1
Sam et Mary, épuisés, étaient allés se coucher. Dean, lui, était assis sur le sol de la cuisine, une bière à la main, les rares photos de sa famille étalées sur ses genoux. Premier moment de calme et de solitude depuis une éternité. Il sentait retomber l'adrénaline de ces derniers jours.
La terreur à l'idée de perdre Sam, jamais atténuée au fil du temps, toujours nouvelle, toujours insupportable, malgré le nombre de drames traversés. Plus que la peur, plus que le chagrin. Un manque abyssal dès les premiers instants, un besoin qui ne recule devant rien, l'impossibilité de respirer.
Et le retour de Mary. La traque frénétique des 72 dernières heures ne lui avait absolument pas permis d'assimiler ce bouleversement. Le don d'Amara. Sa mère en vie, présente. Bien sûr, dès l'aube du lendemain, il faudrait repartir en chasse, enquêter, découvrir les plans des Brits, et le moyen de les arrêter. Mais pas cette nuit. Cette nuit lui appartenait. Dans la quiétude du bunker, à quelques mètres de sa mère et de son frère, vivants, en sécurité, il voulait savourer le luxe de ne rien faire, de ne pas réfléchir, de ne pas anticiper, de se laisser submerger par le bonheur qu'il sentait à portée de main. Mary, le souvenir vénéré de loin, l'image floue de la tendresse connue puis perdue, Mary était ici. Ils rattraperaient les années manquées, ils construiraient dans le chaos du monde un refuge à leur mesure, ils essaieraient, enfin, d'apprendre la sérénité. Ce bonheur, Dean le savait là, proche, il le concevait, l'imaginait. Pourtant, étrangement, il ne parvenait pas à le ressentir. Une étreinte dans la poitrine, un nœud autour du cœur, un empêchement.
Sam.
Il avait essayé de chasser cette impression toute la soirée mais au moment du dîner, il avait dû l'accepter. Sam n'allait pas bien. Et cela n'avait rien à voir avec les blessures reçues, que Castiel avait soignées, et qui n'auraient de toute façon pas réussi à troubler à ce point son frère : Sam avait– malheureusement – connu déjà bien pire. Cela n'était pas lié non plus au choc du retour de leur mère. C'était autre chose. Une errance dans le regard, des silences trop prolongés, le reflet, presque imperceptible mais indéniablement présent, d'une douleur qui ne voulait pas passer. L'évidence l'avait frappé lorsque sa mère, avec une tendresse moqueuse, avait lancé à Sam qui ne la quittait pas des yeux : « Sam, tu me regardes comme si j'allais imploser. » Les deux frères avaient ri mais le rire de Sam avait quelque chose de forcé, de brisé, qui avait échappé à Mary mais avait heurté Dean de plein fouet. Il avait lancé un regard à son frère, sourcil imperceptiblement levé : Sam ? Besoin d'aide ? Sam avait capté son regard et répondu par un imperceptible geste de dénégation : Non, je contrôle.
Pour ne pas donner une chance au malaise de s'installer, pour laisser à son frère un répit et distraire l'attention de leur mère, Dean avait enchaîné, plaisanté, parlé, mais cette légèreté fabriquée de toutes pièces ne l'empêchait pas de sentir, à ses côtés, sans même avoir besoin de le regarder, le poids du silence de Sam, la détresse cachée derrière le sourire, la peur terrée dans les yeux clairs. Rien ne tout cela n'aurait été perceptible pour qui que ce soit d'autre. Sam, quand il le voulait, était un maître en dissimulation. Mais les antennes de Dean flairaient, captaient, sentaient, la moindre vibration d'émotion émanant de son frère.
Il reconnaissait les signes : depuis des années maintenant, l'esprit de Sam était le siège d'une lutte constante entre les nécessités du quotidien et le flot continuel des souvenirs. Le plus souvent, la volonté de Sam maintenait la terreur en respect, à distance. Parfois, lorsque les vagues noires frappaient trop fort contre les vestiges écroulés du mur qui ne protégeait plus sa conscience, elles l'emportaient à nouveau, le temps d'un cauchemar, le temps d'une absence, le temps d'un malaise. Mais à chaque fois, lorsque Dean était présent, et lorsque Sam sentait qu'il allait perdre le combat, il laissait son frère l'aider, lui envoyait un signal – le plus souvent un regard suffisait. Tel était le pacte entre eux. Sam luttait seul tant qu'il le pouvait, et lorsqu'il ne le pouvait plus, il acceptait l'intervention de Dean, qui seul savait par ses gestes, par ses mots, par sa seule présence, chasser les souvenirs et l'ancrer au réel. Mais ce soir, Sam n'avait pas envoyé de signal, il avait engagé la lutte seul. Lorsque Sam était parti se coucher en lui lançant un regard qui disait Ne t'inquiète pas, Dean n'avait pas insisté. Sam connaissait sa propre force et ses limites : s'il sentait qu'il pouvait gérer seul, Dean ne devait pas intervenir.
Et pourtant… Ce nœud qui ne relâchait pas sa pression. Cette sensation que cette fois-ci, quelque chose d'autre était en jeu. Le pressentiment que, pour une raison qui lui échappait, Sam n'avait pas respecté le pacte.
Il comprenait maintenant ce qu'il faisait là, dans cette cuisine, les photos sur les genoux : il n'était pas, comme il avait voulu s'en convaincre, en train de profiter de la nuit pour savourer son nouveau bonheur, il essayait juste de noyer son angoisse, d'étouffer la voix qui lui disait que pendant ces trois jours Sam n'avait pas été seulement battu, blessé par balle, brûlé, presque noyé… que quelque chose d'autre lui était arrivé et qu'il essayait de le cacher.
Stop. Écoute ton instinct, bordel, et agis. D'un geste rageur, il balaya les photos, puis ferma les yeux et en silence, appela : « Cass… J'ai besoin de toi. C'est au sujet de Sam. » Il eut à peine le temps de finir sa prière, il entendait déjà le son du mécanisme d'ouverture de la porte du bunker. Quelques instants plus tard Castiel entrait dans la cuisine. Dean se leva d'un bond. « Waw, quelle rapidité. »
Cass, comme toujours, ne réagit pas au sarcasme.
« Je savais que tu allais m'appeler. »
La pesanteur dans la poitrine de Dean s'accrut.
« Pourquoi ? Qu'est-ce qui se passe ? »
Castiel, sans quitter Dean des yeux, de sa voix familière, dépourvue d'intonation, répondit : « C'est à toi de me le dire. »
Dean secoua la tête, agacé par les paroles toujours trop cryptiques de Castiel.
« Il… Physiquement, il va bien, fatigué, mais rien d'alarmant. C'est autre chose… Comme s'il n'était pas totalement présent, comme lorsque les souvenirs de la Cage l'assaillent. Il m'a fait comprendre qu'il gérait mais… cette fois-ci je ne suis pas sûr. J'ai l'impression que quelque chose d'autre s'est passé et qu'il ne veut pas me le dire. Si tu es au courant, crache le morceau. »
Cass soupira. « Lorsque les anglaises ont compris que le torturer physiquement ne suffirait pas à le briser, elles se sont attaquées à son esprit en utilisant un sortilège, puissant, que je ne connais pas, qui a déclenché une série d'attaques psychiques. »
« Sois précis, Cass. Quelles attaques ? Quelle durée ? Quel remède ? »
« Ça a commencé par des hallucinations : il a revécu la mort de Jessica, celle de votre père de Bobby… et toutes les tiennes. »
Dean se passa la main dans les cheveux, nerveux. Le top 50 de Sam Winchester.
« Quoi d'autre ? »
« Sam m'a dit que les effets s'atténuaient. Maintenant, il ne revit plus que la Cage. »
Dean émit un son qui pouvait ressembler à un rire, le désespoir et la colère en plus. L'esprit de Sam rejouait ses deux cents ans d'Enfer et son frère voyait ça comme un progrès ?
Cass sentait les vibrations de panique et de fureur émaner de son ami, de celles qu'il connaissait trop bien et appelaient en général le versement du sang.
« Dean, elle n'a rien fait de définitif, rassure-toi. Les effets ne sont pas permanents. Sam va s'en tirer. Il a juste besoin de quelques jours… »
Dean ferma les yeux un instant, pour se calmer, ne pas exploser. Exploser contre qui d'ailleurs ? Ils avaient laissé filer cette salope.
« Quelle intensité ? »
C'était la seule question à poser. Le reflux des souvenirs de la Cage n'était pas une nouveauté mais Sam les gérait. Tant bien que mal, il les gérait.
« Élevée. »
« C'est-à-dire ? »
« Son instabilité s'est aggravée. »
Dean eut l'impression que Castiel venait de le frapper.
« Sam n'est pas…! »
Dean se retourna brièvement, se passant une main nerveuse sur le visage. Mon Dieu, il n'arrivait même pas à prononcer ce mot. Instable. Mentalement instable.
« Il l'est et le sera probablement toujours. Sam ne guérira jamais de ce que Lucifer lui a fait subir. »
« De ce que TU lui as fait subir ! » cria Dean en se tournant vers Castiel. « Si tu n'avais pas détruit le mur, Sam ne… »
Il s'arrêta, essayant de se calmer. Ils ne pouvaient pas se lancer à nouveau dans cette discussion. Tout avait déjà été dit, des dizaines de fois : la faute de Castiel, sa tentative de rédemption en sauvant Sam des hallucinations qui avaient failli le tuer, sa culpabilité persistante, le pardon que Sam lui avait accordé, les efforts de Dean pour faire de même sans jamais vraiment y arriver. Son instabilité va s'aggraver. Ces mots déchiraient Dean, comme à chaque fois que le déni dont il s'entourait se fissurait.
Sam était toujours lui-même, le geek au QI stratosphérique, l'un des meilleurs chasseurs existants, son petit frère agaçant, obstiné, sensible, l'être le plus solide que Dean ait rencontré, capable de survivre à ce qui aurait détruit n'importe qui d'autre. Mais il n'était pas seulement ça. Il n'était plus seulement ça. Irrémédiablement blessé, instable. Sam s'en était sorti, oui, mais pas indemne.
« Dean, les effets du sortilège vont très bientôt se dissiper. »
Dean rugit : « Et donc quoi ? Sam va juste déphaser pendant quelques jours ? Va juste, encore une fois, revivre en direct la boucherie que Lucifer lui a fait subir ? Comme si ce n'était pas arrivé assez souvent ? »
Dans le regard de Castiel passa une émotion qui pouvait ressembler à de l'empathie. Dean aurait voulu frapper quelqu'un, quelque chose.
« Sur la puissance du sortilège, tu es sûr de toi ? »
Cela n'avait rien de rationnel mais il cherchait à débusquer l'erreur d'interprétation, l'hésitation, le doute, l'espoir. Castiel ne lui en laissa pas le loisir.
« Oui, je suis sûr. J'ai touché les blessures de son esprit. »
« Et tu ne peux rien faire ? »
« Non, mais je vais continuer à chercher. »
« Mais pourquoi il ne m'a rien dit ? »
« C'est temporaire. Il ne voulait pas vous importuner, ta mère et toi, gâcher vos retrouvailles. »
Dean explosa : « Nous importuner ? C'est pas vrai, je vais le tuer. »
« Je suis désolé, Dean. Si je peux faire quoique ce soit… »
Dean se calma. Il savait maintenant que la nuit risquait d'être longue.
« Merci, Cass. On va se débrouiller. Tiens-nous au courant de ce que tu trouves. »
Castiel posa une main sur l'épaule de Dean puis s'en alla. Dean savait ce qui lui restait à faire. Il ramassa les photos posées sur le sol, quitta la cuisine et se rendit dans sa chambre. Au moment de ranger les photos dans le tiroir de sa table de nuit, il eut un sourire ironique, le bonheur entrevu allait devoir attendre. Puis, immédiatement, il se dirigea vers la chambre de Sam. L'oreille collée à la porte, il écouta. Rien encore. Doucement, il actionna la poignée et poussa. Si Sam dormait d'un sommeil normal, apaisé, il se réveillerait immédiatement. Ils avaient été élevés ainsi, dressés ainsi : aussi profond que soit leur sommeil, une entrée imprévue dans la pièce au milieu de la nuit les réveillait instantanément, la main sur le couteau. La porte grinça, Dean entra. Rien. Ça avait donc déjà commencé.
Il referma la porte derrière lui et se figea. La pièce n'était pas obscure mais éclairée par une veilleuse. Du côté où dormait Sam, était disposé sur le sol un tas de couvertures qui ordinairement ne s'y trouvaient pas. Le point qui oppressait les poumons de Dean s'intensifia. Son frère avait tout prévu : la lumière, les couvertures. Ce pragmatisme appliqué aux cauchemars à venir, cette routine des frayeurs nocturnes montrait trop bien à quel point ces situations faisaient, depuis beaucoup trop longtemps, partie intégrante de la vie de Sam. Dean alla prendre le fauteuil disposé dans le coin gauche de la pièce et le porta jusqu'au lit. Il s'assit et regarda son frère. Sam était sur le dos, le visage tourné vers le côté opposé de la chambre, calme. Mais Dean savait reconnaître les signes : les mains crispées sur les draps, les sourcils froncés. Il tendit la main et la posa sur le front de son frère. Il savait qu'il ne le réveillerait pas. Sa température avait commencé à chuter. Dean se mordit les lèvres au sang. Pardonne-moi Sammy, j'aurais dû deviner plus tôt, j'aurais dû être avec toi ce soir, empêcher que tout ce cirque ne recommence. Pardonne-moi…
Il n'y avait plus qu'à attendre. Depuis que Sam avait récupéré son âme, six ans auparavant, et tous les souvenirs qui lui étaient liés, Dean avait assisté à chacun de ses cauchemars, chacune de ses descentes aux enfers. Il connaissait le processus. Cela faisait aussi partie de sa vie à lui. Les cauchemars liés à la Cage, contrairement aux autres, ne pouvaient être interrompus qu'à leur début. Une fois qu'ils étaient lancés – et c'était le cas cette nuit – il était trop tard. Dès que Sam sombrait dans cette spirale, il n'était plus possible de le réveiller. Le rêve devait suivre son cours, jusqu'au moment où son subconscient comprenait qu'il ne s'agissait que d'un songe, que la réalité était de l'autre côté, et se battait pour la rejoindre. Ce retournement de situation n'intervenait malheureusement qu'à l'apogée du cauchemar, au moment où la souffrance endurée était telle que Sam, dans la Cage, n'avait plus d'autre recours que de hurler le nom de son frère. Dean, il y a maintenant des années, avait demandé à Sam pourquoi il ne pouvait l'atteindre qu'au moment le plus insoutenable, qu'au moment où Sam l'appelait, pourquoi il ne pouvait pas accéder à lui avant, avant que la douleur n'explose en cris. Sam, qui ne répondait jamais aux questions posées sur la Cage, avait pourtant répondu à celle-ci, parce qu'il sentait que l'impuissance à laquelle Dean se sentait réduit le tuait.
« Dans la Cage, Lucifer façonnait mon monde, mes pensées, mes croyances. Dans la réalité de la Cage, il a implanté en moi la certitude que le temps ressenti correspondait au temps réel. Dans les premières années, il m'a persuadé que tu avais refait ta vie, que tu ne me cherchais pas. Puis, au bout de 50 ans environ, tu es mort. Au paradis, tel qu'il est créé, il n'y avait aucune raison que tu cherches à m'atteindre puisque tu étais entouré de ceux que tu avais choisis. Si j'en faisais partie, j'étais avec toi, et si je n'en faisais pas partie… eh bien, je n'en faisais pas partie. Pourtant, pendant tout ce temps, dès que la douleur était trop forte, mon esprit déraillait, et c'est vers toi que je me tournais. Je t'appelais. Persuadé que tu pouvais m'entendre. Que tu étais là, dehors, quelque part. Que tu me cherchais. Je savais alors que je devenais fou. » « C'était pourtant vrai. » avait ajouté Dean doucement.
« Dans la Cage, ton indifférence et ta mort étaient vraies. Te croire en vie et toujours à ma recherche était faux. Lucifer avait inversé les valeurs du vrai et du faux, de la raison et de la folie. Je comprends maintenant que lorsque je t'appelais, lorsque j'étais persuadé de perdre l'esprit, c'était à ces moments-là que j'étais le plus près de la vérité. Mon esprit déraillait, oui, mais vers le réel. »
« C'est donc pour ça que lors des cauchemars, je ne peux pas t'atteindre avant. Avant que tu… »
« Avant que je craque. »
Dean se souvenait de chaque mot de cette conversation. Le mode d'emploi des cauchemars. Alors à chaque fois que cela s'était produit, il avait attendu, dévasté, que la souffrance de son frère enfle, explose en hurlements puis culmine dans l'appel de son nom, que son esprit s'effondre et ses résistances lâchent. Quand ce moment arrivait, Dean pouvait entrer dans la bataille, lutter contre les forces qui retenaient encore Sam, et le ramener. C'est ce qui les attendait cette nuit. Une fois de plus.
Le temps ne s'écoulait pas.
Dans le silence du bunker, uniquement troublé par les gémissements espacés de son frère, la durée des choses était figée. L'aube et sa promesse de délivrance semblaient hors de portée. Depuis trois heures, Sam s'enfonçait. Ses muscles étaient de plus en plus tendus, sa respiration s'accélérait, les articulations de ses doigts blanchissaient, serrées sur les draps, sa température avait encore baissé. Dean l'avait recouvert d'une couverture supplémentaire.
Il attendait.
De temps en temps un gémissement plus sonore s'échappait des lèvres serrées de Sam. Des larmes de douleur striaient maintenant ses tempes. Dean était penché vers lui, caressait ses cheveux et essuyait ses larmes. Des gestes inutiles, dérisoires, que Sam ne sentait même pas.
À chaque fois, Dean s'interdisait de penser, d'imaginer ce que son frère était en train de subir. En vain. Des images s'imposaient à son esprit. Le chevalet. Les crocs de boucher. Les lames. Le sang. Le corps déchiqueté. Reconstitué. Mis en pièces à nouveau. Avec lenteur, patience, précision. Pendant une éternité. Des images graphiques. Familières. Issues de ses propres souvenirs et de la créativité infinie d'Alastair. Une partie au moins de ce que traversait Sam lui était connue : les fondamentaux d'un séjour en Enfer. Mais il savait que les souvenirs de la Cage ne se limitaient pas à ça, à la technicité, à l'ingéniosité des bourreaux des âmes damnées. Sam était aux mains de Lucifer. Le Porteur de Lumière, l'Étoile du Matin, le plus beau et le plus puissant des archanges. L'alter-ego maudit de son frère. Déchu, corrompu, voué à la destruction avec la passion, l'intelligence, le talent et la force qui avaient été les siens avant sa chute. À quoi pouvait ressembler la vengeance d'un tel être exercée sur l'humain qui avait causé sa perte ? Sur celui-là même qui devait être son salut, son hôte, son incarnation ? Qui avait été créé pour lui, lui était destiné depuis sa naissance ? Dont la lignée avait été choisie depuis des siècles jusqu'à aboutir à l'union des Campbell et des Winchester. Qui avait été nourri au sang d'Azazel et avait ensuite grandi en intelligence, en puissance, en beauté. Son alter-ego humain. Celui qui devait assurer sa délivrance. Et l'avait trahi. Précipité à nouveau dans l'abîme. À quoi pouvait ressembler la vengeance de Lucifer sur celui qui l'avait dupé, humilié, condamné ?
Dean se leva dans un mouvement violent et marcha frénétiquement de long en large dans la pièce faiblement éclairée, les mains enfoncées dans ses cheveux, le regard paniqué, essayant désespérément de chasser ces pensées. NON. Lucifer n'avait pas façonné Sam à sa guise et n'avait pas réussi à le briser. Il avait cru le faire mais il avait échoué. Sam l'avait fait échouer. Sam avait résisté. Dean enfouit son visage dans ses mains et s'efforça au calme. Arrête. Maintenant. C'est pas le moment.
Il retourna auprès de son frère, qui venait de bouger. Sam s'était tourné sur le côté, vers le fauteuil où Dean s'assit à nouveau, recroquevillé en position fœtale, les bras serrés contre sa poitrine, le visage enfoncé dans l'oreiller. Ses gémissements s'amplifiaient, ininterrompus à présent. Le point de rupture approchait. Dean quitta le fauteuil pour s'asseoir sur le lit au plus près de lui. À gestes calmes, il passait et repassait sa main sur le dos de Sam, dans ses cheveux, en une vaine tentative d'apaisement. « Vas-y petit frère, ne résiste plus, laisse-toi aller… Reviens. » Mais Sam ne cédait pas. Ses forces n'étaient pas encore dirigées vers le retour à un réel dont il n'avait plus conscience. Elles étaient concentrées sur la nécessité de ne pas céder face à l'archange. Alors il résistait. Et s'enfonçait toujours plus loin. Dean, alors que tout en lui se révoltait contre cette idée, savait qu'il devait en être ainsi. Il savait aussi que cela ne durerait plus très longtemps et une pensée le saisit. Mary. Dans quelques minutes, Sam allait craquer, hurler à percer les murs du bunker. Mary entendrait. Viendrait. Paniquerait. Dean ne pouvait pas gérer cela. Toute son énergie serait focalisée sur l'urgence de faire revenir Sam, il ne pouvait pas se laisser distraire par la nécessité de rassurer sa mère. Il ferma les yeux. « Cass… Je suis auprès de Sam. Il est en plein cauchemar. Tu sais ce qui va se passer. Quand ça va éclater, occupe-toi de Mary. Quoiqu'il arrive, ne la laisse pas entrer. S'il-te-plaît. » Il ignorait si l'ange comprendrait la raison de cette prière. Les sentiments humains, dont la pudeur pour ne citer qu'elle, n'entraient pas encore complètement dans son champ de compétence. Mais il le ferait.
Dean, après avoir touché la joue de son frère, le recouvrit d'une troisième couverture. « Sammy, je sais que c'est atroce mais lâche tout. Tu es prêt du but. Dans quelques heures tout ça ne sera plus qu'un mauvais souvenir. » Dean continuait à lui parler, à murmurer ces mots répétés des centaines de fois depuis sa naissance, à tous les moments d'effroi, d'angoisse, de renoncement. Des mots que son frère en grandissant lui avait également dits au milieu des nuits où c'était lui qui lâchait prise, des mots tellement entendus qu'ils semblaient vidés de leur sens mais qui n'avaient jamais perdu leur pouvoir puisqu'ils étaient prononcés par la voix de Sam qui signifiait chaleur, refuge, confiance, frère. Et Dean savait qu'il en allait de même pour Sam : le remède éternel, la voix et la présence de l'autre. Mais Sam résistait encore. S'enfonçait encore. Tremblements de froid qu'une quatrième couverture ne parvint pas à apaiser, gémissements, larmes de douleur que Dean essuyait inutilement. Ce stade du cauchemar dura encore de longues minutes.
Dean, comme à chaque fois, était sidéré par le niveau de résistance de Sam, capable d'endurer ce calvaire pendant des heures. Des heures qui, là où son esprit était piégé, se déclinaient en jours, en semaines. Il repensa à cette scène qui s'était déroulée des années auparavant, après que Castiel se fut remis du transfert psychique qui avait sauvé la vie de Sam suite à l'écroulement définitif du mur. L'ange, totalement hors contexte et avec sa brutalité habituelle, avait dit à Dean : « Sam n'aurait jamais dû y survivre. »
Dean, un peu perdu dans la centaine de circonstances auxquelles Sam n'aurait pas dû survivre, avait demandé : « À quoi ? »
« À l'effondrement du mur. »
« Qu'est-ce que tu veux dire ? »
« Je suis un ange et ma grâce n'a pas pu me sauver du traumatisme que j'ai absorbé de l'esprit de ton frère. Sans la décharge d'énergie causée par l'apparition de la tablette de la Parole divine, je serais encore dans cet asile, au mieux. Lui n'est qu'un humain. Sa survie est inexplicable. »
« Vous n'avez pas des études de cas dans vos cinq millions d'années d'archives planquées là-haut ? »
« Non. Aucun autre humain n'a subi ce que Sam a traversé. Et toutes les créatures supérieures auxquelles Lucifer s'est attaqué de manière similaire, angéliques ou diaboliques, ont péri. Ton frère est une anomalie. »
Dean avait contenu sa colère et répliqué : « Non. Il est simplement plus fort. »
« Il l'est. Là réside l'anomalie. »
Tout ce qui portait des plumes ou des yeux noirs, rouges ou jaunes était donc d'accord sur ce point. Le seul à en douter encore était Sam lui-même.
Le cours de ses pensées fut interrompu par un spasme violent de son frère qui s'était retourné sur le dos, le corps raidi, les poings serrés et prononçait d'une voix rauque, hachée, des mots dont Dean ignorait le sens mais dont il reconnaissait la langue. De l'énochien.
« Sam… Ne résiste plus, je t'en prie, je suis là, je t'attends. »
Un spasme encore plus brutal arqua le corps de Sam vers Dean, penché au-dessus de lui, qui l'attrapa au vol et le serra contre lui. Sam se déchaîna contre cette étreinte qui, là où il était, ne pouvait qu'être celle de l'archange. Dean ne se laissa pas désarçonner par la violence de l'attaque et de toutes ses forces assura sa prise autour du corps de son frère. Il savait qu'en agissant ainsi, il intensifiait ses tourments mais les spasmes étaient d'une telle puissance que Sam risquait de se briser des vertèbres. Dean arrivait à peine à résister au mètre quatre-vingt-quatorze de muscles en révolte contre lui mais il tint bon et c'est là que tout s'accéléra.
Sam hurla. Un son inhumain. Rauque. Déchiré. Dean, le corps pressé contre celui de son frère qu'il maintenait contre le matelas, sentit le cri blesser ses tympans et résonner dans tout son corps. Le hurlement ne s'arrêta que le temps d'une reprise de respiration et enfla à nouveau. C'est pourquoi il n'entendit pas la porte de la chambre s'ouvrir à la volée. Ce qu'il perçut pourtant c'est la voix de sa mère qui cria le nom de Sam. Instantanément, sans lâcher son emprise autour du corps en lutte de son frère, il tourna la tête vers elle et hurla : « NON ! » Castiel arriva dans la seconde, attira brusquement Mary hors de la chambre et claqua la porte. Tout cela n'avait duré que quelques instants.
Dean les ignora. Il ne pensait à rien d'autre qu'à ce qui était en train de se jouer maintenant. Le plus dur commençait.
2
Mary s'était débattue contre Castiel comme une possédée. S'il avait été humain, il n'aurait eu aucune chance. Il avait fini par la plaquer durement contre le mur, les deux mains appuyées sur ses épaules, ses yeux dans les siens, et d'une voix suffisamment forte pour couvrir celle de la jeune femme qui continuait à crier les noms de ses fils, lui avait dit : « Tu dois me suivre. Pour le bien de Sam. » Mary avait instantanément cessé de lutter. Essoufflée, hors d'elle, elle lui avait répondu d'une voix dure dont les inflexions rappelèrent immédiatement à l'ange celle de Dean : « Je te suivrai si tu m'expliques tout. Sinon, je te jure que ni toi ni toutes les cohortes divines ne m'empêcheront de rentrer dans cette chambre. »
« Dean t'en empêchera. »
Quelque chose en elle s'affaissa. C'était vrai. Castiel l'avait physiquement contrainte à reculer mais c'est le cri de refus de Dean qui lui avait véritablement interdit d'entrer. Dans la voix et le regard de son aîné à cet instant elle avait perçu plus qu'une émotion humaine : un réflexe animal, une possessivité sauvage – un marquage de territoire. Et, dans un éclair de lucidité, elle réalisa que si elle avait reconnu ce cri et ce qu'il était, c'est parce qu'elle l'avait déjà entendu, à peine quelques heures plus tôt, dans cette cave, lorsque Toni Bevell après avoir réussi à attacher Dean, avait menacé de le torturer devant son frère. Ce même NON ! avait explosé dans la pièce sombre. Un rugissement plus qu'un cri. Une interdiction absolue. Une promesse de violence. Un appel au sang. La toute première fois qu'elle entendait la voix de Sam. Le premier mot qu'il aura prononcé en sa présence.
Que ce hurlement sauvage ait émané de Sam pour protéger Dean dans ce contexte, elle le comprenait, mais pourquoi le même réflexe chez Dean face à elle, leur mère ?
D'une voix où cette fois ne perçait plus qu'un désarroi immense, elle demanda : « Il pense vraiment que je pourrais faire du mal à Sam ? »
Castiel soupira. Expliquer à Mary la logique tortueuse, complexe, unique, du comportement des deux frères l'un vis-à-vis de l'autre était totalement hors de sa portée.
« Non. Ce n'est pas ça. »
« Alors quoi ?! »
« Viens. Suis-moi. »
Un nouveau hurlement éclata derrière la porte close. Mary, instinctivement, voulut se précipiter vers la chambre. Castiel la retint par le bras et l'entraîna dans le couloir.
Appuyée contre la table centrale de la salle des cartes, les bras croisés sur la poitrine, Mary ordonna : « Explique-moi ce qui se passe. » Castiel avait perçu, dans la prière de Dean, au-delà des mots prononcés, un avertissement clair : « Parle-lui mais ne dis rien du temps que Sam et moi avons passé en Enfer. C'est à nous de le faire. » Évidemment. Se contenter de la simplicité des faits n'était jamais une option… Castiel n'avait donc pas d'autre choix que d'accomplir ce qui pour lui relevait d'un exploit totalement contre-nature : choisir ses mots.
« L'Anglaise, en plus des tortures physiques, a utilisé contre Sam un sortilège, dont j'ignore la nature et que je ne peux donc pas annuler, afin d'entrer dans son esprit et de raviver les expériences les plus douloureuses de son existence. Elle a entrouvert des portes qui auraient dû rester fermées : des éléments de son passé s'infiltrent donc dans le présent, particulièrement aux moments où le conscient est le plus vulnérable, le moins bien gardé, pendant le sommeil. Il est également possible que Sam expérimente quelques-unes de ces réminiscences de jour, à l'état de veille, mais il parviendra à les garder sous contrôle. L'effet de ce sortilège n'est pas permanent. Il se dissipera d'ici quelques heures ou quelques jours. »
Mary ne quittait pas l'ange des yeux, buvait ses paroles, attentive à chaque détail. Et, bien entendu, posa la question à cent mille dollars.
« Quelles expériences ? »
Pendant les quelques heures que Dean et elle avaient passées ensemble, avant qu'ils découvrent la disparition de Sam, son fils lui avait dit beaucoup de choses : sur leur enfance, sur les événements de leur vie adulte, sur les enjeux - délirants, hors de toute proportion – auxquels ils avaient fait face, mais il était resté très factuel, n'était pas entré dans les détails. Elle n'avait donc aucune idée de ce que Sam pouvait traverser en ce moment même.
« Il ne m'appartient pas de répondre à cette question. »
« Cass… » Une menace plus qu'une demande.
Castiel reprit les mots de Dean.
« C'est à tes fils de t'en parler, pas à moi. »
Mary s'efforça de contenir la fureur qu'elle sentait grandir en elle. Bien. Elle n'aurait pas de réponse immédiate à la question principale, elle allait donc se rabattre sur la question – à peine – secondaire.
« Et comment se fait-il que tu ne puisses pas l'aider ? Tu as guéri ses blessures en deux secondes ! »
« Le sortilège… »
Elle le coupa : « Oui, j'ai compris, le sortilège est inconnu, tu ne peux pas l'annuler. Mais mon Dieu ! Tu es capable de réparer des fractures et des blessures par balle en claquant des doigts, et tu ne peux rien faire pour apaiser les cauchemars, réminiscences ou autres horreurs qui polluent son esprit ?! Endors-le ! Plonge-le dans le coma, je ne sais pas, anesthésie son inconscient jusqu'à ce que le sort se dissipe !»
« Si je le pouvais, je le ferais mais les blessures ouvertes dans la psyché de Sam se situent à une profondeur que je ne suis pas en mesure d'atteindre. »
Castiel sentait que ses réponses n'apaisaient pas l'angoisse de Mary, bien au contraire. Il voulut donc se montrer rassurant et, sans en avoir conscience, ouvrit la boîte de Pandore.
« Dean, en revanche, le peut. Il est en train d'aider Sam à revenir. Tout sera bientôt fini. »
Les yeux de Mary s'étrécirent et dans ces deux fentes claires qui semblaient s'étirer vers les tempes, Castiel reconnut l'un des regards de Sam, celui qu'il avait lorsqu'il venait de découvrir au fond d'un ouvrage obscur l'indice imperceptible qui allait débloquer de nouvelles pistes d'investigation. Et Castiel comprit qu'il en avait sans doute trop dit.
« Et par quel miracle Dean, qui est humain, serait en mesure de réussir là où un ange échoue ? »
Castiel n'avait pas reçu d'instructions sur ce chapitre et ignorait donc totalement jusqu'à quel point il pouvait répondre. Sa connaissance des deux frères lui laissait toutefois deviner que la thématique tournant autour de Sam et Dean sont des âmes sœurs, ils partagent donc une connexion plus profonde qu'avec n'importe quelle autre créature vivante, humaine ou céleste pouvait aussi faire partie des sujets à éviter.
« Le fonctionnement des sentiments humains échappe encore largement à ma compréhension. Je constate des faits, mais je ne peux pas les expliquer. Dean, pour des raisons que j'ignore, est le seul à pouvoir aider Sam dans ces circonstances. Tout comme Sam, si la situation était inversée, serait le seul à pouvoir aider Dean. »
Les yeux de Mary ne le lâchaient pas.
« Le seul ? C'est pour ça qu'il m'a interdit d'entrer ? »
« Oui. Ta présence aurait causé plus de mal que de bien. »
Mary flancha un instant sous la brutalité de l'affirmation.
« Mais pourquoi ? »
« Dans l'esprit de Sam en ce moment, à l'endroit où il se situe, tu es morte. S'il perçoit ta présence, cela ne fera qu'ajouter à sa confusion et retardera le moment de son retour. »
Et cette réponse la ramenait à la question n°1 : que traversait exactement Sam en ce moment ?
Castiel, face au désarroi de Mary, ajouta : « Fais-leur confiance. Ils se sont sauvés l'un l'autre de situations incomparablement plus difficiles. Dean le ramènera. »
Mary aurait voulu demander « Comment ? » mais elle pressentait que l'ange ne saurait pas répondre à cette question non plus.
Dean avait réussi à s'emparer des poignets de Sam qu'il maintenait fermement contre le matelas pour éviter de nouveaux coups. Il pesait à présent de tout son corps sur celui de Sam pour lutter contre la tension musculaire qui par à-coups arquait dangereusement le dos de son frère. Sam hurla à nouveau et ce cri, comme les premières fois, résonna en Dean physiquement, douloureusement. Les mots en énochien continuaient à s'enchaîner. Et s'il n'en comprenait pas le sens, il en décryptait parfaitement l'intonation : ni supplication, ni abandon, mais une rage pure, déchaînée. Sam, il en mettrait sa main à couper, était en train d'insulter Lucifer. Dean parvint presque à sourire. « C'est bien petit frère, incendie-le tant que tu peux. » Leur lutte, sur le lit qui n'était plus qu'un chaos de couvertures emmêlées et d'oreillers éjectés, dura de longues minutes, au point que Dean sentit que son énergie commençait à faiblir. Sam était tellement dopé à la peur, à la douleur, à l'adrénaline qu'il pouvait encore continuer ainsi pendant longtemps et Dean craignait de lâcher prise. Il serra les dents et raffermit sa position sur le corps de Sam. « Débats-toi tant que tu veux, je ne te laisserai pas te casser le dos, Sammy. » Puis, après une série de spasmes si violents que Dean faillit se faire jeter à terre, le corps de Sam se tendit tellement que Dean eut, un instant, peur qu'il se brise. Et le cri éclata enfin, celui qui signifiait que là-bas, dans la Cage, Sam était en train de perdre la raison mais qui, ici, lui ouvrait la voie du retour.
« DEEEEAN ! »
Les muscles de Sam, jusqu'alors tendus comme des cordes, se relâchèrent d'un coup. Sam avait cédé. À quoi ? Dean ne l'avait jamais su. Il avait posé la question évidemment, plusieurs fois, mais Sam n'y répondait jamais si ce n'était pour dire : « Tu ne veux pas savoir. » Et il avait raison. Dean ne voulait pas savoir quel était l'événement, les mots, la blessure qui parvenait à briser les dernières résistances de son frère. Mais il continuait à poser la question, uniquement pour que Sam comprenne que le jour où il souhaiterait en parler, Dean serait là et écouterait, jusqu'au bout, même si ça devait l'achever.
Sam, maintenant, gisait sur le lit dévasté, inerte, mais non pas apaisé. Il tournait faiblement la tête de droite à gauche, comme dans un dernier geste de refus, et ses larmes coulaient en silence. Ce n'était plus des larmes de douleur comme dans les heures qui avaient précédé, mais des larmes d'épuisement, d'une détresse inouïe. C'est là, à ce moment précis, que la haine de Dean envers l'archange brûlait jusqu'à l'incandescence : quand Sam, privé du soutien de la colère, de la révolte, du refus, s'abandonnait à un désespoir sans nom et touchait le fond. C'est également là, à ce moment précis, que Dean devait repousser la rage et entrer à son tour dans la danse pour ramener son frère au monde et à lui.
Il s'allongea tout contre Sam et le prit dans ses bras, emmêlant ses jambes au siennes, laissant le moins d'espace possible entre leurs deux corps, et commença à murmurer à son oreille les mots du retour. Une litanie secrète, irréfléchie, issue du cœur le plus profond du lien qui les unissait, des mots dont Dean ne se souviendrait pas le lendemain. « Sam, suis ma voix, ne lutte pas, laisse-moi te ramener, laisse-moi te rappeler, tu l'as vaincu, tu nous a tous sauvés, il peut te faire souffrir, je sais à quel point, mais il ne peut pas te garder, tu ne lui appartiendras jamais, Sam, jamais, parce que tu es à moi, depuis la nuit en feu, depuis que ta vie a été déposée entre mes mains, suis le chemin du sang, Sam, celui qui coule dans tes veines, plus fort que celui d'Azazel, celui qui coule dans les miennes, le nôtre, reviens moi, j'ai tellement besoin de toi, Sam, tu es à moi, suis ma voix, suis le lien qui t'unit à moi, le seul qui n'a jamais été et ne sera jamais brisé, suis ma voix… »
L'étreinte jamais relâchée et la mélopée sans fin répétée s'inscrivaient dans une durée dont Dean, bientôt, n'eut plus conscience. Les minutes, longues, s'enchaînaient les unes aux autres, formaient des heures. Plongé maintenant dans un état second, serrant son frère contre lui, Dean laissait sa chaleur, sa peau, son odeur, sa voix s'infiltrer lentement, irrévocablement, à travers l'abîme qui les séparait encore, jusqu'à atteindre la conscience perdue de Sam.
Dans le bunker où ne pénétrait jamais la lumière du jour, il ne savait plus où en était la nuit. Son corps lui semblait soudé à celui de son frère depuis le commencement des temps, sa voix continuait à s'écouler sans qu'il ait même conscience de parler.
Et enfin, il y eut cet instant éperdu, au terme de ce temps liquide dont les heures semblaient avoir fondu. Dean sentit Sam prendre une inspiration comme au sortir d'une eau profonde et les bras de son frère se refermer autour de lui. Puis les vibrations de sa voix, étouffée, rauque, au creux de son oreille, au fond de sa poitrine. « Dean… » Oh mon Dieu, Sam. « C'est moi, petit frère, tu es revenu, accroche-toi, tu es revenu. » Sam luttait encore, mais plus pour revenir, pour rester. Il sentait que le siphon au creux duquel se situait la Cage se refermait peu à peu mais pas assez vite. Pas assez vite. S'il faiblissait maintenant, s'il relâchait un tant soit peu son emprise autour de Dean, le gouffre l'aspirerait, le reprendrait. Dean, sous l'acier des bras de Sam, arrivait à peine à respirer. Le pouls de Sam s'accélérait, sa respiration frôlait maintenant l'hyperventilation. « Tiens-bon, Sam, encore un effort, juste un, tu es là, tu es revenu, reste avec moi. » Puis, la voix de Sam dans un murmure haché : « Je veux… le croire… je veux… ». Ses doigts s'enfoncèrent dans les épaules de son frère. Dean grimaça de douleur mais resserra encore son étreinte. « CROIS-LE SAM ! Crois-le ! Ici, maintenant, tout est réel. JE suis réel ! » Les bras de Sam se crispèrent tellement autour de Dean que celui-ci crut que ses côtes allaient se briser. Sam émit alors un gémissement sourd, long, qui enfla jusqu'au cri. Dean comprit que ce n'était pas un cri de douleur mais d'effort, le tout dernier effort à fournir. Un long tremblement le traversa et ses muscles une fois de plus se relâchèrent, ses bras retombèrent le long du dos de Dean, son corps s'affaissa dans les bras de son frère. « Sam, Sam ?! » Dean s'écarta légèrement, sans le lâcher. La tête de Sam avait roulé au creux de son bras, ses yeux étaient toujours fermés. « Sam, tu es avec moi ? Ouvre les yeux. Ouvre les yeux, maintenant ! » Ses paupières frémirent, puis avec difficulté s'ouvrirent. Dean repoussait les longues mèches brunes qui recouvraient son front. « Tout va bien, Sammy, tout va bien. » Dans le regard de Sam, l'incompréhension, la désorientation, la douleur encore. Ses yeux ricochaient d'un point à un autre, sans parvenir à se fixer, à reconnaître l'endroit où il se trouvait. « Sam, regarde-moi. Regarde-moi. » Dans un effort visible, il parvint à centrer son regard sur Dean. « Voilà. C'est bien, c'est parfait. Tout est ok. » Dean passa sa main sur le front de son frère, ses joues, ses cheveux, comme s'il pouvait par ces gestes effacer, laver les traces de la lutte qui était en train de s'achever. La respiration de Sam commença à s'apaiser. Ses yeux, à présent fixés, ne quittaient plus le visage de son frère. Dean vit ses pupilles dilatées se rétracter lentement et les couleurs familières – bleu, vert, doré – réapparaître une à une. « Sam, parle-moi. Tu es revenu. Tu sais que tu es revenu, n'est-ce pas ? » Sam, toujours maintenu fermement par les bras de son frère, saisit à nouveau les épaules de Dean, sans frénésie cette fois, juste pour le sentir, pour s'ancrer. Il ferma les yeux un instant. La réalité déferlait en lui avec la violence d'une lame de fond. Dean. Sa chambre. Le bunker. Et au-delà, toutes les étapes de leur vie en un kaléidoscope qui déroulait images et sensations à une vitesse hallucinée, jusqu'aux derniers jours, jusqu'à cet instant, jusqu'à Dean, encore. Il rouvrit les yeux. « Oui… C'est ok. C'est ok. Je suis là. »
« Merci mon Dieu »
« J'ai juste… besoin… d'un instant… »
« Ok, je vais aller te chercher de l'eau, tu dois être complètement déshydraté. »
« NON ! » Sam retint Dean au moment où celui-ci s'apprêtait à s'écarter de lui et vit l'inquiétude remonter en flèche dans les yeux de son frère. « Non. C'est rien. Juste. Reste là. »
« D'accord, prends ton temps. » Dean se rallongea à côté de Sam, sans rompre le contact, sa main gauche sous sa nuque, sa main droite sur son épaule. La respiration de Sam était encore rapide, son regard ne lâchait pas celui de son frère et Dean y percevait un reste d'égarement, un fond de terreur. À voix basse et calme, il murmura : « Sammy, respire calmement, tu es revenu, c'est fini, tout va bien. » Sam savait où il était mais les souvenirs de la Cage lui semblaient toujours beaucoup plus proches, plus réels que ce qu'il avait sous les yeux. La porte était refermée, il le sentait, pourtant il ne parvenait pas à chasser la crainte de la voir se rouvrir. Il savait également que le seul moyen de ne pas laisser son esprit dériver et sombrer à nouveau était de se focaliser sur Dean. Ses yeux dévoraient le visage de son frère mais le contact visuel n'était pas suffisant, n'était pas encore totalement fiable. Lucifer avait souvent emprunté le visage de Dean, ainsi que sa voix. Ce qu'il n'avait jamais pu reproduire, c'était le toucher et l'odeur.
Sam ferma les yeux. De son bras gauche il entoura la taille de son frère et plaça sa main droite sur son torse, à l'endroit du cœur : le rythme familier s'inscrivit dans sa paume. Dean l'observait, suivait avec une attention que rien n'aurait pu distraire les émotions qui traversaient son visage, la lente remontée de Sam du chaos vers l'apaisement. Sa main gauche raffermit sa pression sur la nuque de Sam tandis que sa main droite, lentement, calmement, caressait son bras. Sam parvint à reprendre le contrôle de sa respiration, mais ce n'était pas encore suffisant. Il éleva ses mains vers le visage de son frère, les yeux toujours clos, et laissa ses doigts parcourir ses traits : la ligne de la mâchoire, le relief des pommettes, le creux des joues, le dessin des yeux, l'épaisseur des cils, le tracé des lèvres. La toute première fois que Sam avait agi ainsi, comme s'il avait soudainement perdu la vue, Dean avait frémi, glacé. Sam lui avait murmuré : « Laisse-moi mémoriser ton visage. Il peut tromper mes yeux, pas ma peau. » Depuis lors, à chaque fois que cela s'était reproduit, Dean s'était efforcé de maîtriser l'émotion atroce que les gestes de son frère faisaient déferler en lui, et le laissait faire. Les mains de Sam finirent par retrouver leur position initiale, sur sa taille, sur son cœur, et – enfin – il ouvrit les yeux, rencontra le regard Dean. « C'est bien toi. » dit-il dans un souffle. À voix tout aussi basse, Dean lui répondit : « Oui, Sam, c'est moi. La première pierre, tu te souviens ? » Sam sourit.
Les minutes s'étiraient, Dean ne le quittait pas des yeux, ne brisait pas le contact, la victoire sur cette nuit de cauchemar était proche mais pas encore acquise. Soudain, une crispation de douleur traversa rapidement le visage de Sam, il ferma les paupières.
« Sam, qu'est-ce qui se passe ? »
Sam rouvrit les yeux, essaya de sourire : « Tout se remet en place. Le réel. Les souvenirs. »
« Ok, laisse venir mais ne t'aventure pas trop dans les coins sombres. » Sam, en entendant la tension dans la voix de Dean, en sentant sous sa main les battements de son cœur s'accélérer, accentua la pression de sa paume sur sa poitrine. Ne t'inquiète pas.
Pendant les longues minutes qu'il fallut à Sam pour reprendre pied, Dean se détendit peu à peu. Le retour à la normale prendrait certainement quelques jours, mais si ce genre d'épisode ne se reproduisait pas, le plus dur était passé. Les deux frères étaient maintenant allongés côte à côte sur le dos, la main de Sam refermée autour de poignet de Dean. Ce geste leur était familier à tous les deux, ils y avaient chacun eu recours des milliers de fois depuis l'enfance. Tenir le poignet de l'autre signifiait sentir son pouls au creux de sa main, savoir que le frère était là, vivant, savoir en fonction du rythme des battements si l'angoisse, la fièvre, la peur, montait ou s'évanouissait. Cette nuit-là, les pulsations du cœur de Dean, ce tempo subtil dont Sam savait interpréter chaque variation, achevèrent de l'ancrer dans le réel.
« Comment tu te sens ? »
« HS. Et toi ? »
« Pas mieux. »
« Ça a été si moche que ça ? »
« Disons… un putain de rodéo. »
Il était 5 heures du matin. Cela faisait sept heures que Dean était entré dans la chambre de Sam.
Tournés à nouveau l'un vers l'autre ils s'observaient. Sam lisait sur les traits de son frère, dans les plis marqués autour de ses lèvres, les cernes qui s'élargissaient sous le vert de ses yeux, les traces des épreuves qu'il avait traversées pour le ramener. Dean décryptait le visage de Sam de la même façon : la pâleur sous la barbe de quatre jours, les joues creusées qui rendaient les pommettes encore plus saillantes, la brume d'angoisse qui stagnait encore dans les yeux bleu-vert, révélaient, sans besoin de paroles, la dureté du combat qui s'était joué.
« Il faut que tu dormes, tu as une tête à faire peur. »
Sam sourit. « Je te retourne le compliment. »
« Non, je suis sérieux. Il faut que tu récupères. »
Sam soupira, se tourna sur le dos pour échapper au laser du regard de son frère, se passa la main sur le visage et lâcha d'une voix amère : « Dormir ne s'est pas révélé être l'idée du siècle, visiblement. Je crois que je vais éviter. Une nuit blanche ne va pas me tuer. »
« On cherche encore ce qui pourrait bien te tuer, ce n'est pas la question ! Tu sais comment fonctionnent ces saloperies de sortilèges : ils se nourrissent de la faiblesse physique de leurs cibles. Et tu n'as pas dormi depuis, quoi ? Trois jours ? Plus vite tu seras sur pied et plus vite ce truc sortira de ton organisme. »
« Dean. Je sais. Mais je ne prendrai pas le risque, merci. Si ça se reproduit une fois de plus, c'est à l'asile que je vais finir, et pour de bon. »
« Hey, regarde-moi. »
Sam se tourna vers son frère.
« Ça ne se reproduira pas. »
Sam sourit faiblement.
« Je ne parierai pas là-dessus, désolé. »
« Sam. Reconnecte. » Dean claqua des doigts. Ses yeux brillaient. « Tu ne vois pas que nous sommes entrés dans la nuit bleue ? »
Un vrai sourire, lentement, étira cette fois les lèvres de Sam.
« Là où les lianes s'enroulent. »
« Exactement. »
3
Par ces mots, les deux frères venaient de pénétrer au cœur le plus secret de leur relation, dans un territoire constitué de mots, de gestes, de rites, créé au cœur de l'enfance, par eux, pour eux, dont personne d'autre n'avait jamais eu connaissance.
Tout avait commencé à l'aube du 3 novembre 1983.
Jusqu'alors Sam n'avait jamais pleuré la nuit pour une autre raison que la faim. Cette nuit-là, dans les heures froides qui précèdent l'arrivée du jour, après le feu, après les sirènes, après le chaos, John avait déposé ses fils chez des voisins pour qu'ils puissent enfin dormir, alors que lui commençait l'enquête qui allait durer jusqu'à sa mort. Toutes leurs possessions avaient disparu dans les flammes et les gens qui les avaient recueillis ne purent qu'installer au mieux les deux frères dans le lit d'appoint étroit de la chambre d'amis. Dean, sans un mot, s'était couché en tenant Sam dans ses bras. Et pour la toute première fois Sam s'était réveillé en hurlant. Des pleurs frénétiques, hystériques, totalement inédits. La voisine était aussitôt accourue et lui avait demandé de lui confier le bébé. Mutique, le petit garçon se contentait de tourner violemment la tête de gauche à droite et de repousser chacune de ses tentatives. Elle avait essayé de lui parler, de le convaincre, par des mots bienveillants, maladroits, inutiles. Lorsqu'elle avait à nouveau tendu les bras vers lui pour prendre Sam, il avait hurlé à son tour, le NON ! possessif et sauvage qui jaillirait des centaines de fois à l'avenir du corps des deux frères. Elle avait suspendu son geste, regardé longuement le bel enfant blond, ses yeux clairs aux longs cils dont l'innocence, déjà, s'était évaporée. Impuissante, elle avait vérifié que le biberon sur la table de nuit était rempli, et avait quitté la pièce. Dean n'avait réussi à calmer Sam qu'en le gardant serré contre lui, en essayant de maîtriser sa propre respiration, pour que le rythme calme, stable, l'endorme enfin. Depuis cette nuit-là, Dean était persuadé qu'une partie de l'esprit de Sam conservait le souvenir exact de la mort de leur mère, à laquelle lui seul avait assisté.
Dans les nuits qui suivirent, Dean apprit à reconnaître les signes avant-coureurs des cauchemars de Sam : les membres qui s'agitent, la respiration qui s'accélère, les premiers gémissements. Parce qu'il dormait toujours lové contre son frère dans ce lit étranger, il les percevait immédiatement et aussitôt se réveillait, prenait Sam contre lui et le berçait jusqu'au retour au calme.
Lorsque John, la semaine suivante, récupéra ses fils et les installa dans le premier des milliers de motels dans lesquels ils allaient passer les vingt années suivantes, il crut devenir fou. Toutes les nuits, peu avant l'aube, sans exception, Sam hurlait comme un possédé. John essayait de le nourrir, de le changer, de le bercer, rien n'y faisait. Dean, recroquevillé dans son lit, regardait son père et, le voyant échouer nuit après nuit, comprit que Sam avait plus besoin de lui que de John. Il sut alors ce qui lui restait à faire. La nuit suivante, après que John se fut endormi, il alla discrètement prendre Sam et le coucha avec lui. Sam ne pleura pas cette nuit-là. Dean le reposa dans son berceau avant que son père se réveille. Ce stratagème dura pendant deux ans, jusqu'à que ce Sam soit trop grand pour le petit lit d'enfant et que John, parce qu'il ne pouvait pas leur offrir de plus grand confort que celui-là, installe ses garçons ensemble dans un lit double et permette ainsi, sans le savoir, au rituel de se poursuivre.
Quand Dean eut sept ans, John lui parla. L'enfant apprit tout. Sur ce qui avait réellement tué sa mère, sur le travail de son père, sur la réalité des choses qui surgissaient dans le noir. John se détesta d'infliger, si tôt, cette vérité à son fils mais il savait que l'insouciance était un luxe dont il allait devoir priver son aîné. Pour qu'il puisse accélérer ses recherches et laisser les enfants seuls pendant au moins quelques jours. Pour que Dean sache se protéger lui-même et veiller sur son frère. Dean à sept ans se retrouva donc officiellement responsable de Sam. C'est à cette période que ses propres cauchemars commencèrent. La vérité avait déchiré le voile protecteur qui s'était tissé entre lui et la mort de sa mère. Dean se réveilla plusieurs nuits de suite, en sueur, haletant. Son père dormait pesamment de l'autre côté de la chambre. Sam, à côté de lui, réveillé lui aussi, le regardait. Dean ébouriffait les cheveux de son frère et se rallongeait. Sam venait se coller contre lui. Dean se rendormait. Quelques jours plus tard, il se réveilla un matin, littéralement emprisonné par les bras et les jambes de Sam. Surpris, il secoua son frère. Sam se réveilla, lâcha Dean et s'assit, tignasse brune ébouriffée et yeux bleu-vert écarquillés.
« C'est déjà le matin ? »
« Oui. Sammy, qu'est-ce que tu faisais ? »
« Je dormais. »
« Oui, mais enroulé à moi comme une liane. »
Sam éclata de rire. Visiblement il aimait beaucoup l'expression. Mais Dean voulait connaître le fin mot de l'histoire.
« Qu'est-ce qui s'est passé ? Tu as fait un cauchemar ? »
Dean en doutait. Son radar interne était infaillible : si Sam avait commencé à s'agiter, il se serait réveillé immédiatement, comme à chaque fois, pour apaiser son frère, or il avait dormi d'un sommeil de plomb toute la nuit.
« Pas moi, toi. »
« Moi, j'ai fait un cauchemar ? Et donc ? Tu m'as grimpé dessus ? »
Sam éclata de rire.
« Me suis enroulé ! »
Les nuits suivantes, Dean dormit parfaitement bien, mais à deux reprises, il se retrouva, au matin, ligoté par les membres de son petit frère. Et il comprit. Sam reproduisait, à sa manière et sans en avoir conscience, ce que Dean faisait pour lui depuis qu'il était bébé et, à trois ans, savait déjà chasser les démons qui hantaient les nuits de son frère.
Lorsque Sam eut six ans, John partit avec Dean quelques jours pour l'entraîner au tir et laissa son cadet chez son ami le pasteur Jim. C'était la première fois que les deux frères étaient séparés. Lorsqu'ils étaient ensemble, ils passaient les trois quarts de leurs temps à se chamailler, se battre et se hurler dessus. John pensait que leur offrir à chacun un peu d'espace leur ferait du bien. Il se trompait. Ils détestèrent l'expérience. Lorsqu'ils furent de retour, Dean se précipita dans la maison en courant, salua Jim d'un geste de la main et grimpa quatre à quatre l'escalier qui menait à la chambre. Il ouvrit la porte et se prit un oreiller en pleine tête.
Après quelques minutes de lutte, d'insultes et d'éclats de rire sur le lit en désordre, Sam lui demanda comment ça s'était passé avec leur père. Dean haussa les épaules et avec le sourire frimeur qui était déjà sa signature, répondit d'un ton faussement nonchalant : « Bien. J'arrive à toucher quatre cibles sur cinq. Papa dit que je suis doué. »
« Cool ! »
« Et toi, tu as fait quoi ? »
« Bof. Me suis ennuyé. La prochaine fois je viendrai avec vous. »
« Papa ne voudra pas. »
« M'en fous, je me cacherai dans le coffre. »
« S'il t'entend parler comme ça, tu sais ce qui t'attend. »
« M'en fous. »
Sam baissait la tête et triturait l'ourlet effiloché de son jean. Ses cheveux – déjà – trop longs dissimulaient ses yeux.
« Ok, qu'est-ce qui se passe ? Tu fais la tête ? »
« Non. J'ai mal dormi. »
Dean fronça les sourcils. « Cauchemar ? »
Sam hocha la tête. « Une nuit noire. »
Dean avait remarqué que depuis que Sam avait appris à lire deux ans auparavant et passait toutes ses journées dans les bouquins, il avait commencé à jouer avec le langage, à utiliser ou inventer des expressions nouvelles.
« Ça veut dire quoi une nuit noire ? »
« C'est les nuits où des choses viennent te prendre dans tes rêves. Mais d'habitude, tu es là, et elles se transforment en nuits bleues. »
Dean écoutait, attentif.
« C'est quoi une nuit bleue, Sam ? »
Sam releva la tête, chassa les mèches qui retombaient dans ses yeux et sourit, espiègle.
« C'est quand les lianes s'enroulent. »
Partie intégrante et presque quotidienne de leur enfance, les nuits bleues commencèrent à s'espacer lorsque Dean atteint l'adolescence. L'assaut des cauchemars devenait moins fréquent, l'esprit des deux frères ayant peu à peu appris à se défendre, à s'endurcir. L'adolescence et son cortège de préoccupations nouvelles, le besoin d'espace et d'indépendance qui lui était lié, fit le reste. Pourtant, à chaque fois que le besoin s'en faisait sentir, au retour d'une chasse difficile, ou parce que le radar de l'un sentait chez l'autre des vibrations d'angoisse, le rite secret se réimposait de lui-même. Les nuits bleues disparurent totalement pendant les quatre ans que Sam passa à Stanford. Elles revinrent pourtant, instantanément, naturellement, après la mort de Jess. Depuis, ils n'auraient su en tenir le compte, mais ils se souvenaient de chacune des périodes au cours desquelles la vieille habitude enfantine les avait sauvés de la dérive : à la mort de leur père, avant la chute de Dean en Enfer, après sa confession sur ce que lui avait fait subir Alastair, après que Sam eut pris la décision de plonger dans la Cage avec Lucifer, lorsque Dean renonça définitivement à Ben et Lisa, lorsque le mur dans l'esprit de Sam commença à craquer puis s'effondra, à la mort de Bobby, au retour de Dean du Purgatoire, pendant les épreuves traversées par Sam pour sceller les portes des Enfers, lorsque Dean lutta contre l'emprise de la marque de Caïn, les dernières ayant eu lieu quelques mois auparavant, après que Sam eut une fois de plus défié Lucifer.
Ni leur espacement au fil des années, ni l'arrivée de l'âge adulte, ni l'endurcissement des deux frères au cours des épreuves traversées n'avaient altéré la nature des nuits bleues. L'accomplissement du rituel le plus ancien et le plus personnel de leur vie obéissait toujours aux mêmes règles, qui n'étaient pas celles qui régissaient leur existence à la face du monde. Au cours des nuits bleues, les masques tombaient, les fausses pudeurs disparaissaient, des gestes que ni l'un ni l'autre ne s'autoriserait jamais une fois le jour revenu redevenaient évidents, naturels, essentiels.
Sam, tourné vers Dean qui ne le lâchait pas du regard, lisait le visage de son frère. Le dessin encore tendu de la mâchoire, la vigilance inquiète, farouche, des yeux dont le vert ne pâlissait ni ne s'assombrissait jamais, et cette ligne profonde entre ses sourcils, que Sam avait toujours connue, même lorsque Dean était enfant.
Dormir, oui, sûrement, mais Sam se situait à cet instant bien au-delà de l'épuisement. Alors que ses propres sensations étaient encore floues, mal identifiables, c'est sur le visage de son frère qu'il décryptait les marques des épreuves de la nuit. Dean devait récupérer lui aussi.
Il leva la main et la posa sur le front de Dean, son pouce massant en un mouvement circulaire la ride creusée entre ses sourcils. Dean ferma les yeux. La main de Sam était chaude à présent, le geste infiniment apaisant. Au bout de quelques secondes, les paupières toujours closes, il murmura en souriant : « Sam, c'est toi qui dois dormir… »
La voix basse de Sam lui répondit : « Chhhut… Je vais dormir aussi, ne t'inquiète pas. »
La main de Sam glissa du front de Dean à sa tempe, à l'orée de ses cheveux, là où le duvet blond n'avait jamais foncé, le long de sa joue, sur son cou, et s'arrêta sur sa nuque où, à pressions calmes et fermes, elle dénoua peu à peu la tension accumulée. Le rythme de la respiration de Dean ralentit. Sam regardait son frère s'endormir.
Dehors, une aube bleue et rose s'étendait sur cette partie du Kansas, mais dans la chambre éclairée par la veilleuse, la nuit n'était pas encore finie. Une seconde alerte eut lieu.
Dean, au plus profond de son sommeil, sentit à travers la main de Sam toujours fermée sur sa nuque, un froid glacial l'envahir. Il se réveilla en sursaut. Sam dormait, il n'avait pas changé de position, toujours tourné vers lui. Son visage était calme mais son corps tremblait. Dean savait ce que cela signifiait. Lucifer n'était pas encore entré en scène mais le souffle de la Cage l'enveloppait déjà. En un geste, il repoussa le bras de Sam, se redressa, rabattit sur lui le chaos de couvertures qui les entourait et sans ménagement le secoua. « Sam, réveille-toi ! Sam ! » Il vit Sam froncer les sourcils. Son frère l'entendait, il n'était pas encore trop tard. Il continua à le secouer et éleva la voix. « Sam, réveille-toi, MAINTENANT ! » Sam ouvrit les yeux, totalement désorienté. « Dean… » Dean saisit son visage entre ses mains : « C'est bon, Sammy, tout va bien, tu t'es réveillé à temps. » Sam continuait à trembler. « Tellement… froid… » Dean resserra les couvertures, se rallongea et l'enlaça étroitement, bras noués autour de lui, leurs jambes emmêlées. Sam, le visage enfoui dans le cou de Dean, claquait des dents. « Il… il n'était pas… pas encore arrivé… mais il… il approchait. » Dans un même geste, les deux frères resserrèrent encore leur étreinte. « Alors dans ce cas, tout va bien, c'est fini. C'est fini. » Sam se concentrait de toutes ses forces sur la nécessité de ne pas laisser son esprit dériver, il se focalisait sur la chaleur de Dean, sur le poids de ses bras autour de lui, sur les mouvements de sa main qui traçait sur son dos de larges cercles pour activer sa circulation sanguine, sur le son et les vibrations de sa voix contre son torse. Voix, peau, odeur. Chaleur, refuge, frère. Lentement, progressivement, la température de Sam commença à remonter, les tremblements s'espacèrent puis cessèrent. Mais les deux frères ne se lâchèrent pas.
Lorsque Dean se réveilla à nouveau, c'était cette fois-ci à cause de la chaleur. Il repoussa les six ou sept couvertures sous lesquelles ils s'étaient rendormis et se tourna vers Sam, qui s'était à un moment donné dégagé de ses bras et tourné sur le dos. Il dormait. Sa respiration était calme, sa température normale, son expression apaisée. Les portes de la Cage étaient visiblement refermées.
Dean regarda sa montre : 9 heures. Il se pencha sur Sam, posa une main sur son front et murmura : « Je reviens dans deux minutes, ok ? » Un grognement totalement indistinct lui répondit et Sam se tourna de l'autre côté du lit. Dean sourit. « Je prends ça pour un oui. » Il fila vers la salle de bain puis se dirigea vers la cuisine pour prendre des bouteilles d'eau et des barres protéinées. Pas le brunch de l'année mais il ne voulait pas quitter la chambre trop longtemps pendant que Sam dormait. Sur le seuil de la cuisine, il s'arrêta dans un sursaut. Sa mère était assise à la table, une tasse de café entre les mains. Une bouffée de remord traversa Dean : la présence de Mary lui était totalement sortie de l'esprit, tout comme la brutalité avec laquelle il l'avait renvoyée de la chambre au début de la nuit.
« Bonjour, maman. »
Mary bondit de sa chaise.
« Dean ! »
Ils étaient debout l'un en face de l'autre, tendus, gênés. Mary brisa le silence.
« Comment va Sam ? »
La question remit Dean en mouvement. Il se dirigea vers le frigo, ouvrit la porte, et prit deux bouteilles.
« Ça va aller. Il dort. »
Mary remarqua qu'il n'avait pas – vraiment – répondu à sa question. En refermant la porte, Dean se tourna vers elle. Elle remarqua ses traits tirés, l'inquiétude dans les yeux verts d'où toute trace de légèreté s'était envolée.
« Je te dois des excuses pour cette nuit. Je ne voulais pas… Je ne voulais pas que ça se passe comme ça. J'ai agi par réflexe, je suis désolé. »
Mary lui sourit.
« Castiel m'a parlé. Je comprends. Ne t'en fais pas. »
Dean lui sourit brièvement en retour, préférant ne pas trop réfléchir à ce que Cass avait bien pu dire, et se dirigea vers les placards à l'autre bout de la pièce. Mais sa mère n'en avait pas encore fini.
« Et toi, comment tu vas ? La nuit n'a pas été trop dure ? »
Dean lui répondit en fouillant dans le meuble à la recherche des barres de protéines.
« Ça va. Tu as réussi à te rendormir ? »
Lorsqu'il se retourna il butta contre son regard.
« Dean, arrête-toi deux secondes. »
Il se figea. Sa mère ne souriait plus, son regard était sérieux, presque sévère.
« J'ai besoin de savoir comment vous allez tous les deux et ce qui s'est passé. »
Dean soupira. Il savait que cela n'avait rien de rationnel mais à l'idée de perdre ne serait-ce que trois minutes supplémentaires – loin de Sam – pour répondre aux questions de sa mère, il sentait la panique monter.
« Maman… Je sais que tu as des questions, et nous y répondrons, je te le promets, mais pas maintenant. Je vais bien et Sam sera sur pied très vite. C'est juste un mauvais moment à passer. Mais là, tout de suite, il faut que j'y retourne, ok ? »
Mary était très loin d'être ok, mais sous le ton conciliant de son fils, elle sentit que sa position n'avait rien de négociable. Elle céda. Pour cette fois.
« Très bien. Mais tiens-moi au courant dans la journée, d'accord ? »
Dean s'approcha d'elle et l'embrassa sur la joue.
« Promis. »
Puis il quitta la cuisine.
Lorsqu'il revint dans la chambre, Sam était assis dans le lit, adossé au mur, et venait manifestement juste de se réveiller.
« Je ramène le petit dèj ! »
Dean lança à son frère une bouteille d'eau que celui-ci attrapa au vol, jeta les barres protéinées sur le lit et vint s'asseoir à côté de lui.
« Comment tu te sens ? »
Sam ouvrit la bouteille d'eau et en descendit pas loin de la moitié avant de répondre.
« Ça va. Juste des courbatures. J'ai l'impression de m'être battu contre un ours. »
Dean sourit.
« Ouais, l'ours c'était moi. »
Sam haussa un sourcil mi moqueur, mi dubitatif et sortit du lit.
« Je vais pisser, je reviens. »
« Ravi de l'apprendre. »
Sam avait déjà ouvert la porte quand Dean le rappela.
« Hey ! »
Sam se retourna.
« Juste pour info, maman est dans la cuisine. Au cas où… » Suite du message non verbal : … tu voudrais lui parler, ou pas.
« Ok. »
Puis il quitta la pièce. Deux minutes plus tard, il était de retour. Il n'était donc pas passé par la cuisine. Debout près de la table de nuit, Sam prit à nouveau la bouteille d'eau et but à longues gorgées. Dean regardait son frère, les sourcils froncés. Les tendons saillants du cou, les joues creusées, le dessin des muscles plus sec que jamais, les côtes apparentes. Sam le remarqua, reposa la bouteille et demanda : « Quoi ? »
Dean secoua la tête, incrédule.
« Comment tu as fait pour perdre autant de poids en quatre jours ? »
Sam eut un éclat de rire bref et s'assit sur le lit.
« Régime britannique. Un morceau de pain par jour, douche glaciale à volonté pour l'hydratation et le raffermissement de l'épiderme, privation de sommeil pour éviter le stockage des calories. »
« Mouais. »
Dean n'ajouta rien de plus mais s'il avait déjà remarqué que Sam, après son « séjour » chez les Brits, avait maigri, il était prêt à mettre sa main à couper qu'il avait encore fondu depuis son retour, donc en moins de 24 heures. Son frère pouvait certes en plaisanter mais Dean savait pertinemment que cela n'avait rien de normal. Il demanderait dès que possible à Cass à quels autres effets secondaires du sortilège de cette garce ils devaient encore s'attendre. Dean prit deux des barres qui trainaient sur le lit et les tendit à Sam.
« Commence à te remplumer, ok ? »
Sam prit les barres et les rejeta du même mouvement sur le lit avec une moue de dégoût.
« Sans façon. »
Sous le regard excédé de son frère, il leva les yeux au ciel.
« C'est bon, Dean, relax. Je mangerai plus tard. »
Les deux frères s'étaient rallongés, dans la même position, sur le dos, un bras replié sous la nuque, l'autre étendu le long de leur flanc, les yeux au plafond, silencieux. Malgré la fatigue persistante et le peu de sommeil, ils n'avaient pas envie de dormir. Mais ils n'avaient pas non plus envie de se lever, d'amorcer cette nouvelle journée et de se lancer à nouveau dans le cours normal des choses. Ils avaient besoin d'un sas de décompression. De rester encore un peu, ensemble, dans le bleu apaisé de cette nuit.
Dean sentit la main de Sam se refermer sur son poignet. Il ne tourna pas tout de suite la tête vers lui. Le geste était parfaitement calme. Il sentait le jeu à peine perceptible des doigts de Sam qui cherchaient la prise la plus ajustée sur ses veines. Quand il l'eut trouvée, il maintint une pression constante et ferme. Dean sourit et fut tenté de lancer une blague sur le fait qu'il n'allait pas s'envoler mais un pressentiment le retint. Et il regarda son frère. Sam n'avait pas bougé mais ses yeux étaient maintenant fermés. Son visage était d'une immobilité absolue, apaisée. Ses traits fins, dessinés avec une précision quasi géométrique, étaient d'une pureté irréelle. Avec un visage pareil, petit frère, pas étonnant que le plus narcissique des archanges veuille faire de toi son costume sur mesure. Dean chassa immédiatement cette pensée de son esprit, comme à chaque fois qu'elle lui était venue par le passé, et se concentra sur ce que révélait le calme de Sam. Il le reconnaissait. C'était celui qui précédait les tempêtes. Sa respiration s'accéléra. Sam, dont tous les capteurs internes étaient à cet instant focalisés sur son frère, le sentit immédiatement. Un mince sourire étira ses lèvres. « Détends-toi, Dean, tout va bien. »
« Ok. » Dean attendait.
Quelques secondes passèrent encore. Puis Sam brisa le silence.
« C'est presque drôle, tu sais… » Sam marqua une pause brève, comme l'ombre d'une hésitation, puis continua. « Je t'ai vu mourir des centaines de fois. Ou ai cru à ta mort à peu près aussi souvent. Et rien n'atténue le choc. Jamais. »
Tous les signaux d'alerte de Dean passèrent immédiatement au rouge. Une pression de la main de Sam sur son poignet lui ordonna de rester calme. Dean ne quittait pas des yeux le profil aux yeux clos de son frère. Et redoutait la suite.
« Dans la cave des anglais, je n'avais qu'une seule obsession : trouver le moyen de m'échapper. Pour te chercher et te ramener. »
Il s'arrêta mais il n'ouvrit pas les yeux, et Dean, attendit, sûr que Sam n'avait pas fini, et que ce qui allait suivre, d'une manière ou d'une autre, allait le dévaster. Après une longue inspiration, Sam poursuivit.
« Je t'ai reproché souvent d'aller beaucoup trop loin pour me ramener, moi. J'avais tort. À chaque fois c'est ta propre vie que tu as jouée, ta propre âme. Pas celle des autres. »
Dean l'interrompit doucement : « Tu oublies Kevin, que Gadriel a tué à cause de moi. »
« Oui, il y a eu Kevin mais tu ne pouvais pas l'anticiper. » Il poursuivit, empêchant son frère d'objecter. « Ce que je veux dire c'est que… Pour me ramener c'est toi-même que tu sacrifies. Moi, quand je cherche à te faire revenir, ce sont des innocents qui paient, comme ce pauvre type que j'ai incité à vendre son âme quand la marque t'a transformé, comme Charlie, comme les milliers de gens qu'Amara a tués parce que je l'ai délivrée. »
« Toi non plus tu ne pouvais pas savoir ! »
« Arrête, Dean. Tu as tout fait pour m'arrêter parce que tu savais très bien qu'une solution trouvée dans le Livre des Damnés ne pouvait que déchaîner une catastrophe. Et je le savais aussi. Ce sont les faits. Juste les faits. »
Dean d'une voix sèche l'interrompit.
« Si tu en es aux faits, mentionne-les tous au lieu de sélectionner ceux qui t'arrangent. Quand je t'ai empêché de finir les épreuves qui auraient scellé les portes de l'Enfer, combien de vies tu crois que ça a coûté ? Combien de meurtres ont pu être commis parce que je t'ai arrêté ? Tu as été le premier le souligner. Où tu veux en venir Sam ? »
L'immobilité de Sam, le calme de sa voix, son profil aux yeux clos, si pâle, si acéré, le bouleversaient.
Sam eut un sourire amer.
« Tu as raison. Cela veut juste dire que nous sommes aussi dangereux l'un que l'autre. »
Il fit une pause, ouvrit enfin les yeux mais ne tourna pas son regard vers Dean. Il poursuivit.
« Lorsque le soleil s'est enfin levé ce jour-là et a illuminé la terre après cette longue éclipse, lorsque j'ai compris que tu avais réussi à vaincre les Ténèbres, que tu nous avais tous sauvés, j'ai eu mal à en crever. Je veux en venir au fait que si tu étais mort en arrêtant Amara, comme je le pensais, j'aurais fini par sortir de cette cave et j'aurais fait ce qu'il fallait pour te ramener. Même si cela impliquait de défier Billie et le Néant qu'elle nous a promis. Même si cela impliquait de conclure un contrat avec la pire ordure venue ou de trouver un sortilège dans le pire des grimoires. Même si cela impliquait de cramer la moitié de la planète. Et je ne l'aurais pas fait pour toi, je l'aurais fait pour moi. J'aurais fait exactement ce que je t'ai reproché d'avoir fait lorsque tu m'as ramené contre mon gré après les Épreuves. Les faits sont là, Dean. Toutes les catastrophes que nous déclenchons – et que nous essayons ensuite tant bien que mal d'arrêter –, toutes ces fins du monde avortées, tous ces morts, ne sont dus qu'à une chose : notre incapacité à vivre l'un sans l'autre. »
Dean flancha sous la brutalité de l'affirmation.
« Je sais que nous nous sommes promis, après la délivrance des Ténèbres, de ne plus jamais agir de cette façon, de ne plus jamais aller aussi loin pour nous sauver l'un l'autre. Mais je sais aussi que c'était un mensonge, puisque la seule chose à laquelle je pensais dans cette cave, la seule chose qui me faisait tenir, c'était l'obsession de leur échapper pour pouvoir te ramener quels que soient les moyens à employer. J'aurais recommencé ce que nous nous étions juré de ne plus faire. En pire, s'il l'avait fallu. Et tu aurais pensé et agi de la même façon si la situation avait été inversée, je le sais. »
« Et donc ? »
La panique montait en Dean. Il savait que Sam allait lâcher une bombe, mais ignorait où elle allait tomber. Est-ce qu'il allait une fois de plus partir ? Fuir ? Le quitter, et cette fois-ci soi-disant pour le bien de l'humanité ?
Comme s'il avait lu dans son esprit, Sam continua.
« Il y a quelques années j'aurais probablement essayé de me convaincre que, notre lien étant le problème, c'était à ce niveau qu'il fallait agir. Supprimer le lien pour supprimer le problème. Partir. Mener nos vies chacun de notre côté. Briser la dépendance. Nous avons déjà essayé ça – moi surtout – le moins qu'on puisse dire c'est que ça ne marche pas. Nous trouverons toujours un moyen, une raison, de revenir l'un vers l'autre, parce que nous ne pouvons pas faire autrement, mais surtout parce que nous ne voulons pas faire autrement. »
Le poids qui oppressait Dean s'allégea – à peine. La bombe attendue n'était toujours pas tombée. Tu me tues, Sam, accouche. Sam, lui, était toujours aussi calme. Les muscles de Dean se tendirent, comme dans l'attente d'un coup.
« Alors, en ce qui me concerne, maintenant, c'est très simple. Je sais que je ne peux pas continuer sans toi. Je sais aussi que je ne peux pas vivre avec davantage de morts sur la conscience. Donc, la prochaine fois que tu mourras, si je ne peux pas te ramener sans déclencher un nouvel holocauste, je renoncerai. Et te suivrai. »
L'angoisse qui nouait la gorge de Dean assourdit sa voix et c'est dans un murmure étouffé qu'il demanda : « Sam, qu'est-ce que tu veux dire ? »
Sam tourna alors la tête vers son frère et le regarda droit dans les yeux.
« Tu sais très bien ce que je veux dire. Quand tu mourras, je mourrai. »
Un sourire étira ses lèvres minces.
« Donc… si tu ne veux pas que je meure, débrouille-toi pour rester en vie. »
Sam savait qu'à ce stade une pression de sa main sur le poignet de son frère ne suffirait plus à le calmer et vit défiler dans les yeux de Dean un mélange d'émotions rares, de celles qu'il s'efforçait, en général, à toute force de cacher : un refus absolu, une panique pure, une détresse nue. Le vert végétal, solaire, des yeux de Dean s'inonda mais les larmes ne coulèrent pas. L'instinct premier de Sam lui commandait de s'emparer de son frère, de le serrer contre lui jusqu'à ce qu'à ce que la peur s'en aille, de revenir sur les mots qu'il venait de prononcer, de tout faire pour les annuler. Mais il ne céda pas. Il fallait que Dean comprenne. Dean, de son côté, s'efforçait de maîtriser les sentiments qui le dévastaient, de refouler les larmes qui menaçaient à tout instant de tomber. Un mot, un seul, risquait de franchir ses lèvres : JAMAIS. Mais les yeux de Sam le lui interdisaient et il ne pouvait pas lutter. Parce que dans le regard minéral de son frère, il ne trouvait aucune faille, aucune trace de doute, d'hésitation, de faiblesse. Dans le regard de son frère ne se lisait que le calme et la force inébranlables des décisions définitives.
Le temps défilait, aucun d'eux n'ajouta un mot – tout argument était inutile – mais aucun d'eux ne baissait les yeux, aucun d'eux ne renonçait.
Puis, lentement, très lentement, Sam vit dans le vert inaltérable du regard de Dean s'évaporer l'angoisse et émerger l'hésitation, la compréhension, puis enfin, l'acceptation. Ils se sourirent. Deux larmes roulèrent enfin sur les joues de Dean. Sam, à deux mains, doucement, les essuya.
Qu'il en soit ainsi.
