Les Aventures De Mescuryl Et Fax
LE VISAGE DE L'HORREUR
CHAPITRE PREMIER
Rencontre du premier type
Le grand bâtiment du siège du FBI à Washington avait sûrement dû être considéré comme moderne à une époque éloignée, où l'architecture de l'administration n'en était qu'à ses premiers balbutiements. La jeune femme qui y pénétra sous un soleil éclatant de mois d'octobre semblait pourtant l'apprécier, non pour son aspect extérieur, mais pour ce qu'il représentait pour elle.
L'agent Dona Fax paraissait à peine ses 30 ans, malgré son tailleur strict et ses cheveux roux biens disciplinés. Lorsqu'elle se présenta à l'accueil, elle se rendit compte que s'en était fini des cours laborieux et des autopsies à la chaîne dans les laboratoires aseptisés de Quantico. Enfin, elle allait connaître le terrain.
Lorsqu'on l'avait prévenue de sa nouvelle affectation, elle avait été très surprise. On pensait que ses connaissances médicales pourraient jouer un rôle d'importance dans une enquête sur des meurtres en série... Apparemment, les agents qui avaient traité le dossier avant elle avaient dû se montrer particulièrement incompétents : on leur avait retiré l'affaire pour la confier à Dona, lui laissant le choix d'un partenaire efficace. Ce n'était pas facile, puisque la jeune femme n'avait que rarement des contacts avec les agents de terrain, et elle avait longtemps cherché quelqu'un qui puisse compléter ses lacunes.
Elle s'arrêta devant une porte au second étage, celle du bureau du directeur adjoint. Maintenant que son choix était fait, elle devait le soumettre aux trois ou quatre personnes qui l'attendaient derrière cette porte. Dona savait qu'ils seraient surpris.
Dull Mescuryl, agent spécial du FBI, était occupé à effectuer une surveillance téléphonique en s'entraînant à son jeu favori : les fléchettes. Cela faisait maintenant deux mois qu'on l'avait enfermé dans cette pièce aussi glauque que répugnante, officiellement pour cause de « restructuration des services » . A dire vrai, il avait toujours eu quelques problèmes avec les versions officielles. En réalité, une fois de plus - une fois de trop - il avait franchi la limite de ce que ses supérieurs pouvaient supporter. Poursuivre des monstres mutants fraîchement émigrés de Tchernobyl, soit. Mais dénoncer un complot intergouvernemental visant à nier l'existence d'entités biologiques extraterrestres...
Dull repoussa son plateau repas vide, qui alla rejoindre dans la poubelle surchargée un monceau de graines de tournesol. La bande magnétique tournait toujours.
-- Bon alors, tu comprends, quand y m'a dit que c'était fini, alors moi je lui ai dit que je rompais, quoi... s'égosillait une voix nasillarde.
Ulcéré, Mescuryl envoya balader ses écouteurs ; il reprenait son entraînement intensif, lorsque la porte s'ouvrit. Une jeune femme rousse pénétra dans la pièce.
-- Je suppose que c'est à vous, lui dit-elle en ramassant la fléchette qui avait sifflé à son oreille. Vous aimez les jeux dangereux...
Dull Mescuryl la contempla avec étonnement, persuadée qu'elle était porteuse de mauvaises nouvelles.
-- Dona Fax, agent spécial détaché du Département Investigation. Dull Mescuryl, je pense?
-- Une partie ? lui proposa Dull en désignant la cible.
-- Sans façon, répondit-elle d'un air soupçonneux, je viens plutôt parler boulot : J'ai un dossier assez étrange à vous soumettre, et...
-- Si l'on me sort déjà de ce trou à rat, c'est que le Bureau manque cruellement d'agents ; ou qu'il s'agit d'une affaire bidon.
-- Aucune idée. Personne ne voulait de l'enquête ; on m'en a chargée, et j'ai demandé à travailler avec vous.
-- Je vois... Vous tenez absolument à couler votre carrière. Et mon écoute ?
-- Le Directeur Adjoint Walter vous fait dire qu'il n'y a plus lieu de la poursuivre.
-- Et c'est censé me consoler ?
Mescuryl se leva comme à regret et se décida à emmener sa collègue déjeuner.
Il n'arrivait pas à cacher sa surprise : si ses supérieurs acceptaient de le remettre sur une affaire, ce ne pouvait être que pour le couler définitivement.
Dona Fax et Dull Mescuryl se dirigèrent vers le parking souterrain du J. E. Hoover Building, sans prêter attention à l'agitation qui les entourait. C'est à peine s'ils perçurent le souffle d'air qui se dégageait du système de ventilation, lorsque l'homme du service de désinfection de la ville y pénétra, sans doute à la recherche d'un animal mort...
Dull ne voulut pas laisser le silence s'installer trop longtemps ; s'ils devaient travailler ensemble, autant faire connaissance rapidement :
-- Et votre job, avant d'être missionnaire pour agent en disgrâce, c'était quoi ?
-- Prof à Quantico, en médecine légale.
-- Je vois, vous aimez la viande froide...
Une place s'était libérée devant le petit restaurant et Dull Mescuryl y engouffra sa voiture. Les clients attablés dehors dévisagèrent avec curiosité ce couple qui semblait avoir une altercation de premier ordre. En sortant du véhicule, Dull Mescuryl claqua sa portière, plus qu'agacé de l'insistance de sa nouvelle coéquipière tout cela commençait bien mal :
-- Non vous ne conduirez pas ma voiture !
-- Et pourquoi, espèce de phallocrate misogyne ?
-- Vous n'atteindrez jamais les pédales.
-- Très drôle... En tout cas, JE me chargerai de la demande de mise à disposition d'un véhicule la prochaine fois ; et pas question que je vous laisse le volant !
Sur ce compromis, ils entrèrent dans le restaurant, en réalité un fast-food miteux, et commandèrent du poulet grillé Chaco's. Dona se sentait un peu fautive d'avoir si mal géré le premier contact.
-- Soda ? demanda-t-elle sur un ton apaisant.
-- Oui, du light.
Le temps était au beau fixe ; les deux agents s'installèrent au soleil en face d'un petit parc. Diverses attractions permettaient aux parents d'abandonner leurs enfants en toute quiétude.
Curieux de savoir ce qui avait poussé la jeune femme à le choisir comme équipier, Dull reprit la conversation :
-- Je suppose que vous savez pourquoi on m'avait mis au rencard... ?
Il prit son air le plus sombre et le plus intrigant pour l'interroger :
-- Croyez-vous aux extraterrestres, agent Fax ?
Dona Fax hésita un moment ; comment fallait-il comprendre cette question ?
Elle remarqua soudain, un peu plus loin dans le parc, un petit train à vapeur qui transportait les enfants à travers la verdure. Un vendeur de ballons tentait de séduire ces consommateurs du premier âge.
Mescuryl semblait sérieux.
-- Pas plus qu'aux chances de survie d'un homme de plus de 45 ans fumant des Morley toute la journée...
-- Alors vous avez raison : j'ai appris très récemment que l'on ne peut à la fois travailler pour le gouvernement et faire des rencontres du troisième type.
Dona Fax, sans se laisser décourager par l'attitude pour le moins étrange de son collègue, entama alors son exposé des différentes données de l'affaire :
-- Nos experts s'accordent sur un total de six meurtres en quatre ans. Les victimes sont toujours retrouvées dans une rivière ou un fleuve. Non seulement le courant emporte le corps loin du lieu de dépôt, mais en plus il efface toutes les traces qui pourraient nous être utiles...
-- Pourquoi avez-vous dit « s'accordent » ?
-- Jusqu'à présent, aucune des victimes n'a pu être formellement identifiée. Au plus avons nous des indications sur le milieu social, l'état de santé... Vu que ce salaud s'amuse à faire de la chair à pâté des visages, l'identification est presque impossible si les victimes n'ont pas de casier judiciaire.
Dull Mescuryl repoussa son soda avec dégoût :
-- Qu'est-ce que s'est sucré, on ne dirait pas du light !
Dona Fax attrapa sa sacoche et en sortit un énorme dossier jaune, que la mention « CONFIDENTIEL » barrait d'une tache sanglante, sur toute la largeur de la couverture. A l'intérieur se trouvait un paquet de Polaroïds qu'elle tendit à Dull par-dessus leurs poulet-frites, sans interrompre son discours :
-- Là où le Bureau commence à s'énerver, c'est que le rythme des meurtres semble progresser. Cette année, le total des meurtres égalise déjà celui des années précédentes. Si notre « ami » suit une logique, on devrait se retrouver avec un nouveau cadavre sur les bras dans les semaines qui viennent.
Mescuryl se plongea dans la contemplation des clichés que Dona lui avait passés. Il parut tout d'abord étonné, puis éclata de rire. Choquée, Dona Fax le dévisagea comme s'il venait de s'échapper de l'asile de Plain Rock. On l'avait prévenue que Mescuryl était bizarre, mais là, il dépassait les bornes !
Le fou en puissance lui rendit les Polaroïds :
-- C'était bien, Disneyworld ?
-- Mes photos de vacances !!!
-- Bon, vous me raconterez ça une prochaine fois...
Gênée, Dona Fax chercha furieusement dans le dossier et extirpa un second paquet. Dull s'en saisit, et le sourire qui flottait encore sur ses lèvres disparut presque immédiatement. Son visage se crispa comme sous l'effet de la douleur, avant qu'il ne rejette la somme d'horreur que Dona avait osé lui servir par-dessus son repas. Renversant sa chaise, il se précipita vers les toilettes. Quelques clients du restaurant se retournèrent sur son passage, et Dona eut un petit haussement de sourcils.
Après quelques instants, Dull vint se rasseoir, quelque peu pâle et défait. Il avait vu bien des horreurs au cours de sa carrière, mais ça ! Il ne se sentait pas le courage d'affronter tous ces corps éventrés. Les chairs étaient gonflées par un long séjour dans l'eau ; les poissons avaient commencé à s'en nourrir, déchiquetant les lèvres, découvrant les dents maculées de boue...
-- Vous en avez d'autre du même genre ?
-- Jetez un coup d'oeil au dossier, nous avons rendez-vous avec les profileurs de la Maison dans une demi-heure.
-- Qui y aura-t-il ?
-- Le Directeur du Département Investigation, Horace Valtemand, la profileuse Daïl Coupeur et l'agent local August Dupin.
-- Génial ! « Aujourd'hui, j'aurais affaire à des gens inquiets, ingrats, insolents, fourbes, envieux, insociables... »
Il aurait presque regretté ses écoutes et son cagibi.
-- C'est une citation des Marx Brothers ?
-- De l'un de mes aïeux; il s'appelait Marc-Aurèle. Résumez-moi ce dont vous vous rappelez, je n'aurai jamais le temps de potasser ce pavé, ajouta Mescuryl en désignant le dossier.
-- On a réussi à faire le lien entre les différentes victimes grâce au modus operandi. En plus de les mutiler comme je vous l'ai déjà décrit, notre homme prend le temps de prélever les viscères des victimes. Le tout avec un soin évident, et une précision presque chirurgicale.
-- Et sur les victimes elles-mêmes, rien qui puisse nous fournir une piste ?
-- Absolument rien, à part des questions supplémentaires.
-- C'est à dire ?
-- Ce tueur s'attaque aux femmes, apparemment, et pourtant, il y a un homme dans notre liste. Sur lui, le rituel est quelque peu bâclé, mais les différentes opérations ont toutes été réalisées.
Evidemment, cela posait un problème. Mescuryl savait que tous les tueurs de ce type suivent une logique propre. Pourquoi un homme ?
-- Une erreur ; quelqu'un aurait voulu imiter la « signature » de notre véritable tueur.
-- C'est possible... Il y a autre chose d'étrange à propos de cet homme : il est le seul chez qui l'on ait trouvé de la colle, principalement sur l'extrémité des doigts et sur les ongles.
-- Son aspect pouvait-il prêter à confusion ? Je veux dire, aurait-on pu le prendre pour une femme ?
-- A moins d'être aveugle, non. Il était très poilu, sur les jambes, le torse...sur ce que l'on a pu reconstituer de son visage, on voyait qu'il était barbu. En fait, il faisait assez négligé.
Dull Mescuryl se leva avec un soupir. Il se sentait déprimé à l'idée de supporter un collège entier de « grosses légumes » du Bureau. Rien que des conformistes qui avaient marché sur les plus faibles pour obtenir un bon poste. Plus vite on en aurait fini...
-- Venez maintenant, ou nous allons être en retard pour rencontrer Big Brother.
