonge, et les nuits qu'ils racontaient un rêve que l'on fait de temps en temps, toujours vers le matin et dont on ne se souvient jamais, la seule preuve de son éphémère existence quelques larmes séchées sur une joue.
Dans l'atmosphère particulière de cette journée de printemps, elle se surprit à chérir cet amour bien plus que celui même dans l'ombre duquel elle avait grandi, à vouloir le protéger du cours du temps, repliant chaque lettre avec précaution. Cet amour presque interdit, ces nuits volées à la vie dans le secret de chambres d'hôtels entre Tokyo et Paris, certaines des années même après la naissance de son frère cadet. Elle aurait dû être horrifiée par cette preuve que son père n'était pas cet homme fidèle et intègre qu'elle croyait, mais un homme qui avait caché sa vraie nature toute sa vie, même à sa propre épouse, mais le bonheur d'avoir enfin compris cet homme surpassait tout. Elle lui aurait tout pardonné, aveuglée par l'amour d'une fille pour son père, par l'admiration qu'elle portait au musicien et par la jubilation intense qui suit toujours la découverte de secrets gardés pendant des décennies. Ce fut comme une bouffée d'air frais, comme si le poids des questions qu'elle portait sur ses épaules malgré elle depuis des années lui avait enfin été retiré. Elle respirait plus facilement, pensait plus lucidement.
Les semaines suivantes s'étaient écoulées à une vitesse anormale, ponctuées de recherches frénétiques sur ce mystérieux guitariste. Internet ne lui procura par grand-chose, à part quelques articles et pages écrites par des fans nostalgiques de leurs jeunes années. Durant des heures elle s'acharna à déterrer le passé, à la recherche du moindre détail, de la moindre anecdote. C'est un peu par hasard qu'elle retrouva dans une bibliothèque, chez sa mère, quelques livres sur un groupe de pop rock dénommé Bad Luck et dont son père avait fait partie durant sa jeunesse, lorsqu'il était encore au Japon. Elle lut tout ce qu'elle put trouver sur leur guitariste, souriant à la lecture de quelques passages sur les excentriques qu'étaient le chanteur et le manager du groupe.
Hiroshi Nakano avait grandi dans une banlieue chic de Tokyo au sein d'un couple de brillants avocats. Il avait un frère de près de vingt ans son aîné, avec qui il n'avait jamais grandi et qui semblait totalement effacé du tableau familial. Il était un élève brillant, sportif et un garçon attentif aux autres, un musicien correct. Abandonnant ses études de médecine pour réaliser un rêve fou, celui de devenir guitariste professionnel, il s'était attiré les foudres de son père et le dédain de sa mère. Après la fin de Bad Luck, qui n'avait duré que quelques années, il avait quitté le Japon, accompagnant son ami chanteur et le compagnon de celui-ci, un écrivain à succès. New York, Chicago, San Francisco ? Nul ne savait vraiment où ni combien de temps, mais Coline retrouva sa trace dans un court article sur internet. Quatre ans après son départ il avait épousé une professeur de littérature nommée Ayaka Usami sur sa terre natale ; le couple s'était séparé dix ans plus tard sans avoir réussi à concevoir.
Mais malgré ses lectures, il demeurait des zones d'ombre. Comment son père avait-t-il pu, pendant des années, cacher un amour pour cet homme ? Et de son côté, comment celui-ci avait-il pu également ? Qu'étaient-ils l'un pour l'autre ? Un ami, une muse, un amour de jeunesse qui ne sait s'effacer ? Ou bien alors autre chose, un amour profond, sans faille qui avait su braver les interdits et le cours du temps ?
Coline crut mourir de ne pas savoir.
Plus tard dans la nuit de cette chaude journée, alors que le sommeil ne venait pas et qu'elle se remémorait ces journées de printemps, elle prit une décision. Cette décision qui la hantait depuis plusieurs mois, celle de tenter une dernière fois de comprendre, pour pouvoir enfin tourner la page, faire son deuil correctement. Comment pouvait-elle faire passer la peine de cette perte sans avoir réussi à comprendre ce qu'elle avait perdu, à évaluer l'étendue de ce dont elle ignorait l'existence avant de le perdre ? Il y avait quelque chose à apprendre de ce qu'elle avait découvert, elle en était persuadée. Quelque chose de crucial.
Coline sentit son mari bouger près d'elle avec un soupir appuyé. Elle sourit dans le noir et chercha sa main sous les draps, sa paume caressant la peau de son bras, ses doigts se glissant entre les siens lorsqu'elle les trouva. Il se tourna vers elle et l'attira à lui, passant sa main dans ses boucles brunes et Coline blottit son visage contre son cou, respirant son odeur rassurante.
« J'ai quelque chose à te dire. » murmura-t-elle. Il ne répondit rien, encore quelque peu dans les limbes du sommeil, se contentant de la serrer plus fort contre lui et d'enrouler une de ses mèches de cheveux autour de son doigt comme il en avait l'habitude. Elle déposa un baiser sur un grain de beauté à la limite de son cou et de son épaule et le sentit frissonner. Elle sourit contre la peau douce, et continua :
« Il faut que j'aille au Japon. »
Elle sentit son mari hocher doucement la tête. Il s'éclaircit la gorge avant de parler. « C'est à propos de ce que tu as trouvé dans la malle ? »
« Oui, il y un vieil ami de mon père à qui j'aimerai parler. C'est important. »
« Veux-tu que je vienne avec toi ? »
« J'aimerais mieux y aller seule… »
« Je comprends. »
Son mari hocha la tête une seconde fois et ne dit pas plus. Il était réservé et ne parlait jamais beaucoup, mais Coline sentit que cette fois son silence était volontaire. Il n'y avait simplement rien d'autre à dire, ni à demander.
Un peu plus tard cette nuit-là, vers les premières heures du jour, Coline avait toujours l'esprit éveillé. Les draps avaient gardé tout la chaleur de leurs corps entrelacés.
« Dis-moi ? »
« Oui ? »
« Comment te sentirais-tu si tu avais caché un secret toute ta vie et que soudain quelqu'un le perçait à jour ? Heureux, triste, nostalgique, ça te ferai quoi ? »
« Tout dépendrait de la réaction de cette personne, je pense. Me jugerais-tu ? »
« Non. »
« Juges-tu ton père ? » demanda-t-il alors d'une voix hésitante.
« Jamais, tu le sais bien… J'ai juste besoin de savoir, de comprendre. »
« Ne crois-tu pas que certains secrets doivent rester enfouis ? Toute vérité n'est pas bonne à dire. »
Coline ne dit rien pendant longtemps avant de murmurer. « Je n'ai juste pas envie que ce secret meure sans que j'en sache tout. C'est la seule chose qu'il me reste de lui, tu comprends ? »
« Il mourra avec toi quoi qu'il arrive. Et puis, le principe d'un secret est de ne jamais être révélé. »
« Ce n'est plus un secret, maintenant, tu sais. C'est un trésor. »
« Le partageras-tu ? »
« Peut-être. Un jour, quand je serai très vieille et que j'aurai plein de choses à raconter, peut-être. »
« Et à ce moment-là, penses-tu que tu auras toujours envie de partager ce trésor ? »
J'espère, pensa Coline. « Car si tu ne le fais pas, le découvrir n'aura servi à rien. Cette histoire, ce secret retombera dans l'oubli. »
« Mais peut-être que cela ne regarde personne d'autre que lui et moi… Au final, ce sera la seule chose concrète que nous aurons partagé. C'est trop précieux, je ne veux donner ça à personne d'autre. »
Vers l'aube, elle rêva d'une longue plage de sable fin, semblable à celle sur laquelle elle allait souvent se promener avec son père pendant les vacances d'été, lorsqu'elle était enfant. Elle rêva du sable froid, mais doux sur ses pieds, des vagues entourant ses chevilles et du vent qui emportait ses cheveux et ses rires. Pendant quelques instants ce fut comme si elle avait remonté le temps et se retrouvait à nouveau à cet endroit, en face de cet homme.
Elle cria de sa voix d'enfant.
« Oto-san, pourquoi tu es parti ? »
« Je suis désolée, Coline chérie. »
« Oto-san, pourquoi tu m'as menti ? »
« Je ne sais pas, Coline chérie. »
L'enfant murmura dans le vent, sa petite voix emportée au loin vers les grandes dunes blanches : « Oto-san, c'est quoi l'amour ? »
« Tu comprendras plus tard. »
L'enfant ne répondit rien et se baissa pour ramasser quelques coquillages dans le sable mouillé. Lorsqu'une vague mousseuse vint s'échouer sur ses pieds et mouilla le bas de sa robe elle partit en courant vers la dune, riant aux éclats. Leur conversation semblait oubliée, évaporée. Elle s'assit sur le sable et regarda son père la rejoindre d'un pas tranquille, presque rêveur. Il avait relevé les manches de sa marinière et le bas de ses pantalons beiges ; ses pieds étaient nus. La petite fille mit les coquillages encore recouverts de sable dans les poches de son gilet de laine avant de lever les yeux vers lui et de sourire.
« Oto-san, on reviendra ici l'année prochaine ? »
Il sourit lui aussi, hocha la tête pensivement mais ne répondit rien. Il regardait d'un air quelque peu mélancolique le large, où au loin le soleil s'échouait sur l'horizon, peignant le ciel et son reflet sur la mer d'une douce couleur orangée. A son réveil, les couleurs rose et orange avait disparu, remplacées par les tons bleu de la chambre conjugale. L'obscurité envahissait encore chaque recoin et les rideaux se balançaient légèrement au rythme de la douce brise matinale ; son mari était déjà levé et avait entrouvert la fenêtre. Si elle tendait l'oreille elle pouvait entendre la voix nasillarde du présentateur des nouvelles matinales à la radio et le bruit sourd de la machine à café.
Coline se sentait plus confuse que jamais. Elle se leva tranquillement et passa sur ses épaules une robe de chambre en laine tricotée main avant de se rendre dans le bureau adjacent la chambre. Sur la commode à droite de la porte, côté fenêtre, se trouvait la petite malle en bois foncé de son père. Elle la posa à terre et sans trop savoir pourquoi en sortit le contenu ; les lettres, les carnets, les partitions, les photos et l'écrin à bijoux contenant une fine chaîne en argent. Dans le fond se trouvait une écharpe bleue marine probablement brodée main qu'elle n'avait déplié qu'une seule fois, et remis aussitôt dans la boîte. Elle la posa sur ses genoux et glissa la main dans une des pliures. Elle en sortit une petite enveloppe scellée avec soin.
L'écriture de son père illuminait la blancheur du papier. Elle disait : à Hiroshi.
C'est ainsi que Coline prit l'avion au début de l'automne qui suivit la découverte des lettres, par un après-midi étonnement frais et brumeux. Dans le taxi qui l'emmenait à l'aéroport, elle ne put s'empêcher de se demander si tout ça était une bonne idée, finalement. C'était un voyage insensé, sans aucune garantie de réussite. Tout comme ouvrir la boîte ne lui avait pas rendu son père, ce même l'espace d'un instant, rencontrer cet homme qui avait tant compté pour lui ne le ferait pas non plus. Cet homme avait eu une vie, toutes ces années, il avait surement vu d'autres choses, rencontré d'autres personnes, aimé d'autres paysages et d'autres mélodies. Et pourtant, elle espérait.
Elle espérait que rencontrer ce musicien qui avait tant compté pour son père, au point que l'homme honnête et droit qu'il était avait vécu cette liaison dans le secret, changerait quelque chose à sa vie et aux souvenirs d'enfant qu'elle avait. Peut-être qu'elle le comprendrait mieux, peut-être pas. Surement pas.
Lorsqu'elle sortit de l'aéroport de Tokyo après de longues heures de vol, elle fut assaillie par l'air chaud et lourd de Tokyo. L'atmosphère était humide, étouffante, et pourtant il lui semblait que pour la première fois depuis longtemps elle respirait enfin un air pur.
Elle n'était allée au Japon que peu de fois, la plupart du temps pour quelques semaines de vacances chez ses grands-parents paternels. Ils étaient tous deux musiciens, et la maison familiale avait des airs de musée. Enfant, elle passait des heures à observer les bibelots sur les étagères, les comptant et les répertoriant par ordre de préférence. Sa pièce favorite était une sorte de grand bureau que personne n'utilisait plus vraiment, et elle allait s'y réfugier pour échapper aux moqueries de ses cousins plus âgés. Elle s'asseyait dans le grand fauteuil en cuir usé et observait la large vitrine posée sur la vieille commode. Dedans, trônait fièrement un magnifique violon datant de près de trois siècles, une pièce de collection. La dernière fois qu'elle avait franchi le pas de cette maison, elle n'était encore qu'une jeune fille, et avait passé les deux semaines de son séjour à pleurer en silence la distance avec un jeune étudiant en droit qui plus tard deviendrai le père de ses enfants. Son frère possédait désormais cette maison et y vivait la plupart de l'année, mais jamais elle n'y était retournée. Entre ces murs se trouvaient trop de souvenirs, les bons comme les mauvais, et Coline craignait que ceux-ci ne finissent par surpasser les autres.
Après toutes ces années elle revenait enfin. Le pays qui avait vu naître et grandir son père, la ville où il avait passé son adolescence avant de partir pour l'Europe l'année de ses vingt ans. La ville où se trouvaient jadis les studios de la NG Production, aujourd'hui remplacé par des bureaux d'une entreprise bien plus grande. La ville où tout avait commencé, et sans qui elle avait la conviction que rien ne serait. Elle sortit de sa poche un carnet où elle avait noté plusieurs adresses et appela un taxi.
Près de 7 ans après la disparition de son père, il était temps.
À suivre.
La phrase en italique dans un dialogue, « Heureux, triste, nostalgique, ça te ferai quoi ? » est tirée du film Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet.
