(Heero avance vers moi)
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Tu as fait le moins de bruit possible mais je te vois. Tu as couru sans t'essoufler, sans doute sur des kilomètres, ma cabane est plutôt isolée. Ils doivent attendre ton rapport.
Et ce rapport dira : « Duo Maxwell, porté disparu ».
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As-tu oublié ? Tu n'es silencieux que pour les autres, ceux qui n'ont pas connu la guerre comme nous l'avons connue. Je peux t'entendre venir à des kilomètres, généralement, je te ressens avant de te voir, une chaleur en moi sans équivalent.
Je suis toujours heureux de te voir.
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C'est aujourd'hui un jour spécial. Tu écartes les taillis et tu ne souris pas, tu me détailles même. Oh, je sais, tu vois, j'imagine que j'ai vieilli et que j'ai changé depuis la dernière fois où nous nous sommes vus et enlacés. C'était un autre temps, c'était il y a de trop longues années pour que ton odeur reste sur mes vêtements et ma peau, comme quand nous étions ensemble au combat.
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Tu t'es effacé, ton odeur et ta présence, tu les as emportés avec toi.
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Tes cheveux sont libres au vent. J'aime y passer ma main, toucher une tête aimée, aux doux cheveux qui n'évoquent pas la guerre mais une Asie des forêts, des temples à la force tranquille.
Et toi, tu cours presque, tu sembles glisser au sol. Tu caressais souvent ma tresse, c'est vrai.
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Tu m'aimes ?
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Le soleil perce à travers les arbres et mes cheveux sont parfois auréolés de lumière. Les herbes plient avant même que tu ne passes. Ton souffle te précède, puissant, profond, une machine qu'on arrête plus, qu'on n'a jamais arrêté.
Une machine qui me protégeait jadis, je me souviens.
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Pauvre de nous, parce que tu sais que je ne plierai pas, comme je sais que tu ne partiras d'ici qu'une fois ta mission accomplie. Et pourtant nous nous aimions.
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Dans cette clairière me semblent être concentrée toute la haine de l'univers, là, à l'instant, elle est dans tes yeux, mais je sais que ton cœur m'est toujours acquis. Sinon, tu saignerais à mort, je suis incrusté en toi.
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Je porte en moi ce qui fait plier les Hommes qui sont de retour chez eux, après la guerre. J'ai en moi la folie de la mort et l'absurdité de la vie ; adolescent qui combattait sans savoir et qui aurait dû mourir ensuite.
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Le fil d'Ariane qui nous guidait nous offrit les plus beaux moments parce que J, les colonies, l'ordre des choses, la beauté des romans et des épopées nous imposaient de mourir. Nous n'aurions vécu que pour détruire, les derniers feux de joie éteints, tout ce que nous avions contribué à édifier. Et nous le fîmes.
Les soldats du juste doivent être jetés dans la fosse avec les vaincus, comme ceux qui conçurent les pyramides y moururent. Pour ne pas détruire. Parce que le renouveau exige que les cicatrices guérissent et disparaissent.
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Nous nous retrouvons enfin. La distance se réduit. Tu me submerges, encore une fois.
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C'est ça l'amour. C'est le sens. Je t'aimais, Heero, et tu m'aimais. Les peuples l'auraient gravé sur nos tombes après nous avoir fait disparaître. A nos enterrements, le vieux J aurait pleuré et c'aurait été de vraies larmes, n'en doutons pas. De vraies larmes.
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Tu es proche de moi à nouveau. Des moineaux volent de chêne en chêne. La forêt retient son souffle. On s'est aimé ici, je le sens. L'âme des amoureux hante cette clairière. Derrière elle se tient l'ombre du malheur, mais elle nous est plus familière.
Elle a posé un pied froid à l'autre extrémité du bois, et elle se traîne vers nous de toutes ses forces.
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Comment les choses ont-elles pu si mal tourner ? Je ne me souviens pas quand, exactement. Quand tout s'est déclenché, quand ils ont tué Réléna, et que le nouvel ordre, fragile, a été définitivement brisé, où étions-nous ?
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Ah oui. Toi, et moi nous tentions d'écrire notre histoire. Nous nous embrassions et les autres étaient en bas, devant la cheminée.
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Puis la mort, la porte arrachée de ses gonds, le combat dans la planque, des heures que je n'ai jamais pu rejoindre complètement : leur souvenir se dérobe à moi. J'ai continué de courir pour sauver Quatre, alors même qu'il était mort depuis des mois. Je cours encore pour les sauver tous, ma famille.
Je sais aussi ce que je n'ai jamais vu ; les armures mobiles attendaient patiemment dans le hangar, elles luisaient doucement sous les néons et elles étaient mortes.
Puis ils les ont brûlées. Ils ont tout brûlé, et le monde criait et ses poutres antiques, les mécanismes de solidarité, l'espoir, la résistance, grinçaient et s'entrechoquaient dans les villes aux rues sanglantes.
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Le monde dans lequel nous avions grandi, pour lequel nous nous étions battus, était déjà mort ; nous défendions une charogne qui, en silence, s'était décomposée, et dont nous ignorions la puanteur. Nous étions en retard dès lors que nous avons pris les armes.
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Et des innocents sont devenus des monstres, et les monstres au moment de mourir sont redevenus des enfants.
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Et Quatre. Trowa. WuFei. Le feu et les cendres.
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J'étais prêt à mourir ce moment là, puis la douleur est passée, leur souvenir était souillé, et je n'étais déjà plus digne de mourir pour eux.
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Et nous, nous avions disparu. La symphonie du clair de Lune, Beethoven, résonnait dans mes oreilles et J était condamné à mort. Et ces valses sous les dorures. L'absence de Réléna, qui se plaçait entre chaque couple, entre les mères et leurs enfants, les pères et les fils ; le Crime aux mains de cristal qui tombaient en toile des lustres pesait sur nos têtes, et nos pieds étaient lourds.
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Et ton souffle, Heero, ce souffle d'homme, quoiqu'on en dise. Il était court quand tu pleurais avec moi.
Nous nous sommes dit adieu dans la douleur, implicitement, toi et moi. Je partais de plus souvent dans les colonies et je jouais avec Solo, j'étais un enfant, je jouais, le père Maxwell était là, et je me réveillais en sueur, dans le noir.
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Je rêvais de tous ceux dont l'absence, tous les jours, nous minait. J'ai passé des mois dans le silence et tu voguais à travers ton enfer personnel. Trowa enlaçait Quatre dans l'obscurité et Wu plaisantait avec moi dans les planques que nous occupions à deux.
Ils me murmuraient ce que chantent les morts aux vivants et je crois, Heero, que tu les entendais aussi. Et lorsque j'écartais les rideaux et qu'il fallait nous réveiller, nous n'étions désormais baignés que de lumière crépusculaire.
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Le jour se lève aujourd'hui, sans que je puisse réfléchir aux raisons qui font qu'aujourd'hui tu vas me tuer.
Elles forment un écheveau froid et piquant, implacable et flou, insaisissable, mortel.
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Alors, juste te dire que je ne plierai pas. Parce que Quatre avait raison : à l'heure où l'Homme meurt, le vrai paradis se dévoile à lui : jamais le monde ne m'avait paru si beau.
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Nos armes luisent à la lumière d'un soleil qui m'aveugle. Quelque part, l'oiseau chante une chanson mélancolique alors qu'un vent léger agite tes cheveux et ma tresse.
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Je sens ton parfum d'ici. C'est un parfum d'Asie et de métal, un parfum de la Terre et des Colonies.
Tu portes sur toi l'odeur originelle, celle pour laquelle se battirent les Colons et les Terriens, sans savoir que la fragrance n'existe que chez ceux qui ont vécu dans les Colonies et sur Terre et qui ont aimé la vie où qu'ils soient.
Elle nous est commune. Cette brume si ténue, je l'appelle espoir.
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Chutons ensemble alors, Heero, puisque tu dois tirer et que je dois tirer, chutons ensemble. L'herbe est douce et le soleil réchauffera nos corps encore jeunes, quoiqu'on en dise nous nous aimions.
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La mise en joue est toujours experte, comme dans les vieux films que nous regardions parfois tous ensemble dans une planque à Paris, dans nos jeux d'enfants : Madrid, Naos, New-York, Tokyo, Vladivostok, Yelle, ces lieux désormais vides où nous fûmes heureux le temps de quelques moments d'éternité, les forêts de pins au soleil, nos marches dans la neige et la pluie sur ton dos Heero, les couloirs du Centre et le bureau du docteur J, les plages et les lycées, l'innocence et les baisers furtifs.
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Quatre, Trowa, Wufei, j'ai tenu pour vous la lampe dont le rayonnement faiblissait dans un monde devenu noir.
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Et j'ai perdu Heero dans l'obscurité, pour le retrouver dans la lumière.
C'est un instant.
