Je ne peux que la faire souffrir.
Je n'ai rien de positif à lui apporter. Je ne suis pas gentil, je n'ai jamais eu à l'être. Je ne suis pas doux, ni patient, ni conciliant. Je prend ce que je veux, quitte à détruire. On m'a forgé une armure. Ou plutôt une cage sur mesure. Avec assez de liberté pour que je reste tranquille jusqu'à ce qu'il soit trop tard mais avec des barreaux bien visibles afin que je ne me leurre pas sur mon futur. Je suis le produit de mon éducation. On m'a assené que la gentillesse est une faiblesse, j'ai compris la douleur avant l'amour. L'amour... l'ai-je jamais ressenti ?
Elle, elle a des dizaines de visages quand je me contente d'un masque de froideur. Ils expriment ses sentiments avec tant de clarté.
La joie, comme maintenant alors qu'elle lève la tête vers le ciel, ses lèvres gercées étirées par un sourire lumineux, ses joues et son nez rougis par le froid et ses yeux qui scintillent alors qu'elle tourne sur elle-même comme une enfant pour admirer la danse des flocons qui parsèment ses boucles brunes.
La concentration quand elle s'enferme dans sa bulle pour lire, pour apprendre, engranger toujours plus de connaissances. Ses mains fines aux ongles rongés encadrent alors son visage, son front se plisse de légères rides et elle se mordille les lèvres, absorbée.
La sollicitude, la gentillesse, l'empathie, quand elle parle aux gens qu'elle aime ou qu'elle les écoute pour essayer de calmer leurs doutes, leurs angoisses. C'est un visage lisse, doux, avec un regard apaisant et un léger sourire qui leur laisse penser qu'ils ne risquent plus rien.
J'aimerais parfois que ce visage soit pour moi. Et puis je repousse cette idée. Qu'est-ce que j'en ferais si elle me l'offrait ?
Non, quand elle est face à moi, elle a d'autres visages.
La colère souvent. L'éclat de ses yeux devient dur, sa mâchoire se crispe et elle mord sa lèvre inférieure jusqu'au sang. Tout sur ses traits montre la rage contenue.
La peur, parfois, et alors toute couleur quitte sa peau déjà pâle. Ses lèvres si mouvantes sont parcourues de tremblements irrépressibles, ses pupilles se dilatent, d'autant plus visibles que ses yeux paraissent encore plus grand qu'à l'ordinaire. Mais elle finit toujours par les baisser, par se cacher à mon regard froid derrière ses longs cheveux et je sais qu'elle a honte de cette faiblesse , honte d'avoir peur.
Je préfère sa peur à sa colère. Elle lui permet de s'éloigner.
Et quelques fois, son visage est celui de la tristesse. Ses prunelles chocolat se vident de toute expression si ce n'est une détresse infinie. Elle ne pleure pas, ne crie pas. Elle se prostre pour devenir une coquille creuse.
Sa sollicitude n'est pas pour moi mais sa peine l'est. De deux manières.
Je peux la rendre triste, la briser par des gestes et par des mots. Mais elle est aussi parfois triste pour moi. Le changement est subtil. Il intervient quand elle prend conscience des raisons pour lesquelles je la blesse. Alors elle cesse d'être triste pour elle-même, de s'inquiéter pour ce que mes paroles ou mes actes lui ont fait. Elle ne pense plus qu'à ce que ces paroles et ces actes m'ont fait à moi-même et à ce que j'ai vécu pour devenir une personne capable de faire, de dire ces horreurs.
Elle aurait pu être celle qui m'aurait sauvé... Si j'avais cru qu'une telle personne puisse exister.
Être toujours plus méchant, blessant, violent, voilà la clé. Jamais un instant de faiblesse, pas de brèche dans laquelle elle pourrait se faufiler. Car alors je deviendrais une cause pour laquelle elle pourrait se battre.
Elle ne comprend pas que je ne veux pas qu'elle me sauve. Je veux qu'elle s'éloigne, qu'elle m'oublie. Alors je pourrais arrêter de rêver que son monde est accessible.
