Attention, attention ! Cher Lecteur, si tu n'as pas lu les parties 1 et 2, tu ne vas rien comprendre du tout !


Quelques siècles auparavant…

Face à moi s'étendaient les limbes qui m'accompagnaient depuis toujours. Les brumes de la mort.
Mon cœur les connaissaient depuis des temps reculés, à une époque où je franchissais la frontière de l'après-vie pour la première fois, non en tant que Juge des Enfers mais en tant qu'homme. Une vie qui me semblait ne jamais avoir été la mienne.

- Minos !

Je me tournai et vis Rhadamanthe courir à ma rencontre sous les traits d'un enfant. Ne réagissant pas, je regardai cette projection de mon passé approcher puis me traverser et rejoindre une autre personne dans mon dos.

- Je crois que Mère prépare quelque chose pour l'anniversaire d'Astérion.
- Je n'aime pas les cérémonies. Trop de monde, répondit une voix dont le souvenir tendait à m'agacer.
Le garçon qu'accompagnait Rhadamanthe avait tout d'un être futile, il avait pourtant été une partie de moi bien avant que la guerre entre Athéna et Hadès n'éclate. Parfois, j'avais encore peine à le croire.
A cette époque, Rhadamanthe et moi étions frères. Je ne saurais dire si nous l'étions par les liens du sang, car je n'avais jamais entendu parler de notre père, mais nous avions grandi ensemble sur les terres de Crète et passé de longues années à observer le monde côte à côte.
Astérion, l'homme qui nous avait élevé, était aussi le Roi. Je crois que j'étais ce qu'on appelait un héritier bâtard.
Ma mère, Europe, était d'une beauté délicate. Convoitée par les dieux, prétendaient certains. Elle avait été princesse phénicienne avant de trouver refuge en Crète, et moi-même n'avais jamais levé le voile sur son histoire. Les gens se plaisaient à penser que les divinités avaient tracé son chemin et qu'il fallait s'en remettre à leur jugement. Ceci justifiant cela. Ce que je savais, c'était qu'Astérion avait été fou amoureux d'elle, et faute de descendance, nous avait pris sous son aile comme ses propres enfants. Vertueuse et de bon conseil, elle nous avait probablement aimé plus que tout et s'était évertuée à nous protéger de la noirceur des hommes.
Minos, m'avait-elle dit un jour. Minos, prends bien garde. Une fois couronné Roi, tu te retrouveras seul, mon fils. Ceux qui autrefois marchaient à tes côtés ne verront qu'une opportunité d'approcher le pouvoir et pourraient bien se retourner contre toi quand tu t'y attendras le moins. Tu n'auras confiance ni en tes suivantes, ni en tes sujets, ni même en tes frères. Minos, n'oublie jamais que tous chercheront à t'influencer. Tous chercheront à te manipuler.
Elle fut retrouvée morte deux jours plus tard, étouffée dans son lit. On ne retrouva jamais l'assassin, mais le visage du vieux Roi s'était creusé de rides et je ne le revis jamais plus sourire.


Mon passé diffus se propageait tel une poudreuse de souvenirs. L'anniversaire que j'avais passé seul au sommet du Mont Ida, des gens que je ne reconnaissais plus, les journées passées à regarder des hommes bâtir de vastes temples à flanc du palais, les cadeaux empoisonnés de nobles espérant que leur fille trouve grâce à mes yeux, les côtes désertes de la mer Egée.
Les années défilaient. Rhadamanthe et moi avions peut-être tous deux fêté mon seizième printemps et cette époque voyait nos disputes devenir de plus en plus fréquentes. Je ne pense pas que mon frère eut un jour jalousé ma couronne. Il était droit et juste, mais la perte d'Europe avait changé l'enfant insouciant en mur de glace. Quant à Sarpédon, il n'existait que pour me contrarier.


Mon frère Rhadamanthe. La seule personne que j'ai toujours connue. Il était là quand je suis venu au monde, à mes côtés à mesure que nous grandissions ensemble à Knossos. Il a pansé mes écorchures, me faisait la lecture quand je n'arrivais pas à dormir, se rendait même publiquement coupable de fautes dont j'étais l'unique responsable et ce pour me couvrir. Il m'a accompagné mieux que quiconque, et j'ai été le premier à lui tourner le dos pour quelques bagatelles.
Malgré tout ce que je lui ai fait, il n'a pas cessé de surveiller mes arrières. N'a pas cessé de croire en ce Roi trop immature pour comprendre ce qui était bon pour lui. Parfois, j'ai honte de réaliser qu'il se souvient encore de cette époque révolue et de nos querelles sans fondements. Il est des nuits où je me rappelle du temps passé l'un avec l'autre en Crète. La vie avait encore tant à nous offrir et nous étions si jeunes. Une chose est sûre, je ne serais pas celui que je suis aujourd'hui sans Rhadamanthe. Sans la plupart de mon entourage non plus d'ailleurs, mais mon aîné m'a peut-être enseigné bien malgré lui des leçons fondamentales que je n'oublierai jamais. L'honneur, la prise de conscience, la force de protéger et d'assumer son devoir.
A mesure que le temps passait, j'ai commencé à m'éloigner de lui et du sang qui nous unissait encore. Nos liens riment-t-ils encore à quelque chose après la mort et une errance éternelle dans le royaume d'en-dessous ? Nous n'étions probablement devenus l'un pour l'autre que le cadre étrange d'un passé vague et ponctué d'échecs. Une fenêtre familière sur ce qu'était notre vie originelle. Le genre de fenêtre à laquelle on ne prête même plus attention.
Au fond, je ne sais pas grand-chose de ce que Rhadamanthe pensait de moi toutes ces années. S'il me regardait encore, me considérait encore comme son frère… je ne saurais le dire. Il est de ces gens parfois agaçants mais que l'on sait plus sage que nous. Plus clairvoyant peut-être. Plus lucide sans doute, car son sang-froid est une vertu que j'admire. De tous, je sais que je peux compter sur son soutien, et il est pour moi inestimable.
Il reste pourtant l'une des personnes les plus nébuleuses que je connaisse mais mon plus précieux allié aujourd'hui encore.


Sarpédon est mon petit frère de Knossos. Si j'ai passé une partie de ma jeunesse à jouer quelques fois avec lui et Rhadamanthe, sa bizarrerie l'a vite éloigné et je n'ai pas cherché à le rattraper. Je le pensais différent, étrange, cachant ses véritables intentions. Il me mettait à la fois mal à l'aise et hors de moi.
Après l'avoir envoyé respirer le bon air de la campagne chez notre oncle, je ne pensais pas que je ne le reverrai que des milliers d'années plus tard si déterminé. Comme quoi le passé nous rattrape toujours, et pas forcément de la façon à laquelle on s'attendait le plus.
Je ne sais pas quoi dire à son sujet. C'est comme retrouver un inconnu. Dans mes souvenirs, un garçonnet timide me devant obéissance ici, un type en fin de croissance qui se la ramène sauvagement et qui a même le toupet de s'en prendre à mon maître. Parfois, j'ai envie de l'étrangler.
Rhadamanthe dirait que ce sont des émotions normales de frère à frère.
Et ce connard aurait raison.
Je ne peux pas en vouloir à Sarpédon, car son retour est un bonheur que je n'attendais plus. Grâce à lui, les frères sont à nouveau au complet et ensemble, rien ne nous résiste.


A l'époque de Knossos, nous nous battions tous les trois pour l'amour d'un garçon dont j'avais depuis longtemps oublié le visage et le son de la voix. J'avais oublié qui il était, son nom, ce qui l'avait rendu si différent à mes yeux...
Le conseil de ma mère avait déjà pénétré ma peau et m'avait rendu distant, méfiant de tous. Mon esprit possessif s'était envenimé dans l'attente d'une hypothétique trahison. Je voyais la perfidie où il n'y en avait point, je sentais les regards chaleureux comme autant de brûlures dans le dos, et dans chaque main m'attendait un couteau.
Tuer avant d'être tué. J'étais prêt à ne jamais me laisser manipuler.
Quand le vieux Astérion me céda la place, rongé par la fatigue et la solitude, j'écartai mes frères du pouvoir. Bien que reconnaissant la valeur de Rhadamanthe, nos querelles personnelles avaient atteint le point de cassure et nous avions fini par nous ignorer. Il ne serait pas le premier à me nuire.
Rhadamanthe m'avait épaulé à maintes reprises, et la majorité des îles grecques et des côtes asiatiques voyait en nous deux héros civilisateurs et la promesse d'un royaume fort. Malgré notre jeune âge, il était sage et réfléchi, sans doute plus que je ne l'étais. Aussi ne fus-je pas surpris de le voir se détourner de moi et s'exiler sans m'en tenir rigueur. Ce jour-là, je ne me doutais pas que je ne le reverrai jamais plus.
Le Rhadamanthe que je connus après ma mort n'était plus qu'un reflet altéré de ma vie antérieure.


Le temps s'écoulait toujours. Le Roi Minos entra dans la légende comme tant d'autres avant lui. Réprimant l'injustice, gouvernant avec bon sens jusqu'à sa vingt-troisième année.

- Plus à gauche. La lumière du jour doit coïncider à l'heure exacte.
- Bien, Mon Seigneur.
L'homme abaissa tout de même ses pinceaux et regarda par-dessus son épaule.
- Mais je ne comprends pas. Pourquoi peindre ces griffons sans ailes ?
Sans même lui accorder mon attention, un sourire insidieux étira mes lèvres tandis que je scrutais la lande au loin, par-delà ma cité et les champs fertiles.
- Dis-moi, Méphilis...
Je me retournai et l'autre se raidit aussitôt en balbutiant.
- Ma...Majesté ?
- Qu'es-tu en train de représenter, au juste ?
- Un... griffon, Seigneur Minos, répondit-il hébété.
L'artiste tressaillit sur ses vieux os lorsque je lui ris au nez. Il regarda péniblement autour de lui, désarmé et confus.
- Les peintres de la Cour sont-ils donc tous aussi ignorants ? dis-je en m'avançant.
Ne sachant quoi répondre, l'homme recula sans me perdre des yeux et retint son souffle lorsque je m'arrêtai face au mur près du trône.
- La tête d'aigle, commençai-je en désignant l'esquisse crayonnée de la façade. Elle représente celui qui m'a légué le pouvoir, le Seigneur Zeus.
Je descendis l'index le long du dos de l'animal.
- Et le corps du lion, qui représente le Roi. Le griffon est le symbole des monarques.
Lui jetant un regard acéré, je me détournai du mur et allai m'installer sur le siège royal.
- Astérion ne vous a pas appris cela ?
- Mais Monseigneur, insista-t-il, ces créatures ont toujours été représentées ailées.
Mon soupir d'ennui ne dû lui présager rien de bon, car il retourna immédiatement travailler sur la fresque du palais. J'écoutais le frottement de ses pinceaux sur le mur en fixant le dallage à mes pieds.
- Méphilis...
Il se figea à l'instant même.
- Les ailes du griffon représentent une liberté que je n'aurai jamais.
Je tournai la tête et lui adressai un sourire.
- A défaut d'être un gardien du ciel, je garderai depuis Knossos mon peuple tout entier, et peut-être une fois mon heure venue me sera-t-il permis de m'envoler vers notre Seigneur.


- Seigneur Minos, vous ne pouvez quitter la cité comme bon vous semble !
Je ne supportais pas ces dames de beauté qu'Astérion faisait entrer à la Cour. Les avoir constamment sur mon dos à me regarder de biais avait, je crois, de quoi me rendre malade. Devais-je vraiment me justifier auprès de ces bécasses bonnes qu'à être regardées ? C'est en me posant ce genre de questions que je m'entendais la plupart du temps répondre malgré tout.
- Personne ne s'apercevra de rien, répondis-je en accélérant le pas, le visage dissimulé sous une cape. Père s'occupera du trône en mon absence.
- Mais Monseigneur, poursuivit l'une d'elles, les festivités données en votre honneur vont…
Je refermai la porte derrière moi avant d'en entendre plus et descendis me mêler à la foule. Méconnaissable au milieu du peuple, seules les longues mèches blanches qui cascadaient le long de mes joues auraient pu trahir mon identité. Fort heureusement, le marché était comme toujours très animé et les gens ne prenaient même pas la peine de faire attention à ce qui les entouraient. Ainsi traversais-je Knossos tête baissée tel un étranger sous le couvert de la nuit.

Tous les ans la même rengaine depuis mon couronnement. C'était mon anniversaire, et l'on s'attendait comme toujours à ce que je m'investisse pour célébrer par la même occasion l'arrivée du printemps. Les plus nobles venaient de loin dans l'espoir de me rencontrer et me souffler tout bas leurs inintéressantes anecdotes de l'année, quand ce n'était pas pour me parler « subtilement » de leurs filles.

Je ne supportais pas tout ce qui se rapprochait de près ou de loin à des cérémonies. Surtout quand j'en étais le point central. Les puissants m'agaçaient, les plus modestes me cassaient les oreilles, mes conseillers me harcelaient.

J'avais besoin de respirer loin de la ville.

Et c'est ce que je fis.

Les précédentes fois, j'avais fait le voyage et étais monté au sommet du Mont Ida avec mon frère aîné. Je ne sais pas exactement ce que nous étions venus chercher à cet endroit précis, mais nous nous étions toujours assis sur le même flanc de la montagne et avions contemplé en silence la mer de Crète qui se fondait dans la brume lointaine.
Lorsque je m'assis à cette même place qu'un an plus tôt, la solitude se fit quelque peu désagréable et je crois que Rhadamanthe me manqua à cet instant.
Je me pris à imaginer ce qu'il était devenu depuis que je l'avais écarté de notre pays, me demandant s'il était heureux ou même simplement en vie. S'il m'en voulait.

Quand mes réserves d'eau et de nourriture vinrent à manquer, je quittai mon perchoir au sommet du royaume et redescendis le pic jusqu'au petit village d'Anoghia pour me ravitailler avant de rentrer à Knossos.

Bien qu'ayant tous entendu parler du Roi Minos, les gens d'ici ne m'avaient probablement jamais vu et ne s'attendaient certainement pas à ce que je passe par chez eux, aussi puis-je me balader à ma guise, mon capuchon rabattu sur les épaules.
Cependant, ce que j'entendais à chaque coin de rue me fit monter l'amertume à la bouche. Mensonges, hypocrisie et sournoiseries jalonnaient les rues bien plus que les nobles vertus que je me devais de défendre. Les hommes étaient pleins d'orgueil, les femmes distillaient leur venin et se faisaient passer pour ce qu'elles n'étaient pas.

Mère disait souvent qu'une fois Roi, je serai seul. Que rien ne me permettrait d'échapper à ce destin. Et ce jour-là, me sentant si étranger parmi les miens, je compris qu'elle avait raison.


Le chat qui m'avait été offert quand j'étais jeune fut retrouvé mort un matin, terrassé par la maladie. Ce qui me surprit fut l'émotion qui m'étreignit à cette nouvelle alors que j'avais presque oublié jusqu'à l'existence de cet animal.

Dans un état un peu second –et n'ayant rien de mieux à faire, je me demandai tout au long de la journée si l'homme ne s'attachait aux choses que parce qu'elles le rattachent en retour à des souvenirs.
C'est en songeant à cela que je demandai à ne pas être dérangé ce même soir.

Les jardins du palais commençaient à revêtir les chaudes couleurs de l'automne et le soleil couchant illuminait les rouges et les ocres riches des arbustes. Je venais faire le deuil d'un infime fragment de mon enfance sans même le savoir, ne sachant ce que je recherchais à travers la solitude.
Une odeur épicée flottait au-dessus de Knossos. A en croire mes oreilles, de la musique égayait la place du marché et je pouvais aussi entendre les gens circuler et se parler au niveau inférieur, par-delà les murailles.

Je tournai la tête vers l'arbre par lequel j'avais pris l'habitude de m'échapper de l'enceinte du palais. Il n'était pas bien haut mais permettait à un jeune un tant soit peu agile d'atteindre le sommet des murets. Ainsi perché, je m'accoudai cette fois-ci et observai simplement ma ville dans la lumière déclinante, laissant mes yeux vagabonder d'un individu à l'autre.

Tous se ressemblaient.

Tous, sauf celui sur qui mon regard se figea. La plus ravissante des créatures, un garçon si radieux qu'il semblait nous avoir été offert par les Dieux. Milétos.
Il dansait avec un petit groupe entre les piliers d'un promontoire, le long de l'artère principale, captivant les passants de par sa beauté. La musique l'accompagnait plus qu'il n'accompagnait la musique, comme si elle eut été écrite pour lui.
Il fit un tour sur lui-même et mon cœur se souleva. Le voile blanc de sa tenue révélait subtilement son teint de porcelaine et la grâce de chacun de ses mouvements. Ses pieds nus étaient de la plus exquise délicatesse, ses cheveux oscillants entre le doux bleu de la mer et du ciel, ses yeux deux perles sombres aux reflets de saphir.

Je le contemplai longuement depuis ma muraille, le rêvant une fois encore à mes côtés, m'appartenant. Ses lèvres contre les miennes, la chaleur de son corps dénudé sous mes doigts.
Un frisson brûlant me traversa de part en part.

Je redescendis de l'arbre peu après, l'esprit engourdis.

Milétos ne suscitait aucun souvenir en moi, alors pourquoi cet attachement démesuré ?


Lorsque l'hiver vint geler les landes de Crète, j'entrai officiellement en guerre contre deux nations différentes. Knossos se vida d'une grande partie des hommes valides, et tous furent envoyés composer les flottes de chacune des villes côtières. Je laissai à mon père Astérion la charge du trône pendant mon absence et combattis aux côtés de mes hommes en Grèce puis dans de nombreuses colonies de l'Est, ouvrant la voie vers les contrées d'Asie centrale.

J'ordonnai dans un même souffle aux patries d'Egée Méridionale de patrouiller sur la mer et opposer résistance à tout navire pirate, défendant mon peuple sur tous les fronts.

Au bout de trois ans, les Minoens s'étaient étendus dans tout l'archipel, sur les côtes Africaines et jusqu'en Orient. Nos frontières avaient doublé de largeur, mettant à ma disposition un plus grand nombre d'avant-postes et d'unités. Nous n'avions jamais été plus puissants.
Les nations tombées à genoux avaient toutes accepté leur nouveau monarque et l'on commença à énoncer mon nom et celui de mon frère un peu partout. De grandes fresques contaient les exploits des deux héros civilisateurs et de la noblesse avec laquelle ils gouvernaient.

Où qu'il soit, Rhadamanthe entendait-il les échos de ma grandeur ? De la façon avec laquelle je poursuivais notre légende commune ? Me pardonnerait-il un jour ?


Je passai ma vingt-deuxième année à Knossos. Il faisait bon de rentrer, mais je me sentais comme dans une cage. Mes journées se résumaient à gérer nos colonies depuis le palais, recevoir moult ambassadeurs et autres régents, régler les problèmes intestinaux de l'empire sans oublier mes hommes, ici, en Crète.

La saison des récoltes de safran battait son plein et le commerce allait bon train. J'avais parfois l'impression d'être moi-même happé dans un cycle infernal qui se déroulait plus vite que je n'analysais.
Astérion insistait pourtant et n'hésitait pas à m'envoyer des poignées de conseillers pour m'épauler. Selon lui, je ne devais en aucun cas baisser les bras ou prendre du repos, car tous les regards étaient braqués sur moi. Et quand le vieux décidait de dévier le sermon, c'était la plupart du temps pour me reprocher de ne pas encore être marié. Comme si j'avais passé ces dernières années à simplement me tourner les pouces.

J'étouffais.

Les jours se firent plus longs au retour du printemps. Cette pression m'aurait peut-être effectivement moins pesé si j'avais eu l'appui d'une Reine, mais ma mère était morte et la seule personne que je désirais avait déserté la ville.
Le visage de Milétos hantait toujours mes rêves. Quand il arrivait que la Cour reçoive des danseurs et danseuses, c'était lui que j'imaginais onduler face à moi, dans ses vêtements blancs.
Une nuit, je voulus sortir du palais, fuir de Knossos où je me sentais si seul et partir à sa recherche, quand bien même je ne savais où le chercher et que la Crète abritait de nombreux hameaux perdus.
J'étais resté finalement dans mon lit, réalisant amèrement que l'exil de mes frères n'avait pour ainsi dire servi à rien si Milétos ne me revenait pas.

Les moissons passèrent. Un matin, Astérion vint confirmer mes soupçons : la Sicile nous déclarait la guerre et je dus envoyer de nouveau mes troupes combattre sur le front.
- Cette bataille est gagnée d'avance, me dit le vieil homme en se penchant sur notre table de logistique. S'attaquer à toi maintenant est pure folie.
Je ne répondis pas, faisant le tour de la pièce et détaillant du regard les griffons peints sans ailes le long des murs.
- Avec ta permission, mon fils, je vais tenter de dissuader le Roi de poursuivre cette guerre insensée.
- Soit. Mais qu'il se décide rapidement s'il ne veut pas que mes hommes déferlent sur lui.
L'été de cette année frappait particulièrement fort. Milétos n'était pas revenu et je m'enfonçais peu à peu dans un rythme de vie où je n'existais plus en tant que Minos mais en tant que Roi. L'espoir me fanait entre les doigts. Bon nombre d'assassins avaient quant à eux déjà essayé de me tordre le cou dans la nuit, sans grand succès. Je m'étais fait très tôt la promesse de ne jamais me laisser manipuler, ne jamais laisser un autre me passer devant, et les meurtriers furent enfermés dans les labyrinthes souterrains du palais.

Un après-midi de fête, durant la célébration des récoltes estivales, je profitai de l'absence d'Astérion pour m'éclipser par-dessus le muret du jardin, caché sous ma cape. Bien que la foule ne manqua pas de me mettre mal à l'aise, l'avenue du marché m'émerveilla de par sa richesse. Des fruits et légumes de toutes les couleurs étaient entreposés dans des paniers tressés, côtoyant nos meilleures épices. Des cracheurs de feu d'Orient avaient fait le chemin jusqu'ici et se donnaient en spectacle où l'espace le leur permettait. Des artistes itinérants façonnaient d'élégantes sculptures d'argile ou taillaient le bois sur leurs établis et des oiseaux aux plumes chatoyantes garnissaient une grande partie des étalages sous les toiles tirées en parasols. La musique Crétoise rythmait les rues tant et si bien que j'oubliai un instant mes problèmes, plus désireux que jamais de ne pas voir la nuit tomber.

Je descendis puis remontai l'allée de l'autre côté du palais, où l'animation cédait la place à un calme plus conventionnel. Là, des marchands au visage buriné vendaient tout un tas de plantes médicinales ou de grigris destinés à attirer les bonnes grâces des Dieux. J'avançais tête baissée quand une voix de femme m'interpella.
- Notre bon Roi désire-t-il que je lise pour lui l'avenir funèbre qui lui est réservé ?
Figé sur place, je tournai lentement la tête vers cette dame d'âge mûr qui ne pouvait que s'adresser à moi et qui m'avait reconnu malgré le capuchon.
Vêtue modestement, elle ne portait de valeur qu'un collier fièrement porté qui plongeait entre ses seins.
Je m'approchai d'elle, de crainte qu'elle n'éveille les soupçons en m'appelant une nouvelle fois. Son sourire se fit plus mielleux et elle m'invita à prendre place sur le tabouret face à son étal. Je me sentais terriblement gêné et soudain bien vulnérable. Je ne devais pas oublier que certaines personnes n'attendaient qu'un moment comme celui-ci pour se jeter sur moi et me faire goûter mon propre sang.
- Que voulez-vous ? demandai-je à voix basse sur un ton que j'espérais suffisamment cassant.
- Moi rien, gloussa la bonne-femme. Mais vous, Monseigneur, que souhaitez-vous savoir ? Je peux lire pour vous ce que les étoiles ne peuvent prédire.
Je roulai des yeux en retenant un soupir. Bien sûr, il fallait que je tombe sur la folle de Knossos…
Soudain bien tenté de la piéger à son propre jeu, j'annonçai rapidement :
- Où étais-je précisément le jour de mon quinzième anniversaire ?
A mon grand étonnement, la harpie ouvrit un petit coffret de bois qu'elle tenait entre ses mains et en tira des ossements qu'elle secoua entre ses doigts osseux.
- Voyons, marmonna-t-elle après avoir relâché les os sur son établi.
Les plis de son front se creusèrent mais son sourire ne disparut pas le moins du monde.
- Votre Majesté était au sommet du Mont Ida avec le Seigneur Rhadamanthe, élucida-t-elle.
Je retins une exclamation de surprise. Personne en dehors des gens du palais n'avait jamais su que je sortais de Knossos pour échapper aux festivités. Plus fascinant encore, Rhadamanthe était seul au courant de nos escapades sur la montagne.
L'étrange femme rit doucement en me voyant si désarmé, récupéra ses ossements et ajouta :
- Maintenant que je vous ai convaincu, que voudriez-vous savoir ?
N'hésitant qu'un instant, je trouvai dans les poches de la cape de quoi payer la vieille et déposai les pièces sur l'établi avec une seule question en tête.
- Je veux savoir si le cœur de Milétos m'appartiendra.
Je rougis en me trouvant parfaitement ridicule et immature, mais Milétos était tout ce qui m'intéressait, et fort heureusement la drôle de femme ne s'embarrassa pas de détails.
Elle agita ses restes de squelette, les lança vigoureusement et étudia leur disposition un long moment.
- Oh, mon bon Roi, me dit-elle après une éternité. Son cœur ne battra que pour vous et il vous sera entièrement dévoué, mais cela ne se produira que de la manière la plus inattendue qui soit.
- Comment ? m'exclamai-je en me penchant au-dessus des os éparpillés.
Mais la vieille se contenta de se murmurer à elle-même, l'air à la fois fascinée et déroutée.
Quand je compris que je ne pourrai rien tirer de plus de cette hurluberlue, je me levai et, rabattant un peu plus la capuche sur ma tête, je me détournai de la « boutique » de voyance.
- Seigneur Minos, me retint-elle alors. Je dois vous mettre en garde contre les dernières personnes que vous chérissez. Vos étoiles ne laissent planer aucun doute : vous allez mourir et endurer mille tourments.
- Je ne vais pas mourir, lui assurai-je en riant doucement.
Après tout, les personnes qui m'étaient chères n'étaient plus là. J'étais seul. Pourtant la femme aux ossements me répéta :
- Méfiez-vous, mon jeune Seigneur…
C'est quelque peu agacé par cette farce morbide que je rentrai au palais sur l'heure. J'y trouvai Astérion, la barbe drue et le teint délavé. Il était finalement rentré de son passage en Sicile, fatigué mais le regard déterminé.
- Le Roi veut te rencontrer afin de discuter d'une trêve et d'un potentiel accord de non-agression. Tu dois te rendre à Kamikos, en Agrigente, où un conseil t'attend.

Je devais donc quitter la ville au plus tôt.

Ce même soir à la veille du départ, étendu sur mon lit, je repensai à cette journée et tirai du meuble près de moi mon unique trésor : un ruban tressé que Milétos m'avait offert il y a longtemps. Caressant du doigt le tissu, je resongeai à ce que m'avait dit la folle aux prémonitions.
Elle m'avait assuré que j'aurai son affection tôt ou tard, et quand bien même j'aurais aimé pouvoir lui parler à cet instant et contempler son visage, la promesse d'être un jour lié à lui valait bien une éternité à l'attendre.


Je partis le lendemain aux aurores, accompagné d'Astérion qui tenait à m'épauler. Son soutien m'était précieux.
En m'éloignant sur le sentier ce matin-là, je tournai une dernière fois la tête vers ma cité florissante, ma majestueuse maison.
Je reviendrai, Knossos, Milétos.


Un soleil de plomb marquait le jour de mon assassinat. Parfois, je pouvais encore le sentir mordre ma chair et me tourner la tête. J'avais été convié loin de chez moi. Une histoire d'alliance avec un Roi Sicilien contre lequel j'étais en guerre depuis que ma renommée lui faisait ombrage.
Astérion m'avait accompagné, et je ne m'étais pas douté un instant de mon erreur.
"Minos, prends bien garde. Une fois couronné Roi, tu te retrouveras seul."
L'avertissement de ma mère résonnait sinistrement en moi tandis qu'on m'égorgeait dans mon bain.
Je n'avais rien vu venir.
Ce que je vis avant de mourir, en revanche, fut le visage du meurtrier.
Quelque chose en moi se figea.
Ce visage...
Albafica.
Non. Ce n'était pas lui, réalisai-je. C'était le garçon que j'avais aimé.


J'étais assassiné pour une raison qui me laissait de marbre. Le Roi de Sicile n'avait jamais eu l'intention de me rencontrer et m'avait fait tuer en chemin, se servant de mon père, que la folie rongeait depuis la mort de ma mère et de la rancœur de Milétos.
A cet instant où mes yeux se voilaient, je compris qu'il avait aussi fait étouffer Europe avant moi. Toutes ces années passées aux côtés d'une femme qui ne l'avait jamais aimé avait probablement gangrené son coeur. Astérion n'avait jamais possédé ce qu'il avait si ardemment désiré, et Rhadamanthe , Sarpédon et moi ne représentions qu'un éternel rappel de son échec.
Avait-il projeté de me tuer depuis qu'il s'était débarrassé de ma mère ?
Tout ceci n'avait plus d'importance et je me moquais de ce qu'un homme pouvait faire par désespoir. Ce n'était plus mon histoire.
Mais ce visage...
Les longs cheveux du garçon cascadaient sur ses épaules lorsqu'il se pencha sur le corps inerte de Minos. Impossible de me souvenir de qui il était, mais il avait très certainement été commandité par le vieux pour faire le sale travail, après quoi il ne pouvait qu'avoir touché une somme insensée et s'en être allé vivre par-delà la mer, les mains souillées du sang d'un Roi.
Quand le monde autour de moi redevint tangible, j'avais la gorge sèche et l'esprit embrumé. Cela faisait longtemps que je n'avais pas songé à qui j'étais. Mais d'un bout à l'autre, ma vie n'était qu'ironie aigre en bouche.
Ceci était mon monde. Je n'appartenais à aucun autre.
Je suis le Juge de la Noblesse des neuf Enfers. Je suis Minos, le Griffon ailé.