Prime
Marcelin ouvrit les yeux, le souffle court, les cheveux plaqués sur son front par la sueur, des larmes courant sur ses joues. Il avait la bouche pâteuse et l'horrible sensation que son cœur allait lâcher d'un moment à un autre, il avait envie de vomir, déglutissant avec difficulté, un nœud au fond de la gorge. Il avait envie de crier, de se débattre, d'échapper à un étau invisible qui lui comprimait les poumons.
Il cligna des yeux, une fois, deux fois, chassant les perles salées qui encombraient sa vue trouble. Il se sentait mal. Il avait envie de mourir pour un peu de repos, pour retourner à l'oubli du sommeil, pour simplement ne pas ressentir cette terrible impression qu'on l'écartelait. Son cœur battait tellement fort qu'il avait l'impression qu'il allait franchir la barrière de ses lèvres.
Reprenant son souffle, il prenait conscience de ce qui l'entourait. Les draps étaient défaits autour de lui -il avait beaucoup bougé pendant la nuit. Un pied dépassait sur un côté. La couverture semblait un peu petite il avait froid, ses os lui faisaient mal, il se sentait à l'étroit dans ce lit.
D'ailleurs quel lit ?
Les yeux fixés sur le plafond, il se releva soudainement, percutant avec violence le froid de la chambre. Cela lui arracha un râle rauque, qu'il trouvait inhabituel. Il était nu. La morsure de l'air glacial faisait mal. Il rabattit la couverture trop petite sur lui en un grand frisson. Depuis quand la température de sa chambre était si basse ? N'était-on pas en mai ? Et puis pourquoi dormait-il nu ? Il mettait toujours un pyjama avant de s'endormir, même dans les nuits les plus chaudes. Tout cela renforça son impression de malaise premièrement ressentie.
Roulé en boule dans sa couette, il jeta un coup d'œil à l'horloge digitale qui pendait au mur, comme un réflexe machinal qu'on avait du mal à oublier. Son regard se heurta à la date qui y était affichée. 31.10.2012
31 octobre 2012
Il devait avoir mal lu. Cette pendule devait être déréglée. C'était une farce, une blague, un malentendu.
Trente-et-un octobre de la deux mille douzième année.
Là, Marcelin commença à paniquer. Envoyant valser sa couverture et s'exposant aux meurtrissures du froid, il attrapa une serviette qui passait par là, trébucha, se releva, se rua hors de la chambre, hors du cabanon, au dehors se heurta à la première personne qui passait :
« Dis-moi, quel jour on est ? Quelle année ?
- Le trente et un octobre 2012… Heu tu ferais bien de t'habiller, tu dois avoir froid mec… »
Son interlocuteur s'en alla à grands pas en le regardant très étrangement, comme s'il sortait d'une autre planète, et Marcelin le regarda partir avec des yeux désespérés.
« Et où on est, putain ? »
Il ne reçut pas de réponse le garçon était déjà parti.
Il revint là où il s'était réveillé comme un zombie, d'un pas chancelant, les yeux dans le vide et l'esprit mort. Il ne comprenait plus ce qui se passait –il s'était déconnecté, avait refusé l'évidence, tentant sans grand résultat d'éviter le choc. Ah, subconscient, beau subconscient, que c'était gentil de sa part. Inutile, mais gentil.
Sans même se rendre compte qu'il s'affalait sur le lit encore chaud, Marcelin passa peu à peu dans un état d'angoisse aigüe. Suffocant sous la panique qui lui nouait la gorge, l'empêchait de déglutir, accélérait d'une façon impressionnante sa respiration et lui donnait l'impression de se noyer, il gémissait de manière presque inaudible. Son était se résumait à la seule sensation de perdre pied et d'être enseveli sous le doute, la détresse, le vide et la vacuité.
Les bruits de pas sur le plancher ne lui firent pas relever la tête, ouvrir les paupières, reprendre espoir. Les bras qui le réchauffèrent ne le poussèrent pas à se réveiller, ouvrir la bouche, ni sourire maladroitement pour accueillir la personne qui lui offrait son soutien. La voix inquiète et rêche qui l'interpella ne lui fit aucun effet. Les mots sonnèrent creux. Les phrases semblèrent dénuées de sens. Les mains douces furent ignorées.
« Marcelin, Marcelin, qu'est-ce qu'il se passe ? En quelle année étais-tu hier ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Réponds, bordel ! Pourquoi tu pleures ?»
Pas de réponse. Les larmes coulaient effectivement sur les joues du jeune homme roulé en boule sur le lit, en position fœtale, nu comme un ver. Une main passa dans les cheveux noirs de Marcelin, rassurante, douce, triste, muette. Le temps passa de même une minute, une heure, une éternité. La voix avait longtemps parlé des mots qui n'avaient pas d'ordre, de signification, ni de but. Des mots d'amour et de haine, des mots de déception, d'espoir, de passé et de futur. Il avait entendu, sûrement écouté, mais surtout rien compris.
Les larmes cessèrent de couler, traîtresses, et la respiration se calma, lâche. La panique stagnait au fond du ventre mangeant les entrailles avec appétit mais refusant de montrer encore, de tout écraser sur son passage. Il allait falloir vivre avec. Marcelin se redressa, leva la tête, jeta un regard vide au jeune homme assis à côté de lui.
« Je veux rentrer chez moi.
- Tu es chez toi, ici.
- Où ça, ici ?
- Ici. Prismver. Notre bungalow. Moi.
- Qui ça, toi ?
- Qui ça, moi ? »
La voix du jeune homme se brisa, et ses yeux appelèrent au secours. Marcelin le regarda sans comprendre, perdu, vidé, trop épuisé pour chercher. Son compagnon ouvrit la bouche à nouveau et, avec un soupir, continua.
« Un jour tu vas me détruire, Marcelin. » Pause. « Moi. Tom Hunter. Ton coloc'. »
Une hésitation. Il détourna le regard. Marcelin ne s'en rendit pas compte. Il ne se rendait compte de rien de toute façon. Il était presque aveugle. Plus de sentiments dans le désespoir, pas d'empathie dans l'immaturité.
« Ton meilleur ami depuis tes onze ans.
- Je ne te connais pas.
- Je sais. Tu n'as jamais voyagé. C'est sûrement ta première fois. Tu verras, tu vas t'y faire.
- Voyagé ? »
Alors Tom expliqua. Il raconta la vie qu'il vivait depuis qu'il était arrivé ici les Marcelins différents qui arrivaient chaque matin et repartaient chaque soir, le pouvoir envahissant que celui-ci avait, de vivre sa vie par tranches, dans le désordre, comme des décors de planches de BD qu'on aurait mélangés et dans lequel Marcelin évoluerait. Demain il se réveillerait sûrement dans la peau de son moi futur ou passé. L'esprit demeurait, d'où l'extrême confusion de son caractère d'un point de vue extérieur. Un jour avoir vingt ans et l'autre treize ça n'était pas forcément très bon mentalement.
« Mais je suis là. Je serai toujours là. Je veillerai sur toi. Je finis par te connaître tu verras tu pourras compter sur moi. »
La tête de Marcelin était malmenée par un marteau qui tambourinait sur son crâne. Il ne saisissait rien. Et sa maison ? Et ses amis ? Et sa famille ? Et sa vie ? Pour qui se prenait-t-il, de tout lui imposer ainsi, de lui décrire ce qu'il sera, ce qu'il fera, ce qu'il vivra ? Pourquoi s'acharnait-t-on sur lui ainsi ? Il n'avait que onze ans, merde !
Il eut envie de pleurer. Il se retint. Allez, rebelle-toi. Combat ton destin.
Il ouvrit la bouche. Rien n'en sortit. Tom revint vers lui, tenant un cahier noir à la main, et lui tendit. Il s'en saisit avec répulsion, du bout des doigts. Du bout des doigts, il l'ouvrit. Du bout des doigts, il tourna la première page. Du bout des yeux, il le lut.
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« Journal de vie de Marcelin Ferron
18 mai 2005
Age actuel : 11 ans et 2 mois
Chargé de journée : 16 ans, 3 mois et deux jours.
Me suis réveillé chez mes parents.
Tôt, les recruteurs de Prismver sont venus me chercher. Mes parents qui me trouvaient étrange depuis le matin ont un peu protesté, mais je les ai convaincus.
Ma demande d'intégrer directement la classe E les a laissés perplexes, mais j'ai expliqué et ils ont accepté sans trop discuter. Ils ne semblent pas saisir la portée de mon pouvoir. Tant pis.
On m'a présenté Tom. Jeune, il est toujours aussi énervant que ce que j'ai pu déjà voir. Heureusement que je pars demain. Ses cheveux sont très courts, c'est bizarre.
Je débute le journal il a vraiment été utile, alors autant le créer quand je peux.
J'ai installé mes affaires. C'est étrange de commencer ma vie, moi qui l'attrape toujours en cours de route. Dommage que je ne puisse plus refaire ça.
Informations utiles pour le chargé de journée suivant : L'argent de poche est dans le tiroir à chaussettes. La brosse à dents est la bleue dans le pot bleu. Demain cours : vas-y, tu expliqueras tes absences plus tard. Juste, fais-toi discret.
Bonne journée.
19 mai 2005
Age actuel : 11 ans et trois mois
Chargé de journée : 19 ans, 7 mois et quinze jours
Réveillé par Tom… »
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Marcelin commençait à comprendre. Cela ne lui plaisait pas. Vraiment pas.
« Chaque jour… ?
- Chaque réveil.
- Mais j'ai que onze ans !
- Je sais. Mais tu en auras 18, un jour. Et peut-être qu'un jour tu en auras 40.
- Tu en as vu de quarante ans ?
- Non. Ça s'arrête à vingt ans. Après… »
La voix se brisa encore une fois, mais d'une manière plus discrète, que Marcelin ne remarqua pas, les mains crispées en poings angoissés, se tordant et se retordant sous la terreur. Ses yeux faisaient violence pour ne pas verser les larmes apaisantes. Fort. Sois fort.
« Après ?
- Je ne sais pas. Ça s'arrête, peut-être. Peut-être. Si ça se trouve tu auras une vie normale. »
La respiration buta, s'interrompit, reprit de plus belle, torturée par les émotions. Il avait du mal à respirer. L'air lui parvenait difficilement la crise d'angoisse reprenait de plus belle.
Jamais on ne lui avait autant agité l'insécurité de son futur au visage. Jamais il n'avait été aussi peu sûr de lui. Jamais il n'avait autant appréhendé les jours à venir.
Il avait peur.
