Cette ville était pathétique et ennuyeuse.
Alec gara sa voiture dans la rue, sur un emplacement réservés aux habitants du quartier, prit les trois ou quatre sacs de courses dans le coffre et monta les trois étages jusqu'à son studio avec l'ascenseur. Il les faisait sur Internet habituellement, mais le docteur lui avait conseillé de les faire lui-même, pour « sortir un peu et rencontrer du monde ». Il s'était rendu au supermarché de Remisvall, avait pris un panier, rempli de trucs qu'il aimait manger, pas trouvé le sel, finit par acheter pour moitié des plats tout prêts et payé sans décrocher un mot à la caissière. Il était ensuite rentré dans son studio meublé peu reluisant, avait eu une vague volonté de faire le ménage rapidement effacée par la meilleure des maladies : la faim.

Il déchira un des sacs plastiques, prit une pomme et s'installa devant la télé. Il y avait un moment qu'il n'avait plus eu aussi faim ; il mangeait par habitude et jamais grand-chose. Il s'attarda un instant dans ses pensées sur la bizarrerie du fait avant de se concentrer sur les actualités. C'était toujours plus ou moins les mêmes histoires : les guerres dans le monde, la politique, le sport, une ou deux catastrophes plus ou moins naturelles et plus ou moins catastrophiques. Ensuite, on passait aux infos locales, et là, Alec était toujours déçu. A croire que personne ne tuait jamais personne dans cette région. Il avait espéré pouvoir casser sa frustration de ne plus pouvoir travailler en regardant d'autres faire à sa place, mais même pas. Alors il se reportait sur les fictions télévisées et poussait un soupir exaspéré à chaque fois que quelque chose n'était pas cohérent.

Il voulait trouver du travail, mais quelque chose l'en empêchait. Il n'avait pas de problème pour vivre, loin de là - ses économies étaient bien garnies et il ne dépensait pas grand-chose pour vivre - mais parfois, il avait du mal à l'admettre, il se sentait seul depuis trois mois passés dans ce studio à se détruire les yeux sur l'écran de télé. Pour être calme, c'était calme : d'après les analyses qu'il allait faire chaque semaine, son état de santé s'améliorait de jour en jour ; mais depuis un ou deux rendez-vous avec son médecin, ce dernier lui avait demandé si tout allait bien, s'il se plaisait à Remisvall, s'il n'était pas en train de faire une dépression.

Alec lança son trognon de pomme pile dans la poubelle qui débordait un peu. Il jeta un coup d'œil par la fenêtre ; il avait cessé de pleuvoir et un soleil glacial d'hiver faisait briller les gouttes d'eau sur ses vitres et celles des autres. Il lui prit l'envie de sortir respirer. Il enfila son manteau et descendit les escaliers. Pendant son excursion au supermarché, il avait repéré un petit square avec des bancs. Il s'assit sur l'un d'eux, étalant bien le bas de son manteau derrière lui pour éviter de se mouiller. Il avait neigé quelques jours auparavant ; la pluie et le redoux n'avaient pas tout à fait effacé les traces blanches salies par la terre et les pas des promeneurs. Il regarda les enfants jouer dans la neige, tenter de faire un bonhomme malgré le peu de matière, et rire. Il songea un instant à Broadchurch, à Miller. Son histoire était terrible, mais elle n'était pas seule. Des mois qu'il n'avait pas revu Lucy. Qu'est-ce qu'il n'aurait pas donné pour retrouver sa fille, avec sa bonne humeur qu'elle tenait de sa mère, pour qu'elle lui lance une boule de neige...

Il s'arrêta dans ses réflexions. Il avait senti le banc bouger et pencher légèrement vers l'autre bout. Il tourna à peine la tête. Quelqu'un d'autre s'était assis à côté de lui.
C'était une femme. Elle semblait encore jeune, peut-être quelques années de moins que lui, les cheveux courts bruns, le regard bleu très foncé, presque noir, et le bout du nez tournés vers le ciel. Elle portait un pantalon de toile droit et ample, des chaussures en cuir à lacets et une simple veste malgré le froid ambiant. Ce qui surprit Alec, surtout, c'était qu'elle était assise exactement dans la même position que lui, les jambes un peu écartés, les coudes sur les genoux, les mains jointes croisées, un peu penchée vers l'avant. Sauf qu'elle ne le regardait pas lui, mais les enfants. Elle poussa un soupir.
Elle dut finir par se rendre compte qu'il la regardait car elle se tourna vers lui. Il se détourna aussitôt, gêné de cette soudain attention. Elle ne répondit rien et se remit à regarder dans le vague. Il attendit d'être sûr qu'elle ne s'intéressait plus à lui pour tourner à nouveau sa tête vers elle.
Leurs regards se croisèrent.
Il resta un instant comme bloqué. Il savait que plus il restaient là, les yeux dans les yeux, sans cligner, plus la situation devenait gênante et qu'il faudrait lui parler, ce qu'il ne voulait pas faire. Cependant, il restait comme hypnotisé, jusqu'à ne voir plus que ces deux yeux, leurs nuances un peu floutées par une presbytie naissante dont il aurait aimé à ce moment précis être débarrassé. Il ne sut trop comment, mais après une longue seconde sans bouger, ils se détachèrent l'un de l'autre. Une longue minute s'écoula pendant laquelle ils restèrent complètement paralysés. Alec s'aperçut qu'il tremblait un peu, mit ça sur le compte du froid et réussit à se maîtriser.

-Bonjour, dit-elle en regardant un arbre.
-Bonjour, répondit-il, fixé dans la contemplation d'un buisson.

La seule chose positive, c'était qu'elle avait l'air tout aussi à l'aise que lui. Il eut la sensation confuse de devoir dire quelque chose, briser ce silence dans l'air froid de ce début d'après-midi d'hiver. C'était comme s'il perdait brusquement la totalité de ses facultés cérébrales. Il n'avait jamais vécu ça avant, à part le lendemain du jour où il avait découvert que Kate l'avait trompé. Et encore, ça avait été progressif, retardé, prévisible ; mais la foudre lui était tombé dessus et il ne put rien faire d'autre que parler.

-Je suis Alec. Alec Hardy.

Pourquoi est-ce qu'il disait ça ? Elle n'en avait probablement rien à faire. Mais non, car elle répondit, toujours sans le regarder :

-Et moi Alexa Jones.

Encore un long temps de silence. Il avait l'impression qu'on lui avait cassé un oeuf cru sur la tête pour l'assommer et à présent il sentait le blanc lui dégouliner de partout tellement il avait honte.

-Vous êtes nouveau en ville ?
-Je... oui, j'habite ici depuis seulement trois mois.

Pourquoi était-il aussi timide ? Il n'était pas ainsi d'habitude. Il avait plutôt tendance à être cassant, terre à terre, platonique. Là, c'était comme si elle avait une sorte d'aura qui perturbait les ondes émises normalement d'un de ses neurones à un autre - rendant toute communication inter-cérébrale très compliquée.

-Je me disais aussi, répondit-elle. Je ne... vous avait jamais vu.
-Moi non plus, répliqua-t-il précipitamment.

Il se mordit la lèvre. Quelle réponse stupide ! Il se prit la tête dans les mains dans une pose qui, l'espérait-il, parviendrait à cacher la rougeur excessive qui l'avait pris aux joues.

-C'est... bien de voir arriver de nouveaux habitants. Cette... cette ville est un peu morne, si vous voyez ce que je...
-Oui, je comprends.

Il était vrai que ses douze semaines et demie passées ici n'avaient pas été des plus palpitantes. Et pourtant, il s'agissait quand même d'une ville en bonne et due forme, à peine plus petite que Broadchurch, avec un centre, une mairie, et même un centre de police attitré. Il aurait déménagé dans un trou perdu avec trois maisons et deux rues, il aurait compris. Remisvall était comme un vieux chat fatigué qui n'en finit plus de prendre ses aises. Même Halloween, une semaine auparavant, n'avait pas réussi à apporter un peu de vie dans les rues. Aucun enfant n'était venu lui demander de bonbons - non pas qu'il en avait acheté. Noël apporterait peut-être son lot de faits divers arrosés au champagne, mais rien n'était moins sûr.
Enfin, il aimait mieux cette ambiance d'anonymat général qu'une ville ou tout le monde se connaissait. Au moins, ici, il avait la paix.

-Au fait, qu'est-ce que vous venez faire dans le coin ? demanda-t-elle d'un ton clair.
-Je... rien de particulier.
-Vous venez travailler ici ?
-N... non. Je suis... je ne travaille pas, en ce moment.
-Pourquoi ?

Il ne répondit pas ; il ne savait pas vraiment comment expliquer sans raconter des choses qui étaient personnelles et puis, il n'avait pas envie d'en parler de toute manière.
Quelque chose en lui se tordit. La courtoisie n'était pas une de ses vertus principales, mais il avait toujours un reste de culpabilité quand il se montrait ainsi impoli. Surtout envers elle, qui semblait inexplicablement prendre de l'importance pour lui à une vitesse exponentielle.

-Si vous cherchez du travail, je vous conseille d'aller voir à la mairie. Ils cherchent des gens pour faire de la saisie de données. Ils payent bien et c'est à la portée du premier venu.

Bien, à présent, elle sous-entendait qu'il était un imbécile. Ce genre d'attitude lui hérissait le poil.

-Et vous, vous faites quoi ? répliqua-t-il d'un ton acide.

La partie de lui qui était un peu sexiste se mit à hurler « Secrétaire, caissière, femme de ménage, un métier nul pour les femmes stupides qui ne savent rien faire de leurs dix doigts ». Il refoula ces pensées. Alexa - il l'appelait déjà par son prénom, Seigneur Dieu - n'avait pas l'air d'une caissière de toute manière.

-Moi ? Je suis DI de Remisvall, je travaille au bureau de police de la ville, rétorqua-t-elle.
-Oh.

Elle poussa un soupir. Il sentit son sang se glacer.

-Je viens juste d'être nommée, alors j'étais venu ici passer un peu temps et... réfléchir. Mais... - elle consulta sa montre - je crois que je dois partir. Au revoir, Alec.
-Au revoir.

Elle avait débité sa dernière réplique d'un ton amer qui n'allait pas bien avec le texte déclamé. Quelque chose en elle était cassé, il l'avait senti. Les gens qui ont en eux quelque chose de cassé se reconnaissent toujours entre eux.