Les lumières partagées
Il avait souvent fait ça. C'était une habitude, sa petite routine. Il avait toujours aimé les hauteurs, sentir le vent frais balayer son visage, faire voler ses cheveux, soulever ses vêtements. Il s'y sentait bien, en sécurité, haut dans le ciel, l'obscurité de la nuit recouvrant la ville. Il s'était souvent demandé ce que cela ferait si les lumières des immeubles n'étaient pas aussi fortes. Ou bien alors si elles s'éteignaient toutes en même temps.
Il aimait la nuit, c'était indéniable. Mais il aimait les humains plus encore. Tellement intéressants, prévisibles, surprenants parfois, mais surtout manipulables. Amusants.
Mais à force de jouer avec le feu, on finit par se brûler. Ses chers humains avaient fini par avoir raison de lui. Assis sur ce toit, les pieds ballants dans le vide, le regard fixé sur les passants ignorants en bas de la rue, il sourit. Il avait toujours souri. Mais aujourd'hui, c'était différent, il saignait. Assis seul sur le toit de cet immeuble, il se demanda vaguement pourquoi il avait justement choisi cet endroit. Il n'avait, certes, jamais eu beaucoup d'amis, mais il avait des relations, des gens chez qui il aurait pu aller. Et dans le pire des cas, il y avait toujours Shinra. Mais il avait décidé de tout simplement monter sur le toit de cet immeuble alors qu'il venait de se faire poignarder pour la deuxième fois en un mois. Il ricana. Ridicule.
Mais cette fois, il ne s'était pas contenté de s'effondrer tout simplement sur le sol au milieu d'une rue, non, son client s'était totalement loupé et ne l'avait pas blessé très profondément, juste assez pour qu'il se vide de son sang si il n'était pas très rapidement soigné. Il aurait pu faire beaucoup de choses, comme se sauver la vie avec des premiers secours qu'il aurait pu se prodiguer lui-même, par exemple. Mais il n'avait rien fait. Il s'était contenté de prendre un escalier pour monter des étages, passer au dessous de la barrière de sécurité et monter sur ce toit.
Il posa nonchalamment sa main droite sur son abdomen en grognant. Son pull était tellement imbibé de sang qu'il aurait pu l'essorer. Il regarda sa main teintée de rouge et soupira. Si il ne faisait rien, il n'allait pas survivre. Pourquoi se sentait-il si calme ? Il avait l'étrange impression de ne plus rien ressentir, comme si tout pouvait arriver, rien ne pourrait plus jamais le surprendre ou l'étonner. Il était comme anesthésié, et ce n'était pas déplaisant.
Il leva la tête et regarda le ciel. Les étoiles n'étaient pas vraiment visibles à cause de la pollution et il trouva ça dommage. Pas énervant, attristant, ou quoi que ce soit, non. Juste dommage. Il aimait bien les étoiles. Il bascula en arrière en soupirant, s'allongeant sur le béton froid, les pieds toujours dans le vide. Il avait envie de dormir. Il était fatigué. Il n'avait même plus la force de se lever. Son visage se détendit et il ferma les yeux. Il se sentait bien. Il avait un peu froid mais ça allait, ce n'était ni insurmontable, ni désagréable. Il soupira de contentement et, alors qu'il commençait à se sentir partir, une voix rauque et étonnée surgit au-dessus de lui.
« - Izaya ? »
Il aurait pu croire à un rêve. Le fait que Shizuo Heiwajima, l'homme le plus fort d'Ikebukuro, la mine étonnée et pour une fois absolument calme, se trouvait juste au dessus de lui, penché sur sa tête, c'était... tout à fait ridicule. Le brun cligna des yeux plusieurs fois, histoire d'être sûr de ce que ses yeux lui renvoyaient, mais il fallait se rendre à l'évidence : oui, son Shizu-chan était juste en face de lui, à quelques centimètres à peine, et il était toujours vivant. Il essaya vivement de se relever mais retomba sur le sol aussi sec. Pourquoi s'était-il allongé, déjà ?
« - Oh ! Shizu-chan, que fais-tu là ? »
Il avait essayé de parler de façon on ne peut plus normal, histoire de ne pas trop avoir l'air plus ridicule qu'il ne l'était, mais sa voix était partie étrangement dans les aigus et il n'arrivait plus à sourire, ça ressemblait plus à une grimace étrange. Merde.
Shizuo retira ses lunettes et un rictus moqueur se dessina sur ses lèvres.
« - Tu seras heureux d'apprendre que ton imbécile de client est venu se soigner chez Shinra. Apparemment, tu l'avais pas manqué non plus. Il a eu la bonne idée de raconter tout ce qu'il avait fait à Shinra et, comme j'avais le malheur de me trouver chez lui à ce moment là, il m'a fait explicitement comprendre d'aller te chercher vite fait bien fait et de te ramener là-bas. »
Il ponctua sa petite tirade par un haussement d'épaules et soupira.
« - Je m'en serais bien passé, mais bon, tu connais Shinra. »
Izaya rit. Oh oui, il le connaissait. Puis une douleur aiguë le prit à l'estomac, et son début de rire se transforma en quinte de toux. Il ferma les yeux. Il était toujours aussi fatigué. L'envie de dormir commençait à prendre le dessus sur tous ses autres sens et le visage de Shizuo se fit plus flou dans son esprit. Il avait du mal à sentir le béton sous sa peau. Ses membres étaient engourdis et il commençait à vraiment avoir froid.
« - Eh, t'endors pas ! »
Il l'entendait à peine. Il sentait son corps partir et sa tête se placer dans un doux coton bien confortable. La douleur lancinante de son ventre avait disparu et sa tête roula sur le côté. Il aurait pu s'endormir, la situation était on ne peut plus propice, et sa fatigue aurait très bien pu atteindre son paroxysme Mais ça, c'était sans compter sur la baffe de Shizuo qui arriva directement sur sa joue, le réveillant immédiatement par la même occasion.
Tout ses sens se réveillèrent avec lui, ses yeux s'ouvrirent en grand sous l'effet de la surprise et il grimaça en sentant la douleur de son estomac devenir plus forte encore.
« - T'as pas intérêt à crever maintenant, Shinra va me faire la peau sinon. Même toi, tu dois savoir de quoi il est capable avec un scalpel dans les mains. »
Le brun essaya de rire, mais ça se transforma à nouveau en toux douloureuse. Bien sûr qu'il savait ce dont Shinra était capable. Il avait été son meilleur ami, même si il doutait fortement de toujours l'être à présent.
« - Rentre chez Shinra, grimaça t-il dans un souffle rauque, dis-lui que j'étais déjà mort quand t'es arrivé. »
Le visage du blond se fit plus net pendant une seconde et il put apercevoir son air étonné.
« - Depuis quand t'es suicidaire, la puce ? lui demanda t-il avec un rictus. »
Mais aucune réponse ne lui parvint. Il crut pendant un instant que le brun s'était rendormi et qu'il allait devoir lui refoutre une tarte pour le réveiller mais ses yeux étaient bel et bien ouverts, et fixés maladroitement sur le ciel.
« - Je ne suis pas suicidaire, dit-il en essuyant une ligne de sang qui venait de s'écouler le long de sa lèvre. J'en ai juste marre. »
Shizuo le regarda fixement pendant quelques secondes, se demandant si ces paroles n'étaient pas qu'une nouvelle façon de se foutre de lui. Il pouvait parfaitement l'imaginer se relever quelques secondes plus tard en lui riant au nez et lui criant qu'il n'était qu'un imbécile de protozoaire.
Mais Izaya ne bougea pas. Il ne ricana pas non plus. Il ne sourit pas.
Et tout d'un coup, il cessa de respirer.
« - Merde, jura le blond en l'empoignant à la hâte pour le placer sur son épaule. »
Le trajet fut beaucoup plus long qu'il ne se l'était imaginé. Izaya avait beau être léger comme une plume, il réduisait tout de même légèrement sa vitesse, et par conséquent quand ils arrivèrent chez Shinra, le blond avait l'impression de transporter un cadavre.
Il ne frappa même pas, entrant dans l'appartement comme si il se trouvait chez lui, ou alors comme dans le cas présent, dans une situation très urgente.
Shinra ne dit rien, se contentant juste de regarder le brun étalé sur son canapé avec inquiétude en pinçant les lèvres.
« - Je vais m'occuper de lui, déclara Shinra. Vas prendre une douche, tu es couvert de sang. »
D'un geste habile, il découpa le t-shirt du brun comme si il avait été n'importe lequel de ses patients, et lança au blond un regard lourd de sens.
Il gênait.
Les lèvres serrés, Shizuo hocha la tête et sortit de la pièce.
Pourquoi s'inquiétait-il, d'abord ? Ce n'était qu'Izaya. Son ennemi. Sa némésis. Il ne devait pas s'inquiéter. Il se fichait de son sort, n'est-ce pas ?
Serrant les poings, il ferma la porte à clé et soupira longuement pour reprendre son calme.
Izaya n'était peut-être qu'un enfoiré, mais il était également une constante dans sa vie. Un défouloir. Une des seules personnes qui n'avaient absolument pas peur de lui, même quand il était énervé et remonté à bloc. Il était sa némésis, et le fait qu'il se laisse blesser ainsi par quelqu'un d'autre le mettait dans une rage qu'il ne comprenait pas. D'ailleurs, il ne comprenait plus rien.
Et quand ça ce produisait, il faisait toujours la même chose : il arrêtait de réfléchir. Cela ne servait en général à rien. Il ne voulait pas que la puce meurt, en tout cas pas maintenant, et c'était tout.
Il attendit une bonne heure assis par terre dans le couloir avant que Shinra ne vienne le voir pour lui dire qu'il avait terminé.
Izaya était vivant. Il avait juste perdu trop de sang.
Et ça rassura le blond. Pour une raison qu'il ignorait toujours.
Pourtant, il n'alla pas voir le brun. Il se contenta de sortir de l'appartement, les mains dans les poches, frissonnant devant la fraîcheur de la nuit.
Les deux hommes ne se revirent pas pendant les trois semaines qui suivirent. Chacun reprenait sa vie, comme si cette fameuse nuit n'avait jamais existé. Comme si Shizuo n'avait pas sauvé la personne qu'il était censé détester le plus au monde. Comme si il ne s'était pas inquiété pour lui. Bref, comme si tout cela n'avait été que le fruit de son imagination débordante. Et il se forçait à le croire.
Il n'avait pas revu Shinra depuis. Apparemment, le brun était parti en voyage avec Celty, et n'avait laissé, sous le chantage de la motarde, qu'un message sur son répondeur pour ne pas trop inquiéter ses amis.
« Bonjour, si vous appelez car vous avez un membre arraché, qu'une attaque de zombie est en cours, ou alors car vous venez de vous retrouver entre Izaya et Shizuo, et bien vous pouvez trouver quelqu'un d'autre, je suis en voyage avec la personne la plus douce, la plus belle, la plus... aïe Celty, enfin ! Bref, ne laissez pas de message, je ne vous rappellerez pas ! Bonne journée ! »
« - Ami indigne, grogna Shizuo en allumant une cigarette. »
Son cerveau avait peut-être réussi à trouver mille et une façon de ne pas penser à Izaya, mais son corps lui, semblait être en total désaccord avait le reste.
Il venait ici tout les soirs, depuis trois semaines. Sur ce toit où, ce soir là, il avait, après avoir été poussé par Shinra pendant presque vingt minutes, trouvé un Izaya aux portes de la mort. Ils ne s'étaient pas battu, ils n'avaient pas crié, ils s'étaient contentés de parler, calmement.
Et cette conversation tournait en boucle dans l'esprit du blond.
« - Depuis quand t'es suicidaire, la puce ? lui avait-il demandé.
- Je ne suis pas suicidaire, avait-il répondu en essuyant une ligne de sang qui venait de s'écouler le long de sa lèvre. J'en ai juste marre. »
Et cela tournait, bouillonnait, explosait dans son pauvre crâne qui était pris de migraine depuis ces dernières semaines.
Il n'en pouvait plus. Ce soir, était le soir. Celui où il irait parler à la puce, celui où il se débarrasserait enfin de cette sensation désagréable qui lui serrait le cœur et faisait bouillir ses veines.
Mais le seul problème, c'était qu'il ne savait pas quoi lui dire.
Il n'en avait foutrement aucune idée. Et c'était sans doute pour cela qu'il était là, sur ce toit, à attendre la lumière divine qui lui apprendrait certainement quoi faire. Alors il attendit. Une heure, deux, puis finalement cinq. Et ce fut pendant cette cinquième heure que dieu lui envoya un message.
La porte derrière lui grinça, et il se retourna, doucement, son avant dernière cigarette pendant mollement entre ses lèvres, le regard surpris.
Il était là, arborant la même expression, la main encore sur la poignée. Il avait l'air vraiment fatigué, avec des cernes énormes sous les yeux. Et il tremblait.
C'est ce que le blond vit en premier : ses tremblements.
Ils n'étaient pas légers, ce n'était pas de petits frissons, loin de là. Izaya avait l'air de tenir à peine sur ses jambes.
Et pour cause, il portait un simple T-Shirt, alors que la neige tombait en petits flocons sur le sol gelé.
Ses lèvres étaient violettes, son teint était blafard, et ses yeux montraient clairement qu'il s'apprêtait à fuir.
Shizuo fut debout en quelques instants. Il arriva rapidement devant la puce lui attrapa le poignet et claqua la porte, le plaquant contre cette dernière.
Leurs visages étaient proches, leur souffle se mêlaient, et Shizuo pouvait presque sentir la froideur de la peau du brun par rapport à la sienne toujours brûlante.
« - Je peux savoir ce qui t'arrive ? lui demanda le brun en plissa les yeux. »
Sa respiration demeurait erratique, et malgré l'effort dont il faisait preuve pour donner à sa voix un air méprisant, sa question fit au blond l'effet d'un couinement.
« - Qu'est-ce que tu fais là ? demanda le blond avec un voix rauque mais douce. »
Le brun eut l'air étonné pendant un court instant avant d'éclater de rire. Rire qui fut par moment interrompu par des toussotements rauques, mais c'était tout de même un rire, et un rire très malsain qui plus est.
Quand il se reprit, Izaya laissa échapper un rictus méprisant tout en sifflant :
« - Oh, non, Shizu-chan, pas de ça avec moi. Pas de compassion, ça ne te vas pas. »
Le blond plissa les yeux quelques instant avant de s'éloigner de quelques pas. Il ne savait pas vraiment à quoi il pensait. Il ne comprenait pas vraiment ce qu'il ressentait. D'ailleurs, tout cela lui faisait l'effet d'une grande et vaste blague.
Et tout d'un coup, il trouva la question qu'il voulait lui poser depuis deux putains de semaines.
« - Es-tu vraiment fou ? Ou alors fais-tu semblant de l'être ? »
Izaya le regarda dans les yeux pendant quelques secondes avant de soupirer et de s'avancer pour aller s'asseoir au bord du vide, les pieds ballants. Exactement comme il y a deux semaines.
« - À partir de quelle limite considères-tu que quelqu'un est fou ? lui demanda Izaya avec calme. »
Doucement, le blond s'avança et s'installa à ses cotés.
« - Je ne sais pas, répondit-il honnêtement, peut-être à partir du moment où il commence à s'autodétruire ? »
Il sortit la dernière cigarette de son paquet, l'alluma, et tira une fois dessus.
« - Comment peut-on savoir que quelqu'un est fou ? lui demanda t-il sérieusement. »
C'était une foutue blague, n'est-ce pas ? Comment pouvaient-ils simplement être là, sur ce toit, tout les deux, et se parler sérieusement comme si de rien n'était ? Comment faisait Izaya pour que cela lui paraisse parfaitement normal ? Comme si c'était la chose à faire?
« - Je n'ai pas non plus la réponse, souffla Izaya en levant la tête pour regarder la lune. Alors disons simplement que cette question demeurera incomplète. »
Tout à coup, il se pencha vers le blond, prit la cigarette entre ses doigts fins, puis tira dessus à son tour.
« - Je ne savais pas que tu fumais.
- Je ne fume pas. »
Et il la lui rendit.
Le ciel était beau, et Shizuo se demanda à quoi il ressemblerait si les lumières des immeubles n'étaient pas aussi forte. Où bien alors si elles s'éteignaient toutes en même temps.
