« C'est quoi ta plus grosse connerie ? »

Sa voix résonne dans mon crâne, encore et encore. J'augmente le son de mon mp3 comme si ça pouvait la faire taire et je continue de marcher furieusement.

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Je ne sais même pas pourquoi je parle à ce mec que je connais à peine et seulement depuis que j'ai pris le bus pour la première fois pour mon premier jour de sixième. Il n'est pas méchant, juste un peu benêt. Un tantinet attendrissant au fond. Mais rien ne m'attache à lui. Et pourtant je lui parle de tout et de rien pendant que nous attendons le bus pour rentrer chez nous. Etonnamment, je n'ai pas de mal à échanger avec lui, contrairement à ce qui pourrait en être avec d'autre.

-C'est quoi ta plus grosse connerie ? , me demande-t-il.

Je réfléchis quelques secondes mais absolument rien ne me vient. J'ai toujours été quelqu'un qui n'a jamais fait de vagues, qui n'a jamais voulu se faire remarquer pour qu'on ne note jamais ma différence.

-J'en sais rien. , soupiré-je.

-Moi c'est quand j'ai menti à la police.

Je fais semblant d'être étonné en ouvrant de grands yeux pour l'encourager à continuer et ne pas avoir à parler. Je l'écoute distraitement d'une oreille, ratissant mes pensées encombrantes de surface. Je me remémore avec douleurs les confessions faites à ma psy aujourd'hui.

-Elle m'a fait croire qu'elle s'était faite agressée tu vois. Donc elle a voulu porter plainte et comme je lui faisais confiance j'ai confirmé ce qu'elle disait.

« Vous semblez méfiant, je me trompe ?

-Non. Je le suis avec tout le monde.

-Il n'y a personne avec qui vous ayez abaissé vos barrières ?

J'inspire un grand coup pour chasser la boule qui rampe pour venir entraver ma gorge.

-Si mais… »

-Du coup j'suis passé au tribunal et j'ai failli me taper trois mois de taule.

-Ah ouais ? , m'exclamé-je pour la forme.

Il acquiesce et continue son assommant monologue. A mon plus grand soulagement le bus arrive et me délivre de la discussion. Je monte et part m'assoir à côté d'un ami qui m'attendait. Il me sourit.

-T'as loupé le rattrapage du bac blanc d'histoire, veinard !

Je fais semblant de m'étonner :

-Ah ouais ? Oh merde ! C'était sur quoi ?

-Un truc qu'on a jamais fait.

Il s'esclaffe.

-Heureusement le pion qui nous surveillait a cherché des infos pour nous sur internet !

Je ne réponds rien et me contente de lui sourire faussement. Inconsciemment, presque naturellement, je viens de prendre une décision.

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J'entends un véhicule arriver au loin. Tout en continuant de marcher, j'enlève mon écharpe, remonte ma capuche puis la remet autour de mon cou. Lorsque la voiture arrive à mon niveau, je baisse la tête et la tourne de l'autre côté pour que le conducteur ne puisse pas voir mon visage.

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« Elle se penche vers moi dans le but de me prouver que j'ai toute son attention. Alors que je persiste dans mon silence elle demande :

-Cette personne en qui tu as confiance… Ce n'est pas quelqu'un que tu as inventé au moins ?

Je déglutis et fait non de la tête. Ce serait tellement moins douloureux si c'était le cas »

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Je prévois plus ou moins de m'arrêter et faire demi-tour au hameau suivant, n'ayant jamais dépassé cette limite. Mais le doute m'assaille. Et l'envie de continuer aussi. J'inspire un coup et décide d'aviser une fois arrivé là-bas.

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-A demain alors ! , me lance mon ami avant de sortir du bus.

-Ouaip à demain.

Je lui souris tandis que je me dis calmement que cette réponse est fausse. Il ne me reverra pas demain.

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Involontairement, je ralentis alors que j'arrive à l'endroit que je m'étais fixé. Je m'imprègne du calme qui y règne, de la beauté du manoir qui domine les lieux et pars m'assoir sur le muret de pierre au bord du petit lac à la surface doucement irisée par le vent. Inspirant profondément, profitant de la fraîcheur que m'offrent les bords de l'eau pour me remettre de ma marche frénétique, je savoure le contraste que ça me procure avec le feu qui prend mes muscles. Je jette un œil sur le saule pleureur qui une semaine plus tôt abritait mon vélo lors d'une escapade tandis que je me reposais au même endroit. J'en étais revenu. Et aujourd'hui ?

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« Alors ?

-Alors il est réel. C'est juste que… Bientôt il ne le sera sans doute plus.

Quelques larmes me montent aux yeux et en croisant le regard compatissant de la psy, elles s'échappent sur mes joues. Je reste stoïque en la maudissant. »

Ce dialogue encore dans ma tête, je descends du bus, plus serein que jamais. J'attends qu'il parte, que mes voisins qui habitent dans cette rue rentrent chez eux. Je regarde le bus s'éloigner et sans penser un seul instant à prendre la rue pour rentrer chez moi, je le suis, prenant la direction opposée de ma maison. Mon sac de cours sur le dos, j'enfonce mes poings dans mes poches et quitte le plus rapidement possible mon village.

« C'est quoi ta plus grosse connerie ? »

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« Je suis désolée. Tu le connaissais depuis longtemps ?

-Je le connais depuis bientôt six ans. Et il n'est pas encore mort vous savez.

Mon ton froid ne lui fait faire qu'hocher la tête en fermant les yeux, une mine désolée s'accrochant à ses traits.

-Il est l'un des rares a avoir compris qui je suis vraiment. Et a l'avoir accepté. Plus qu'un ami ça a été une motivation pour me lever le matin et le rejoindre. Pour pas l'abandonner alors que lui m'a tendu la main.

-Mmh, je comprends.

Je n'en suis pas si sûr mais je préfère ne pas le lui dire.

-Ca fait longtemps que j'ai pas dit ça à propos de quelqu'un parce que j'ai beaucoup de mal à m'attacher aux gens mais… J'crois que tiens vraiment à lui. »

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Sans m'en rendre compte, je me lève et reprends ma marche. J'ai à peine le temps de me dire que je devrais rentrer chez moi que je m'éloigne déjà du village en direction du suivant. Je laisse ma tête dodeliner au gré de mes pas rapides et de la musique que j'écoute. Mes écouteurs placés au-dessus de mes oreilles me permettent également de profiter de l'agréable bruit du vent dans les branchages des petits bois qui parsèment les champs, des piaillements des oiseaux qui ont fait leur retour depuis peu mais aussi des sifflements des voitures filant à toute vitesse au loin. Je relève les yeux pour observer le soleil qui se couche. Même si je décidais de faire demi-tour maintenant je ne serais jamais de retour chez moi avant ma mère et encore moins avant qu'il ne fasse nuit.

Alors je continue en essayant d'oublier mes courbatures. Et mon envie de ne pas m'arrêter, ne pas retourner en arrière. Elle me fait peur. Parce qu'elle m'appelle avec puissance à absolument tout quitter elle me fait peur. Et me comble de bonheur. Parce que ma liberté et là, juste là, au prochain pas que je ferais. Encore et encore.

« C'est quoi ta plus grosse connerie ? »

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« Je vois qu'on va devoir s'arrêter là. Ca te dérange pas ?

Ai-je le choix ? Je lui réponds que non même si mes yeux sont encore trop humides à mon goût. Pour ne palier à notre habitude, je prends rendez-vous pour la semaine prochaine, même jour, même heure, lui sert la main, lui tends le chèque et quitte son cabinet. Mon portable vibre. Mon cœur fait un bon en lisant le nom de l'expéditeur : c'est lui. Je me dépêche d'ouvrir le message pour avoir de ses nouvelles, impatient de lire ses mots. Mais ce n'est pas lui qui a écrit.

*C'est terminé. Il vient de nous quitter. Rappelle-nous rapidement.*

Hébété, je sors de l'immeuble et prends le chemin de la gare routière. Le vent fouettant et refroidissant mon visage me fait rendre compte que mes joues sont mouillées. Je les sèche vivement en anéantissant un sanglot par une grande inspiration que je tente de maîtriser en vidant mon esprit. Pour m'empêcher de m'effondrer contre un mur, je marche le plus rapidement possible en ignorant le regard des gens sur moi. J'en ai l'habitude. Même si avant, il m'aidait à les affronter. »

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Je crois m'être habitué à mon souffle court rythmant ma marche frénétique et spontanée. En tout cas il ne m'empêche pas de la continuer. Peut-être parce que je suis trop perdu dans mes pensées pour ressentir une quelconque douleur. J'ai tout de même le reflexe de détourner la tête dès qu'une voiture me dépasse. Je ne veux pas qu'on me voie, qu'on me reconnaisse ou qu'on puisse donner des informations sur moi si je venais à réellement suivre mon envie et ne jamais retourner chez moi.

Je me rends compte à quel point cette idée est stupide. Je n'ai rien à manger, nul part où dormir et surtout, je n'ai pas d'argent. Mais me sentir aussi apaisé me force à oublier tout ça.

Mais pas ça :

« Je sers la mâchoire mais me force à paraître calme. Ca ne le dupe pas. Il me connaît mieux que moi.

-Tu comptes vraiment leur laisser le plaisir de t'énerver juste pour leurs petites gueules ?

-Mais j'en ai marre de leurs réflexions !

-Justement. Si t'en as marre, arrête de leurs accorder de l'importance.

-C'pas facile…

Mon grognement le fait sourire. Il me frappe doucement dans le dos avec chaleur.

-C'est pour ça que je suis là et que je le serais toujours. Tu le sais. »

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La fatigue finit par me rattraper et je ralentis. Instinctivement, je tourne dans une rue puis me réfugie dans une ruelle qui monte en escalier en rétrécissant. Je monte les marches pour voir ce qu'il y a plus haut puis redescend, m'arrête en plein milieu, m'assois, m'adosse contre le mur en pierre. La différence entre ma chaleur corporelle et le froid de la nuit qui vient de tomber m'enveloppe dans une sensation de bien-être qui s'accentue par le silence du village et la musique qui passe toujours dans mes écouteurs, étouffée parce que je ne les porte pas. Confiant, je ferme les yeux et me laisse bercer par toutes ces sensations qui font que je me sens bien parce que j'ai quitté cet endroit que je haïssais, cette vie où plus rien ne me retenait.

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« Tu sais, je commençais à désespérer d'un jour trouver quelqu'un comme toi. , m'avoue-t-il.

-C'est-à-dire ?

-Une p'tite tête à forte personnalité et au caractère impossible qui s'fait ballotter par la vie et la société parce qu'il veut pas s'y adapter. J'pensais qu'on en faisait plus des comme toi.

-Tu parles comme un vieux.

-Je sais, je sais… Mat' ?

-Mmh ?

-J'suis ravi d'avoir croisé ta route. »

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Mes yeux s'ouvrent d'un seul coup sur l'obscurité qui m'entoure, percée par la tache orangée que projette le lampadaire sur le sol. Je m'étire et baille.

« C'est quoi ta plus grosse connerie ? »

Avoir cru qu'un jour il y aurait un mieux dans ma vie ? M'être réellement attaché à quelqu'un et me laisser surprendre par la douleur de son absence ? Penser que quelque chose de bien allait enfin m'arriver et perdurer dans ma vie ?

Quelque chose comme ça en tout cas.

Mais pas le fait de l'avoir laissé entrer dans ma vie. Et encore moins celui d'être enfin parti pour recommencer une vie aussi superbement qu'il n'a animé la mienne avant de mourir.