Comme à chaque fois que la mélancolie le gagnait un peu trop, Allistor quittait discrètement le château d'Édimbourg et rejoignait son manoir sur les bords du Loch Ness. Cette nostalgie l'envahissait parfois quand il repensait à son histoire. 700 ans d'Auld Alliance avec Francis pour tenir l'anglais à distance, 700 ans d'espoir de se voir un jour vraiment uni au français, 700 ans de « fiançailles » qui avaient été tout simplement oubliées quand l'Acte d'Union entre lui et Arthur, son propre frère, lui avait été imposé il y a 300 ans, le reléguant à un simple mythe folklorique à la gloire de son cadet. Il n'avait pas son mot à dire, il était l'Écosse et faisait désormais partie du Royaume Uni de Grande Bretagne et d'Irlande du Nord sous la coupe d'Angleterre. Il aimait Arthur d'un amour plus que fraternel mais cette union lui laissait un goût amer, celui de l'abandon et des regrets.

Au coucher du soleil, le jeune homme aux cheveux auburn était allé jusqu'au bord de la falaise surplombant le lac et ses terres qu'il chérissait tant. Droit et fier, seul et silencieux, il resta ainsi immobile un long moment, profitant des derniers rayons de soleil alors que le vent faisait doucement danser son kilt et son écharpe de tartan rouge. Quelque part, sous la surface calme de l'eau, il savait que sa plus vieille et plus fidèle amie se baladait à l'abri des regards, comme autrefois. Il savait pertinemment comment sa mélancolie allait prendre fin : sa sœur croiserait la mer d'Irlande qui les séparait pour venir le noyer dans le Whisky et la Guiness jusqu'à ce que son cerveau en oublie son propre nom et l'existence même des deux blonds.

Au loin, une musique commença à se faire entendre. Une cornemuse sur des notes qu'il connaissait par cœur. Un des siens jouait son hymne. Un petit sourire apparut une fraction de seconde sur son visage mais ne resta pas.

« Scotland the Brave... Si seulement, mon ami, tu savais à quel point j'étais fier et au combien je regrette aujourd'hui... Même après tout ce temps, ça fait toujours mal... »

Allistor passa près de 3 jours à ressasser le passer, une bouteille de Whisky entre les mains, enfermé seul dans sa chambre, les yeux perdus dans le vague, la raison noyée dans l'alcool, son esprit divaguait sur la mer houleuse de ses souvenirs. Le 4° jour, il dormit toute la journée et en fin d'après-midi, alors que le soleil déclinait déjà, une musique venant de l'extérieur le tira du sommeil. Sa raison le rappela soudain à l'ordre : c'était aujourd'hui, c'était ce soir, c'était cette nuit. Cette année, c'était au tour de l'Ecosse d'accueillir le Festival des Nations Celtes. Beaucoup de pays étaient invités et presque tous venaient à chaque fois. C'était une bonne excuse pour se retrouver, boire et s'amuser tous ensemble, pays au passé celtique ou pas. Retrouvant ses esprits, il entendit les voix et les rires au loin accompagnant les tambours, les harpes et les cornemuses. Même si l'envie n'y était pas, son devoir était d'assister à ce festival et de faire honneur à son pays. Sans conviction, il s'extirpa de ses draps et alla prendre une douche brûlante. Face à sa vieille armoire, il s'apprêtait à tirer de la pile de linge une chemise immaculée et un kilt fait de tartan royal rouge, mais sa main se stoppa et se posa sur un tout autre motif : un tartan bleu et gris nommé « Honor of Scotland » qu'il n'avait pas porté depuis bien longtemps. Il soupira mais après tout, pourquoi pas. Il sortit donc ce kilt très ancien qu'il assortit avec un sporan noir orné d'un chardon d'argent, une ample chemise de style médiéval beige et un béret assortit à son kilt.

Après avoir lacé ses chaussures noires, il se releva et croisa son reflet dans le miroir moucheté de la vieille armoire. Il se figea un instant. Il avait déjà vu ce reflet, exactement le même, il y a longtemps, très longtemps. C'était il y a près de 700 ans. Machinalement, il caressa du bout des doigts la bague qu'il ne quittait jamais : une chevalière arborant un lys et un chardon entrelacés. Francis se souviendrait-il ? Allistor sentait la mélancolie le gagner à nouveau et décidé de lutter cette fois. Il se redressa et adopta une allure fière comme celle que les autres ont l'habitude de voir venant de lui.

Il quitta son manoir pour rejoindre la ville en fête à plusieurs centaines de mètres. Alors qu'il marchait sur le bord de la petite route de campagne reliant sa demeure au reste du monde, il alluma une cigarette et s'étonna de ne pas avoir reçu la visite de quelques membres de sa fratrie.

Une fois arrivé, il vit tout le monde danser, boire, s'amuser. Son cœur se serra un instant quand une pensée traversa son esprit : « finalement, ils n'ont pas besoin de moi. » Il alla saluer ses neveux Canada, discrètement attablé dans un coin, et USA, déjà déchaîné avec qui il échangea un signe de la main. Puis, une bière à la main, il alla rejoindre Irlande du Nord et Wales qui profitaient tranquillement de leur boisson favorite. Owen et Shannon affichèrent un air étonné en voyant leur frère aîné ainsi vêtu mais ne firent aucune remarque.

Ils discutèrent de tout et de rien dans cette ambiance joyeuse jusqu'à ce qu'un parfum léger et subtil n'attire l'attention de l'écossais. L'odeur des lys fraîchement coupés, bougeant lentement au gré du vent dans un vase au bord d'une fenêtre. Il connaissait ce parfum depuis aussi longtemps qu'il n'avait pas porté ce tartan et une vague de souvenirs l'envahi. Paris, 1295, cet être blond baignant doucement dans le soleil d'hiver. Qu'il aurait aimé que l'appareil photo soit inventé bien plus tôt pour immortaliser cet instant, mais même l'appareil n'aurait pu saisir la magie du moment, celle d'une première rencontre et d'un cœur qui sombre déjà vers sa perte. Des siècles de guerres suivirent la signature de l'Auld Alliance, ils combattirent Arthur dos à dos, frères d'arme, frères de sang, unis dans celui des corps de l'Angleterre, de l'Écosse et de la France, étalés sur le sol, ne formant plus qu'un. Puis était finalement venue la signature de l'Acte d'Union et la fin des hostilités fratricides. Mais même avant ça, Allistor aurait déjà dû voir les regards que le français posait sur son cadet, son obsession enfouie pour le plus jeune des Kirkland. Mais son propre regard était aveugle au reste du monde, trop obnubilé par sa propre obsession pour le français. Francis avait fini par se rapprocher de l'anglais, lentement et inexorablement, jusqu'à ce qu'il parvienne à le faire sien, et presque jusqu'à en oublier l'existence de l'écossais. Malgré tout ça, malgré les années, les siècles, malgré les guerres et les alliances, le blond à la fleur de lys hantait toujours ses jours et ses nuits.

Francis passa à côté des 3 Kirkland sans même y faire attention, il traversa la foule et se dirigea vers le cadet de la fratrie. Aujourd'hui encore, Arthur captait toute l'attention du français. Mais le petit blond passait son temps à repousser Francis, en public du moins. Bien que le français s'amusait de ce fait, il aurait préféré que le londonien soit un peu plus tendre et tactile avec lui. Il connaissait Arthur par cœur, ses habitudes, ses non-dits, ses « non » qui veulent dire « oui ». Ainsi, quand Arthur le repoussa une énième fois, le français fit mine de s'éloigner. Il lui tourna le dos et se dirigea vers le bar à ciel ouvert mais il sentait le regard de l'anglais discrètement posé sur lui, sous les lumières du festival, dans la nuit qui venait de tomber.

« Champagne, je vous prie » lança-t-il au barman avant de s'incruster sans gêne dans la conversation des aînés Kirkland.

Peu à peu, il se rapprocha d'Allistor qui était le plus proche de lui, passant un bras autour de ses épaules en riant. Il savait qu'Arthur n'en perdait pas une miette et attiser la jalousie de l'anglais était devenu le sport préféré de Francis. Allistor remarqua les coups d'œil que s'échangeaient Arthur et Francis, et il comprit rapidement que ce petit manège n'était pas fait pour lui donner de l'espoir, bien au contraire. Il se dégagea calmement de la prise du blond sur ses épaules et s'éloigna de quelques centimètres mais le français revient à la charge et se colla un peu plus contre lui, l'air de rien, tout en riant et en discutant avec Owen et sa sœur. L'écossais se dégagea une nouvelle fois en lui lançant un regard noir. Mais Francis fit mine de ne rien remarqué et insista une fois de plus. Cette fois, s'en était trop.

« Oye, à quoi tu joues Francis ? »

« De quoi tu parles ? » répondit un peu trop innocemment le blond.

« C'est ça, fous-toi de moi... »

« Allons Al, on n'en est plus là depuis longtemps, toi et moi » lança le français qui se donnait en spectacle en enroulant ses bras autour du cou d'Allistor sans lâcher sa coupe de champagne.

L'écossais se dégagea encore une fois et dû faire appel à tout le sang-froid et le calme qu'il lui restait pour ne pas se laisser gagner par la colère, bien que ça transparaissait déjà dans sa voix.

« Si, on en est là, toi et moi, justement ! »

Alors que le blond allait rétorquer et repasser à l'attaque, Allistor sentit la colère l'envahir et cette fois, il ne fit rien pour la contenir. La frivolité dont faisait preuve le français le mettait hors de lui et il n'était pas question qu'il se serve de lui pour que sa prochaine nuit dans les draps d'Arthur soit un peu plus pimentée. Allistor tira son Sgian Dubh de sa chaussette à une vitesse impressionnante et menaça le français, le plaquant dos au comptoir du bar.

« Tu l'as choisi lui plutôt que moi alors ne m'approche plus ! Tu sais à quel point je t'ai été fidèle, depuis 700 ans, en toutes circonstances ? J'ai renié ma propre famille pour toi ! Qu'étais-je pendant ces siècles ? Un jouet ? Juste le moyen le plus rapide d'atteindre mon frère ? Un lot de consolation ? Tu l'as voulu, tu l'as eu, fous-moi la paix et retourne jouer avec le bon Kirkland ! Hors de ma vue, je suis las de t'avoir toujours dans les pattes ! »

Le plus âgé repoussa violemment le blond et quitta le festival avec un regard noir à vous en transpercer l'âme, serrant la lame si fort que des gouttes de sang s'échappèrent de ses doigts, tâchant le sol sur son passage. Une fois seul, à bonne distance de ces idiots, au milieu des prairies verdoyantes, il s'arrêta et ferma les yeux, laissant le vent caresser sa peau et faire danser ses cheveux jusqu'à ce qu'il retrouve son calme. Il desserra alors sa prise sur le poignard fait à partir de la pointe de sa propre épée brisée. Un sourire triste envahit son visage. Il s'assit sur un muret en pierre recouvert de mousse et observa la lame tâchée de son propre sang de longues minutes à la seule lueur de la lune. Cette épée avait toujours défendu Francis et aujourd'hui, elle préférait porter le sang de son propre maître plutôt que celui du français. Allistor pensa un instant qu'il aimerait s'arracher le cœur avec cette lame pour ne plus ressentir ce sentiment, mélange d'amour oublié qui refuse de se taire, de jalousie, d'abandon et de rejet.

Il observa ensuite la fusée du poignard. Il se souvenait l'avoir taillé lui-même avant d'y incruster les pierres qui se teintaient ce soir de son sang. D'un côté, on pouvait y voir un rubis rond entouré d'un saphir et d'une émeraude plus petits, taillés en carré. Ils représentaient le Royaume Uni : le rubis pour l'Angleterre, l'émeraude pour l'Irlande, le saphir pour l'Écosse. Sur l'autre face, celle qu'il gardait toujours en contact avec sa peau, se trouvé un grand saphir carré entouré de deux petits rubis taillés en larmes. Ils lui avaient été offerts par Francis lui-même il y a fort longtemps et représentaient l'Auld Alliance, oubliée mais jamais abolie.

Une bourrasque de vent vint fouetter son visage, faisant voler les cheveux et son kilt. Depuis des siècles, il n'avait pas renoncé. 700 ans d'alliance ne s'effacent pas si facilement. Au fond de lui, Allistor y croyait toujours. Un jour, il aurait sa chance. Un jour, il surpasserait Arthur. Un jour, il parviendrait à conquérir le cœur de Francis et il lui appartiendrait, corps et âme.

« Qu'on ne m'enterre pas, je suis encore vivant et je vais récupérer ce qui est mien » murmura-t-il pour lui-même, une lueur farouche brillant dans son regard.