Coucou tout le monde !

Eh bien, me revoilà avec une nouvelle fic longue (partiellement finie, au moment ou je vous parle il y a 11 chapitres prêts, et environ 15 au total selon le plan approximatif que j'ai fait).

Elle a la très modeste ambition d'un être un cadeau exauçant le vœu de la magnifique Nanthana14 qui était le suivant : "Une fic autour de Gandalf", dans le cadre de l'évènement "Faites un voeu" du groupe Papote, écriture, lecture et bonne humeur.

Bon ben je m'y suis lancée, en me disant "Bon, on va te faire un petit OS là-dessus...". Quand l'OS a dépassé les 7 000 mots, j'ai décidé de le couper en plusieurs chapitres. Et voilà ou on en est maintenant. Pfff, inspiration quand tu nous tiens, je vous jure !

Bref, tout ça pour dire que j'ai exceptionnellement galéré avec cette fic sauvage et têtue qui ne voulait rien entendre à ce que je voulais lui faire faire... mais j'ai quand même adoré l'écrire, et j'espère que le résultat ici présenté sera au moins potable !

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PS : je la classe dans "Lord of the Ring" mais il est conseillé d'avoir préalablement bien potassé le Silmarillion, ou au moins l'histoire des Istari en détail, sans quoi vous risquez d'être un petit peu paumés durant la majorité de la fic ! Voilà, vous êtes prévenus.

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Voilà, c'était mon petit laïus d'entrée ! Maintenant je vous laisse tranquille avec ce premier chapitre. Je vous souhaite autant de plaisir à la lire que j'ai eu à l'écrire !

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La dernière marche aux Jardins –

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Il avait porté de nombreux noms : Olorin, Mithrandir, Tharkùn, Incàrnus, Gandalf, et probablement d'autres encore – tout dépendait du lieu, du temps et du peuple.

Il avait porté de nombreux visages. Si le temps ne savait l'affecter, il pouvait le faire venir à lui ; et s'il le souhaitait, il pouvait prendre l'apparence d'un vieillard usé et courbé par le poids des ans. C'était un corps qu'il avait fini par apprécier, car il reflétait qui il était en réalité ; une créature millénaire et éternelle, née avec le monde, et qui vivrait jusqu'à sa fin.

Le premier corps qu'Eru lui avait donné, celui dans lequel il avait l'avait sculpté de son esprit, était celui d'un jeune homme lumineux, immatériel et irradiant d'une étincelante pureté ; car telle était son âme dépouillée d'enveloppe charnelle. Personne ne pouvait soutenir l'éclat de son regard, et son visage semblait être fait du plus tendre albâtre. Ses cheveux étaient faits de fils d'argent mêlés de délicats rayons de lunes, et ils roulaient en torsades sur ses épaules comme de longs serpents miroitants sous le soleil de Valinor.

Il marchait aux côtés de son cher ami Eonwë à l'ombre des arbres des Jardins d'Irmo, contemplant leurs feuilles d'où coulait la rosée brillante comme des perles de diamants. Le vent était doux comme une caresse, et la voix de son ami s'élevait avec les chants des oiseaux dans le calme du jardin. Lui ne disait rien ; il ne parlait jamais beaucoup, se contentant d'observer, d'écouter, de songer et de déduire ; alors seulement, il prenait la parole, et tous l'écoutaient, car la sagesse était dans sa bouche, et ses mots sonnaient avec justesse, frappant exactement là où était leur cible, comme une flèche tirée de la main d'un archer virtuose.

Sa beauté, sa grâce et son esprit lumineux de cent et mille savoirs n'avaient pas d'égal, mais ils n'appartenaient au monde des Hommes.

C'est pourquoi lorsqu'il vint en Terre du Milieu, Olorin se sentit comme un intrus, un étranger sur ce sol qu'il foulait du pied. Mais il regarda autour de lui, et il aima ce qu'il vit ; les choses vivantes lui étaient belles et agréables à la vue, et elles réconfortaient son âme comme s'il y avait toujours appartenu.

Quand il emplit pour la première fois ses poumons des embruns de sel de la côte, quand le vent vigoureux vint fouetter sa peau et taquiner ses cheveux comme un jeu, quand il sauta du navire et sentit ses pieds s'enfoncer dans le sable humide léché par des successions de vagues laissant des sillons d'écumes en se retirant, quelque chose dans son esprit changea. Il comprit qu'il ne savait en vérité rien ; rien, en effet, du monde des Hommes et des Mortels. Et il éprouva le subit désir de se sentir plus vivant, de faire corps avec ce monde sur lequel on l'avait chargé de veiller.


« Approche, Olorin. »

Cette voix… il n'aurait su la décrire. Elle roulait comme le tonnerre, profonde comme l'immensité des cieux, chantante comme le cours d'un ruisseau, rayonnante et dorée comme le soleil. Une voix qu'il connaissait depuis toujours – autant qu'il s'en souvienne – et à laquelle il avait appris à obéir.

Alors il s'approcha d'un pas déférent et s'agenouilla au pied des marches menant au sommet du trône de lumière. Il avait baissé la tête avec humilité, n'osant risquer le regard vers la brûlure du ciel et des étoiles mêlées ; car là-haut se tenaient Manwë et Varda ensemble, et leur éclat réuni, celui du jour et de la nuit, était insoutenable à toute créature, même immortelle.

« Seigneur. »

« Olorin, mon fidèle ami. Tu dois te douter pourquoi je t'ai fait venir ici. »

« Oui, Seigneur », répondit doucement Olorin, car en effet il le savait.

« Tu es choisi parmi les cinq Maiar que nous allons envoyer de l'autre côté de la mer ; vous formerez ensemble l'Ordre des Istari, et vos pouvoirs seront plus étendus que ceux des Eldar et des Hommes ; mais prend garde, car vous portez notre bannière et notre nom, et vous nous devez une inconditionnelle allégeance.

« Maître, je vous serai fidèle jusqu'à la fin du Monde et au-delà, vous le savez bien. »

« Oui, Olorin, je le sais ; et bien que je répugne de laisser s'en aller un serviteur aussi bon et dévoué que toi, je crois tes immenses talents plus utiles en Terre du Milieu qu'à mon seul usage. Je ne veux pas me montrer égoïste, car mes pairs ont eux aussi sacrifiés certains de leurs meilleurs suivants pour cette quête. Et je sais aussi que ta lumière saura repousser l'avancée des ténèbres. »

« Vos désirs sont des ordres, Seigneur et si telle est votre volonté, j'obéirai. Puis-je néanmoins savoir qui seront les quatre autres Maiar qui m'accompagneront dans ma quête ? »

Il espérait irrationnellement qu'Eonwë serait parmi eux ; mais il savait que jamais Manwë ne se séparerait encore de son héraut, après ce qu'il avait accompli en Beleriand lorsque l'Ombre avait été la première fois abattue.

« Tu les verras t'attendre dans les Halls de Mandos, répondit Manwë, et bien qu'il ne le voie pas, Olorin sut qu'il lui souriait. Va, à présent. Les vivants et la paix te réclament. »

« Je ne vous décevrai pas, Seigneur », murmura Olorin en se relevant.

« Toutes mes pensées t'accompagnent, ajouta le Seigneur du ciel. »

Olorin s'en fut après un profond salut. Un étrange sentiment d'excitation montait en lui, étourdissant de complexité ; il allait enfin découvrir les terres de l'autre côté de la mer, celles dont Eonwë lui avait parlé avec tant d'exaltation. Son esprit le désirait si fort en secret, le rongeant de curiosité fébrile depuis tant de siècles…


Alors il alla aux Halls de Mandos pour rencontrer les quatre autres Maiar choisis pour apporter la lumière de l'espoir en Terre du Milieu.

Le premier qu'il vit fut Curumo. Il portait encore le tablier de cuir de la forge, et ses joues étaient rougies par la chaleur du feu. Ses cheveux d'or pâle négligemment nattés sur l'épaule glissaient en mèches rebelles devant son front ; les pupilles rétractées de ses yeux, à peine visibles dans l'océan métallique de ses iris, conféraient à son regard une fixité magnétique, déroutante. Forgeron d'Aulë, l'un des plus meilleurs, disait-on, il y avait toujours dans son attitude et sa manière de mouvoir une assurance arrogante. Olorin le côtoyait depuis des siècles sans parvenir à sincèrement l'apprécier, car il méprisait l'orgueil, or ce jeune Maiar de feu en était empli.

Ensuite venait Aiwendil, suivant de Yavanna ; ses cheveux bruns bouclés et parfumés mêlés de brindilles, évoquaient les cimes feuillues des bois percées de taches de soleil. Son visage était clair et son sourire engageant ; il y avait dans ses yeux une lueur de candeur enfantine touchante, et ses gestes vifs et adroits étaient comme ceux d'un écureuil empressé.

Derrière eux se tenaient deux silhouettes enveloppées de mantes bleues, à l'instar de tous les Maiar d'Ulmo. Leurs cheveux noirs disparaissaient dans l'ombre de leur capuche ; leurs traits étaient semblables, et rien dans leurs voix ni dans leurs manières ne permettait de les distinguer. Leurs noms étaient Alatar et Pallando, sembla se rappeler Olorin – bien que jamais il n'aurait su dire lequel était l'un ou l'autre – mais il ne savait guère grand-chose de plus d'eux.


Ils étaient donc là, les cinq Istari qui allaient s'avancer face aux ténèbres baignant le monde…


Les jours passèrent, et les préparatifs de leur départ étaient presque achevés. Aulë et Ulmo avaient unis leurs forces pour bâtir un grand bateau qui les porterait sans encombres de l'autre côté de la mer, et Curumo et les Ithryn Luin restèrent auprès d'eux pour les assister. Aiwendil gambadait dans les verts bois de Tirion où reposait son cœur, allant saluer une dernière fois sa maîtresse Yavanna. Suivant son exemple, Olorin était allé une dernière fois s'abriter dans les Jardins d'Irmo, qui renfermaient les plus beaux souvenirs de ses longs siècles d'existence dans la paix de Valinor ; il espérait futilement y croiser une dernière fois Eonwë, ou peut-être… non, non, songea-t-il en secouant misérablement la tête. Il n'avait pas le droit d'espérer cela.

Alors il marchait seul sous les arbres, écoutant les oiseaux et le murmure du vent. Une lourde mélancolie avait envahi son âme, atténuant la fureur de l'excitation qui l'avait porté ces jours derniers. Pour combien de temps serait-il loin de ce havre de paix, navigant sur des eaux inconnues ou luttant contre un ennemi qui était par le passé l'un des leurs ? Avait-il raison de se réjouir, alors que c'était à la guerre qu'il s'en allait ?

Il n'aimait pas la guerre ; c'était une certitude qui l'habitait alors qu'il n'en avait jamais fait l'expérience. Personne ne pouvait aimer la guerre. Les récits que ses pairs partis en Terre du Milieu pour anéantir Morgoth lui avaient suffi pour comprendre son horreur, et l'inévitable douleur qu'elle apportait.

Un frisson parcourut son corps, malgré la douceur de l'air.

-Ne crains pas ce que tu ne connais pas, murmura une voix tout près de son oreille, car la crainte engendre la méfiance, et la méfiance, la violence et la violence n'a jamais rien résolu…

C'était une voix de femme, basse et douce, chantante, mais il y avait comme une fêlure dans son harmonie, et une pointe de tristesse dans ce ton calme.

Surpris, Olorin se retourna.

Et il reconnut immédiatement cette longue mante grise mouillée de rosée, scintillante sous le soleil comme brodée de diamants.

Il l'avait déjà aperçue à plusieurs reprises lors de ses promenades dans les Jardins ; une ombre mystérieuse et sans visage, coulée sous les feuillages aux reflets d'argent, qu'il captait du coin de l'œil sans parvenir à rien en discerner, et qui disparaissait comme par enchantement dès qu'il tournait brusquement la tête dans l'espoir de la surprendre. Elle semblait envelopper les Jardins entiers de sa présence, et son souvenir lui laissait chaque fois à l'esprit un malaise mêlé de frustration, comme s'il s'agissait là d'une énigme d'apparence insondable, dont il avait pourtant la réponse sur le bout de la langue. Alors il fermait les yeux, tentant de graver dans son esprit les contours de cette silhouette aux formes dissimulées sous son ample cape, de ce visage plongé dans l'ombre de sa capuche. Et chaque fois qu'il revenait en ce lieu, il se prenait à espérer l'apercevoir encore une fois, parvenir à l'approcher sans qu'elle ne s'enfuie avec la fluidité d'un fantôme…

Un fantôme qui avait hanté ses pensées durant tant d'années, insaisissable, qui semblait éprouver un plaisir cruel à se dérober à ses yeux tout en s'installant toujours plus profondément dans son esprit, s'instillant dans ses moindres pensées.

Et maintenant, elle se tenait devant lui, et elle ne fuyait pas.

Sa mante l'enveloppait comme une armure de vent, et son capuchon ne dissimulait plus ses traits. La timide brise taquinait sa longue chevelure noire, fine et miroitante comme un tissage de ténèbres sa peau était aussi blanche que la neige, sa pâleur rehaussée par la clarté de ses yeux, qui semblaient animés d'un éclat intérieur, scintillants comme des étoiles à travers un diffus voile de nuages. Ils cherchaient les siens, avec une appréhension retenue, comme si elle allait prendre la parole sans tout à fait l'oser.

Aussitôt que les yeux d'Olorin se posèrent sur elle, ils ne purent plus s'en détacher. Il décelait autour d'elle une étincelante aura de lumière ; elle semblait rayonner des pâles ténèbres de la nuit de Telperion, à la fois immense et frêle, puissante et vulnérable. Elle lui inspira à la fois une instinctive crainte et un violent besoin de la protéger ; mais sans même savoir qui elle était, il comprit qu'elle était bien trop haut, hors de sa portée, et bien plus étincelante qu'il ne le serait jamais. Et il lui sembla que son corps était devenu une statue de pierre, pesante et maladroite, et que le moindre mouvement de sa part romprait le charme harmonieux qui s'était installé dans tout le jardin. Et il la contempla sans parvenir à détourner le regard, car il ne savait quand elle s'offrirait encore ainsi à son regard probablement jamais…

Elle était belle ; si belle… mais elle semblait triste ; si triste… Pourquoi ne souriait-elle pas ?

Et il comprit soudain que la brillance de ses yeux si clairs était due à des larmes.

-Pourquoi pleurez-vous ? Demanda-t-il dans un murmure.

-Je pleure pour tant de choses…

Sa voix vibrait d'un douloureux chagrin qui toucha Olorin droit au cœur.

-Vous ne devriez pas ; dites-moi ce qui fait monter à vos yeux une telle peine, et je me chargerai de le combattre et de le chasser du monde.

Et il lui sembla que, de son esprit, la raison prenait congé ; avec une hardiesse emplie d'émotion, il tendit les mains pour prendre celles de la tendre inconnue, qui, même sans qu'il ne sache son nom, et d'un seul regard, d'une seule parole, venait de bouleverser à jamais son cœur. Et il les serra doucement dans les siennes, si petites et si fragiles, comme une promesse.

-Mais vous ne pouvez promettre une telle chose, murmura la jeune fille, et une larme solitaire perla sa joue. Je vous en prie, ne prêtez pas ce serment, ou alors vous devriez combattre le monde entier ; car je pleure avec tous ceux qui souffrent, tous ceux qui ont du chagrin sans oser se laisser aller à l'exprimer ; je pleure pour ceux qui ont le cœur lourd et l'âme en peine. Je pleure pour ceux qui ont l'humeur joyeuse, car la lumière ne demeure jamais et est toujours chassée par les ténèbres ; je pleure pour ceux qui sont plongés dans l'affliction et ceux qui le seront bientôt. Je pleure pour la terre déchirée par les griffes de personnages malveillants, sans aucune armure et aucun défenseur…

Et alors qu'elle parlait, chacun des mots qui quittèrent sa bouche s'en fut comme un papillon droit au cœur d'Olorin, le perçant de mille insoutenables coups ; et la peine de la jeune femme devint la sienne, et les larmes qui montèrent à ses yeux furent les siennes. Alors il porta à ses lèvres ses mains qu'il gardait farouchement pressées entre les siennes, et l'une après l'autre, il les baisa. La voix mourut dans la poitrine de la jeune fille endeuillée.

-Ma Dame, au nom de Manwë, je m'en vais combattre les ténèbres qui emprisonnent la Terre du Milieu et répandre la lumière de l'espoir ; et alors, le soleil brillera de nouveau, et il n'y aura plus une âme malheureuse. Laissez-moi porter votre bannière et votre nom dans ma mission. Laissez-moi vaincre l'ombre, et quand je reviendrais, il n'y aura plus dans vos yeux aucune larme.

-Pourquoi feriez-vous une telle chose ?

Olorin trouva le courage de lever de nouveau les yeux ; ceux de la belle inconnue cherchaient les siens, emplis d'espoir et de curiosité toute peine les avait un instant déserté.

Pourquoi ? Pourquoi ? Il ouvrit la bouche, cherchant les justes mots pour répondre.

Il leva une main, et la déposa, tremblante, légère, sur la joue blanche où brillait une perle d'argent. Il l'essuya avec douceur, d'un geste plein de timidité. Mais la jeune fille ne se déroba pas, le regard toujours levé vers lui, clair et empli de pressants questionnements.

Pourquoi ? Pourquoi ?

-Parce que mon cœur me le demande, ma Dame ; je serais bien en peine de vous décrire ce que je ressens. Mais je crois que c'est une décision que je ne regretterais pas. Je vous en supplie, accordez-moi cette seule faveur ; si je devais ne pas revenir, je saurais mourir pour quelque chose qui en vaut la peine, puisque ce sera en tentant d'étancher la vôtre…

-L'ordre de Manwë n'a-t-il donc aucune valeur à vos yeux ?

Il y avait une pointe de malice dans sa voix, mais ses yeux restaient fixes et sérieux comme des lacs de glace, et sa bouche ne souriait pas. Alors Olorin sourit pour eux deux, et, respectueusement, lui libéra les mains pour reculer d'un pas et s'incliner.

-Si, ma Dame, probablement… mais je vous aime, et vos désirs seront les miens.

Elle ne répondit rien. Mais quelque chose dans son expression changea ; quelque chose d'imperceptible, mais il sembla à Olorin de voir la glace qui la pétrifiait fondre peu à peu. L'ombre dans ses yeux se dissipa brièvement, et ses prunelles étincelèrent de tout leur éclat, comme deux astres d'un ciel sans nuages.

C'était ainsi qu'il voulait les voir ; pour toujours.

-Eh bien soit… Olorin, portez ma bannière en Terre du Milieu, et brandissez-la haut ; et souvenez-vous de moi quand la nuit se fait épaisse, quand la peine vous submerge. Et si vous vous égarez, si votre regard perd de vue le chemin, que les larmes que vous verserez éclaircissent votre vision…

Elle s'approcha de lui, si près qu'il sentit le parfum sucré de ses cheveux emplir ses poumons, si près qu'il put contempler chaque détail de son visage de porcelaine et de son regard magnétique, polaire comme celui d'un loup.

-L'Ombre essayera de vous prendre, Olorin… Ne la laissez pas faire. N'acceptez rien de sa main ou rien de ce qu'elle ait pu toucher ; car alors, elle vous saisira, elle vous corrompra…

Il hocha lentement la tête, bien qu'il ne comprenne pas vraiment le sens de ses mots.

-Promettez-moi, insista-t-elle.

-Je vous le promets, murmura-t-il en souriant pour la rassurer.

Alors, ce fut elle qui prit ses mains dans les siennes pour les porter à ses lèvres.

-Comment connaissez-vous mon nom alors que j'ignore tout de vous ? Souffla-t-il.

Elle le regarda, et le coin de sa lèvre frémit un bref instant.

-Personne ne me voit personne ne m'entend ; on ignore ma présence et mon existence. Ceux qui viennent en ce jardin ne décèlent jamais qu'une ombre perdue dans les autres.

-Moi, je vous ai déjà vue…

Et il n'ajouta rien, car ce n'était pas nécessaire ; il avait la certitude qu'elle le savait déjà.

-Je vous aime depuis longtemps, et ce sans vous connaître. Mais aujourd'hui, je veux repartir avec un nom sur les lèvres, un nom que je puisse invoquer quand le découragement tentera de me jeter à bas.

Alors elle sourit. C'était un vrai sourire, l'un des premiers qu'elle esquissa de sa longue existence, et le seul qu'on lui vit. Et, se dressant sur la pointe des pieds, elle déposa sur les lèvres d'Olorin un baiser, en même temps que son nom.

Elle était Nienna, la Fille des Larmes, l'Eternelle Pleureuse.

Elle était Nienna, celle qui déroba le cœur d'Olorin sans même qu'il ne s'en rendit compte et l'eut-il fait, il ne s'y serait pas opposé, car le doux sentiment qui avait envahi son âme et son esprit n'avait pas de comparable avec tout ce qu'il avait pu ressentir jusqu'à ce jour. Cette indescriptible certitude que son existence n'avait eue lieu d'être que pour le sens de cet instant précis…


-Olorin !

La voix d'Eonwë.

Fracture.

Charme brisé.

Nienna sursauta, et elle leva la tête comme un faon apeuré.

-Bonne chance, Olorin, murmura-t-elle hâtivement.

Et en trois pas, elle se fondit dans les ombres des troncs et disparut de sa vue. Déconcerté, incapable de comprendre dans quelle direction elle était partie, ni comment le charme de cet instant si parfait avait pu voler en éclat avec une telle violence, Olorin fut pris d'un vertige et il trébucha, percutant en plein fouet Eonwë qui arrivait en courant derrière lui.

-Je savais que tu étais là, s'exclama son ami avec son exaltation coutumière. Je comprends que tu aies besoin d'un peu de temps seul, mais je voulais te parler une dernière fois avant ton départ…

-Que voulais-tu ?

Il n'avait pu empêcher un trait d'impatience de fuser dans sa voix.

-Est-ce que je te dérange, mon ami ? Demanda Eonwë en fronçant les sourcils.

Olorin haussa les épaules en se forçant à sourire :

-Non… je suis juste un peu nerveux.

Il leva le regard vers son ami, s'efforçant de croiser le sien sans faillir. Eonwë était grand, même pour un Maiar, et les traits de son visage avaient été durcis par ce qu'il avait vu en Terre du Milieu. Il semblait plus âgé, plus sage aussi, et ses cheveux aux reflets changeants sous le soleil semblaient aussi blancs que la neige. Son regard était clairvoyant, profond, aigu comme celui d'un faucon, et peu nombreux étaient ceux qui parvenaient à le soutenir ; Olorin était de ceux-là.

-Tu vivras de grandes choses parmi les Eldar et les Hommes, j'en suis persuadé. Mais il y aura aussi des dangers qui te guetteront. Beaucoup de dangers…

Sa voix se brisa sur les derniers mots. Olorin fronça les sourcils, ne comprenant pas ce qu'il voulait dire, ni ce qui pouvait ainsi assombrir son humeur.

-Ne laisse rien te détourner de ton chemin, Olorin… Rien. Tu m'entends ?

Ses paroles faisaient écho à celles de Nienna, mais Olorin ne parvint pas davantage à en percer le sens profond. Il se sentit idiot, ignorant, trop borné par la vie facile et sécurisée qu'il avait toujours menée pour comprendre les avertissements de ceux qui avaient vu le monde des vivants.

-Mais l'ennemi ne viendra peut-être pas toujours de l'extérieur, Olorin. Il te faudra te garder de tous, car qui sait si celui que tu considères comme ton frère n'est en réalité pas un espion ?

-En qui pourrais-je alors avoir confiance ? Interrogea Olorin avec irritation.

-En toi-même, répondit Eonwë d'une voix pressante. Et toujours, seulement en toi-même…

-Ne pourrais-je pas compter sur un seul allié ?

Eonwë le regarda droit dans les yeux. L'expression de son visage était confuse, tourmentée, comme s'il avait mille choses à dire sans savoir par laquelle commencer.

-Suis ton cœur, Olorin, mais ne sois pas naïf… Ou alors il finira irrémédiablement brisé.

Et l'accent de sa voix était si virulent, si sincère, qu'Olorin sut qu'il parlait d'expérience. D'une main, il pressa l'épaule de son ami. Les mots n'étaient pas nécessaires – ni seulement utiles. Et Olorin ne savait pas, et ne voulait pas savoir, qui était celui qui avait brisé le cœur d'Eonwë.

-Veille tes compagnons, et protège-les autant que tu le peux des morsures de l'Ombre, acheva celui-ci avant de respirer profondément, comme s'il avait oublié de le faire pendant un long moment. Protège-les de l'Ombre… Et surtout Curumo, ajouta-t-il dans un murmure à peine audible.

-Pourquoi ?

Mais Eonwë ne répondit pas.

Alors ils se mirent à marcher ensemble, leurs pas s'accordant avec un naturel parfait, et leurs cheveux d'argent soulevés par la brise se mêlant dans le vent.

-Tu aurais beaucoup de choses à me raconter, quand tu reviendras… dit Eonwë.

Olorin lui lança un regard oblique.

-Est-ce bien certain que je reviendrai ?

Son ami le regarda. Il y avait de la tristesse dans son expression, et son sourire tremblait. Ses yeux étaient hantés des ombres qui ne l'avaient pas quitté depuis qu'il avait vu la guerre.

-Non. Et si tu reviens, tu ne seras plus le même…

Et ils ne dirent plus rien, marchant simplement dans un silence éloquent.

Ainsi fut la dernière marche des deux amis, aussi sereine que toutes celles qui l'avaient précédé, songea l'ombre encapuchonnée qui les contemplait tendrement depuis le couvert des arbres.


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Voilà, c'était pour ce premier chapitre... Les suivants sont tout chauds tout prêts mais il faut que je trouve le temps de les poster... (Je vous ai déjà dit que j'avais un emploi du temps de ministre ?)