C'est à peine si je me souviens d'eux. Il est des rares soirs où, fixant désespérément le plafond à la recherche du sommeil, celui-ci m'échappe sous la forme de fragments de souvenirs de cette époque où tout était paisible et innocent. Une vague mélodie d'une comptine chantée à l'heure du coucher me revient de temps à autres. D'autres fois je me remémore un motif brodé par ma mère. Parfois même, je parviens presque à sentir l'odeur du cake au raisins que j'aimais tant, sorti fraichement du four. Mon monde se limitait à Maman et Papa. Et… un bébé. Une sœur, un frère ? Je ne le sais plus, et j'en ai honte. Je ne saurais même pas dire si cet enfant était de la famille. C'est drôle, n'est-ce pas ? De pouvoir me rappeler de ces petites choses insignifiantes, alors que le visage de mes propres parents a depuis longtemps déserté mon esprit. Il arrive rarement que leurs traits effleurent ma mémoire. Mais tel une fumée que l'on tente d'attraper, ils me filent encore plus inaccessibles entre les doigts, sombre moquerie me frustrant et repoussant ce sommeil qui me fuit autant que mon enfance.

Pourtant, aussi éparses que soient mes souvenirs, jamais je n'oublierais le jour où mon chemin a prit un tournant inattendu.

Nous vivions dans une petite bourgade non loin du Promontoire Divin. En cet après-midi de fin d'été, j'avais été chassée de la maison. Papa étant occupé à la forge et Maman profitant d'un moment de répit pour se reposer, on m'avait priée de bien vouloir aller jouer dehors, chose que je ne refusai point. Le coin étant paisible, les parents du village ne craignaient pas que leurs enfants s'éloignent un peu. Non loin de là, il y avait ce petit cours d'eau frais que j'aimais beaucoup, délicieusement ombragé par les feuillages et filtrant au gré du vent les rayons du soleil. Aucun de mes amis n'avaient pu venir jouer avec moi ce jour-là ; l'un devait aider ses parents, l'autre apprenait ses lettres, la dernière devait garder ses cousines. Aussi, du haut de mes quatre printemps, je me retrouvais seule en ce bel après-midi d'été. Continuer le barrage débuté la fois passée, sauter de rive en rive, me baigner et attraper les poissons sont autant d'activités auxquelles je me suis adonnée avant de passer aux suivantes. Mon amie imaginaire et moi-même avons finis par nous assoupir avec la nonchalance des enfants, bercées par le chant de la rivière et des oiseaux.

— Papa ! PAPA ! MAMAN ! parvenais-je à hurler entre deux sanglots.
Joues humides de larmes, nez dégoulinant, je courrais à travers rues. Je peinais à garder haleine et étais souvent coupée par des quintes de toux grasses, la fumée me brûlant la gorge et les poumons. J'assistais à un morbide spectacle de sons et lumières, mis en scène par Balthazar et Grenth eux-même. Le village s'envolait en un tourbillon d'étincelles, dévoré par les flammes affamées léchant les façades ; pas une maison n'avait été épargnée par l'incendie. Le silence régnait en maître, entrecoupé par les craquements du feu et les chutes de poutres. Certains morts criblés de flèches poussaient encore des râles d'agonie. Des traces de sabots étaient reconnaissables dans la terre ameublie de ce qui fut autrefois les rues de mon chez moi. Les Centaures pouvaient très bien être encore dans les parages mais je n'en avais que faire. Je courrais et je hurlais n'ayant qu'une idée en tête, trouver Papa et Maman. Tout irait bien une fois que je serais auprès d'eux.
Je m'étais éveillée un peu plus tôt, alors que le soleil embrasait l'horizon. Une odeur de brûlé flottait dans l'air, mais je n'y avais prêté attention, craignant plutôt une remontrance pour ne pas être à l'heure pour le diner. Je m'étais alors mise à trottiner en direction de la maison. Mais à peine avais-je émergé du bosquet d'arbre qu'un élément inhabituel retint mon attention : une colonne de fumée noire et grasse s'élevait du village. Ni une ni deux, je m'étais élancée.
— Maman…
Notre maison n'avait pas échappé au sort des autres. Je contemplais le brasier, debout au milieu des flammes. Personne ne m'attendais sur le perron. Papa et Maman m'avaient abandonnée. Pour quelle autre raison n'avaient-ils pas répondu à mon appel ? J'étais seule. Et sans Papa ni Maman, je ne savais pas ce que j'allais devenir. Allais-je finir comme le vieux voisin, empalée par des flèches sur le devant de ma porte d'entrée ? Plantée sur place, je me morfondais dans la solitude. Je ne pouvais lâcher du regard ce qui avait été ma maison, espérant que, par un quelconque miracle, Maman émerge subitement de l'embrasure en flammes et m'emmène loin d'ici. Puis, lorsque je n'eu plus assez de larmes pour pleurer, je m'assis contre le puits, posai la tête sur mes genoux et continuai de gémir des sanglots secs jusqu'à ce que le sommeil m'emporte.

Des voix me sortirent de ma torpeur. Papa ?
— …. pourrait en en tirer un bon prix en la vendant aux Centaures.
— Joran, ce n'est qu'une enfant ! rétorqua une voix indignée.
Levant la tête, je vis un homme et une femme se disputer à mon sujet. Pas intéressant. Je jetai un œil autour de moi. Partout, des gens au visage masqué et vêtus de rouge glanaient ce qui pouvait encore être récupéré et jetaient leurs trouvailles sur une charrette attelée à un cheval. Je ne les avais pas entendu arriver. Le feu avait légèrement diminué, suffisamment pour laisser place à la fraicheur de la nuit. Je commençais à frissonner.
— Justement, tu peux en faire ce que tu veux à cet âge là, ça se façonne comme des petits pains.
— Tu parles de condamner une vie à l'esclavage, tu en es bien conscient ?
— En quoi ça me concerne ?
— Tu es abjecte.
La femme s'approcha de moi et s'accroupit, attirant mon attention sur elle. Lorsque nos regards se joignirent, elle retira d'une main le bandeau cachant le bas de son visage et me sourit. Elle avait de grands yeux bruns foncés très chaleureux, et son nez retroussé lui donnait un air taquin. Ses cheveux coupés courts encadraient son visage de belles boucles châtain. Elle était très jolie.
— Comment tu t'appelles ma puce ? me demanda-t-elle d'une voix douce.
Je mis un certain temps à lui répondre.
— Je n'ai pas le droit de parler aux inconnus, dis-je avant de détourner le regard.
— Tes parents t'ont bien éduquée, petite, rit-elle en s'assaillant en tailleur. Je m'appelle Naëlanne, mais tu peux m'appeler Naë, c'est plus simple. Maintenant que tu sais qui je suis, tu peux me donner ton nom ?
Je doutais qu'un prénom soit suffisant pour connaître une personne, mais je finis par obtempérer.
— Hamaé.
— Enchantée Hamaé. Tu es toute seule ? Où sont tes parents ?
Je haussai les épaules et fixai mes genoux. Du coin de l'œil je vis Naë se tourner vers l'homme qu'elle avait appelé Joran. Il anticipa.
— Ohlà, je te vois venir. On n'a ni le temps, ni les ressources pour s'occuper d'elle. Elle sera plus utile aux Centaures, si tu veux mon avis.
— Justement, je n'en veux pas de ton avis, répondit-elle sèchement. Je l'emmène avec nous.
— Le chef ne va pas apprécier d'avoir une gosse dans ses pattes.
— J'en prends l'entière responsabilité.
— C'est toi qui voit, dit-il en haussant les épaules, son ton laissant clairement sous-entendre qu'il n'en avait rien à faire.
Il se tourna vers les autres.
— Bon les gars, on remballe avant que les Séraphins ne débarquent ! ordonna-t-il.
Naë se leva, épousseta son pantalon et me tendit la main.
— Tu viens ?
Je la regardai impassiblement. Poussant un soupir, elle m'attrapa sous les aisselles et me prit dans ses bras. Je la laissai faire sans réagir.
— Viens donc, tu ne peux pas rester là indéfiniment ! Si les Séraphins te trouvent, ils te mettront dans un orphelinat, et je ne souhaite cela à personne. Ecouter ces prêtres t'expliquer le sens de la vie à longueur de journée… Bwark !
— Et si Papa et Maman viennent me chercher ?
Son visage exprima une compassion sincère.
— Ils ne viendront pas, ma puce. Je suis désolée.
C'est ainsi que cette inconnue devint le nouveau centre de mon monde. Naë embarqua le pas du convoi qui s'était mis en route. Je posai ma tête sur son épaule et enfournai mon pouce en bouche. Bercée par le balancement de sa marche, je regardai défiler les maisons en feu, et continuai à fixer le village bien après qu'il ne fut plus qu'un point rougeoyant dans le lointain.

Il parait que les flammes perdurèrent cinq jours encore, avant de s'éteindre à tout jamais.