Le gamin détestait les hôpitaux. Le blanc des murs, le blanc du sol, celui du plafond, des draps, des blouses, et même le teint blafard des malades qui arpentaient les couloirs d'un air absent quand ils n'étaient pas cantonnés dans leur chambre. Il détestait les hôpitaux. Cette phrase tournait en boucle dans sa tête, mantra rassurant auquel se raccrocher. Il l'avait répétée jusqu'à ce que les mots se vident de leur sens. Des lettres jetées en pâture à un cerveau qui ne demandait qu'à s'occuper. Dipper avait d'abord regardé le temps filer sur sa montre, se perdant au hasard des bribes de conversation autour de lui. Il avait essayé de se rassurer. De poser des questions. Le silence qui les avait accueillies lui avait laissé un goût amer sur la langue, bien plus que le jargon incompréhensible qu'on lui avait seriné à deux ou trois reprises. Il avait appris à faire face au danger à foncer tête baissée quand il le fallait. On avait exigé de lui des choses bien plus effrayantes que de rester assis sur une chaise inconfortable, les bras croisés.

Peut-être que c'était les bavardages sans queue-ni-tête de Mabel qui lui manquaient. Peut-être qu'il était juste inquiet. Peut-être que c'était juste cet endroit qui lui filait la nausée, ou un pressentiment qui lui serrait l'estomac. Peut-être qu'il était juste paranoïaque. Peut-être que tous ces visages n'avaient rien de lugubre.

-Elle va s'en sortir, Dipper.

Ou peut-être qu'il refusait de voir les choses en face.

-Tout va bien se passer, répéta-t-il, les mots étranglés par le nœud dans sa gorge. Tout va…

-Dipper !

-Stan ! Ford !

Un sourire éclaira le visage fatigué de Dipper. Une vague de soulagement emporta la chape de plomb qui lui écrasait les poumons : si quelqu'un pouvait faire quelque chose, c'était ses oncles. Et pourquoi ça, susurrait une voix cynique à l'arrière de son crâne. Qu'est-ce tu veux qu'ils fassent, au juste ? Qu'ils arrangent les choses avec un claquement de doigts ? C'est déplacé, et c'est égoïste. Dipper l'envoya paître. Il avait trop besoin de soutien pour prêter l'oreille à une logique par trop cruelle. Ford et Stan lui semblaient vieux comme le monde aussi sage que lui pour l'un, et aussi indestructible pour l'autre. Il les avait revus, pas loin d'un an plus tôt, quand lui et Mabel étaient revenus à Gravity Falls. Les deux comparses avaient fait halte au Mystery shack, rien que pour les revoir. Dipper avait pensé qu'une panique latente aurait gelé son sang dans ses veines tandis que le bus dépassait le panneau de bois vermoulu, que les arbres grimaceraient, que les pierres lui lanceraient de funestes avertissements. Il aurait un milliard de bonnes raisons d'avoir peur. Mais rien de tel n'était arrivé. Parce que tout le monde était là, parce que Mabel était là, et surtout parce que ses oncles étaient là.

Et qu'ils arrangeaient toujours tout, d'une manière ou d'une autre.

-Qu'est-ce qui s'est passé, bordel ?

-Je…

Dipper baissa la tête, sourcils froncés, bouche bée. Qu'est-ce qui s'était passé, exactement ? La scène se rejouait dans sa tête, imprimée sur ses rétines : sa mine renfrognée ce matin-là, et sa sœur qui courait, les bras écartés, sautant par-dessus chaque fissure sur le trottoir. « Souris un peu », qu'elle avait dit. « Tu peux pas résister à une tornade de bonne humeur ! Fiouuu », et Mabel qui tournait autour de lui, sans faire attention à rien, comme d'habitude. Elle tournait sur elle-même, elle tournait autour de lui, et d'un seul coup, d'un seul, comme sorti de nulle part-

-Elle…

-T'inquiète pas, gamin. Tout va bien se passer.

Dipper hocha la tête. Il avait envie de croire ce que Stan lui disait, et si ça impliquait d'ignorer ostensiblement l'inquiétude dans sa voix, alors soit, il le ferait. Il retiendrait son souffle et s'enterrerait la tête dans le sable aussi longtemps qu'il le faudrait.

-Où sont vos parents ?

-A l'intérieur, répondit Dipper en désignant la porte à sa gauche.

Elle n'avait l'air rien, tache blanche dans un paysage tout aussi immaculé. Un bête passage à double-battants, sans rien de spécial. Malgré ça, elle donnait envie à Dipper de partir très loin. De se réfugier ailleurs, n'importe où du moment où il n'aurait pas à la voir. Derrière cette porte, il y avait ses parents. Il y avait sa sœur, et probablement un docteur en plein monologue.

-On m'a dit qu'il fallait pas les déranger. J'ai essayé d'écouter, mais…

-Comme si on allait m'interdire de voir comment va ma nièce, grommela Stan entre ses dents. Ils pourront bien dire ce qu'ils veulent, je m'en tamponne. Ford, tu…

-Reste avec le gamin, oui. Ne t'inquiète pas, répondit Ford par-dessus le claquement définitif de la porte.

Un agacement tout justifié lui faisait d'ordinaire lever les yeux au ciel quand on l'appelait comme ça. Il avait quinze ans, presque seize, et même si ses jambes qui refusaient de pousser démentaient ses protestations, plus rien d'un gosse. Mais il y avait des moments où être un gamin, c'était pas plus mal. Ford s'assit dans la chaise à côté de lui, minuscule pour sa carrure imposante. Le vieil homme devait être à court de mots, et se contenta de poser sa main sur l'épaule de son neveu. Dipper ne lui en voulut pas, et esquissa un sourire peu convaincant pour le rassurer. Un peu tremblant, un peu faux aux commissures, mais c'était le mieux qu'il pouvait faire.

-Je comprends pas, capitula-t-il. On a fait tellement de choses, à Gravity Falls. C'était risqué, c'était n'importe quoi. Et là, on marchait juste. Y avait pas de monstre, pas de danger, pas de rien du tout, oncle Ford. C'était juste… Une journée normale, alors pourquoi elle…

-Il n'y a pas besoin de monstres pour qu'il y ait des accidents, Dipper. Ta mère m'a expliqué au téléphone. On a fait aussi vite que possible. Je suis sûr que Mabel ira bien.

Dipper déglutit péniblement. Il n'avait pas envie de pleurer, encore moins devant Ford. Il devait être une des seules personnes à le traiter en égal -ou presque, assez en tout cas pour que Dipper ne veuille pas flancher.

-Ils ont dit quelque chose ?

Dénégation silencieuse. Rien, en tout cas, que Dipper aurait pu vraiment saisir.

-Pas depuis un moment, explicita le garçon. Mais y avait du sang partout. Et, quand elle est arrivée, ils avaient tous l'air… Tellement…

-C'est leur boulot d'agir vite. Ça ne veut pas dire qu'ils se précipitent, ni qu'il n'y a plus d'espoir.

-Ils ont parlé… D'un truc à la tête, d'un autre… Aux poumons ou je sais plus, et…

Il parlait comme on pleurait, sans s'en rendre compte. Il fallait que ça sorte. Ils avaient parlé d'un truc à la tête, d'un autre aux poumons, ils s'étaient agités comme autant de fourmis, chacun à sa place, ils l'avaient assis sur une chaise. Il avait attendu des heures et des heures avec ses parents et, depuis que le médecin les avait faits entrer dans la pièce, il attendait seul. Il attendait avec Ford, et il aurait espéré s'endormir, se réveiller dans son lit -parce que Mabel aurait sauté dessus en chantant une chanson débile sur des poneys à l'intelligence douteuse, quelque chose de ce genre.

Et s'ils sortaient dans la matinée, il empêcherait sa sœur de faire l'imbécile sur le trottoir. Il serait de bonne humeur, pour éviter qu'elle soit piquée de l'envie de lui remonter le moral. Il marcherait à droite, côté route. Il trouverait quelque chose et cette histoire n'aurait été qu'un affreux cauchemar.

Ford s'apprêtait à répondre quelque chose, mais des cris de l'autre côté de la porte l'interrompirent. Pas des hurlements désespérés, mais les imprécations pétries de politesse de Stan. Sa voix de stentor aurait pu faire trembler les murs de peur. Mince, se dit Dipper, la mort elle-même aurait eu tôt fait de reculer pour éviter qu'il lui passe ses nerfs dessus. Le gamin serra les poings sur son T-shirt, raide dans son siège. Ford n'en menait pas plus large. Il aurait aimé se lever et coller l'oreille aux battants, mais ses jambes ne l'auraient pas porté jusque-là. Traîtres de genoux.

-Je les emmerde, les probabilités ! Cette gamine pourrait se faire rouler dessus par un tank et se réveiller comme si de rien n'était, c'est moi qui vous le dis !

D'autres voix étouffées où on devinait des invitations au calme.

Le cœur de Dipper manqua un battement quand la porte s'ouvrit, fausse note sur son staccato effréné -boum, boum, boum.

-Merde !

Les parents de Dipper s'étaient endormis. La lumière blafarde des moniteurs éclairait une partie de leur visage fatigué. Le garçon se prit à espérer que l'épuisement les avait emportés trop loin pour les laisser rêver les tics qui craquelaient de loin en loin ces masques de cire semblaient toutefois lui murmurer le contraire. Il tendit l'oreille, mais les pas de Stan s'étaient estompés dans le couloir, couverts depuis longtemps par le bip régulier qui vrillait le silence de la chambre. Ford était assis à côté de lui, le regard perdu dans le vague, ou peut-être au contraire fixé sur quelque point qu'il était le seul à voir.

-Oncle Ford ?

Le vieil homme mit un moment à réagir, et adressa à Dipper un sourire qui se voulait rassurant.

-Qu'est-ce qu'il y a, mon garçon ?

-Ce qu'ils ont dit sur Mabel. C'était faux, hein ? Elle va se réveiller ?

-Les médecins racontent beaucoup de choses. On ne sait jamais ce qui pourrait…

-Mais ils le pensaient.

-Il est trop tôt pour qu'ils pensent quoi que ce soit.

-Mais ils avaient l'air sûrs d'eux.

Le son de sa propre voix lui était étranger déplacé, dans un endroit comme celui-ci. Dipper pensa aux mots échangés à mi-voix des salles d'attente, et au silence sépulcral des églises.

-Ils ne peuvent rien faire du tout, asséna-t-il à contrecœur, conscient que formuler les choses risquait de donner corps à une situation qu'il n'avait pas envie de saisir.

Le gamin garda les yeux rivés sur le visage de son mentor. Il aurait eu besoin qu'il lui réponde quelque chose, n'importe quoi. Tout génie qu'il était, Ford ne trouva aucune parole qui n'aurait pas pesé trop lourd. L'espoir dans les non-dits de son neveu avait changé sa langue en plomb. Dipper savait qu'il aurait dû se taire.

Mais ses oncles arrangeaient toujours tout, d'une manière ou d'une autre.

-Et toi ? Il y a forcément quelque chose que tu puisses faire. Une machine, un truc quelconque, une formule, un…

-Il n'y a rien, Dipper. Je peux recoudre une plaie, chasser des démons, inventer des machines. Mais pas ça.

-Il y a forcément quelque chose, répéta le brun. Quelque chose à faire, à… La machine à remonter le temps, on pourrait utiliser ça !

-Elle a été détruite. Et depuis que le Bébé du Temps a disparu, on ne peut plus compter là-dessus.

-Alors autre chose ! Y a bien…

-Dipper.

-Mabel peut pas mourir !

Son cœur s'était fêlé sur la fin. Elle était là, sa vérité : Mabel pouvait pas partir comme ça. Pas alors qu'ils avaient survécu à tant de choses. Pas juste en jouant sur le trottoir. Pas comme ça, et pas maintenant.

-On ne peut qu'attendre.

-Laisse-moi.

Les traits de Ford se figèrent, et Dipper regretta aussitôt d'avoir ouvert la bouche. C'était pas sa faute. C'était égoïste. Il le savait très bien -et pourtant, il pouvait déjà sentir les reproches affluer dans sa poitrine, prêts à éclater. Il n'y avait pas de mot d'excuses parmi eux.

Dipper savait qu'il devrait en chercher plus tard. A cet instant, il ne put que tourner la tête et se mordre l'intérieur des joues. Ford lui sembla avoir pris vingt ans quand il se leva il aurait presque discerner de nouvelles rides dans la semi-obscurité.

-Je vais chercher un café, lança-t-il en fermant doucement la porte derrière lui.

La pièce parut soudainement vide à Dipper, malgré la présence de ses parents et celle de Mabel, ses cheveux coupés et son visage couvert de bandages, bardé de cathéters. Assis sur sa chaise en plastique, il enfouit son visage dans la couverture de sa sœur. « On ne peut qu'attendre ». Ford avait raison. Les tripes du gosse se serrèrent à cette idée. Il était trop tôt pour se résigner. Trop tôt pour baisser les bras. Et malgré tout ça -on ne peut qu'attendre. Un milliard de pensées vinrent s'écraser contre l'écho de Ford, incapable de lui prouver qu'il avait tort. « Mon chéri, il faut continuer à y croire, d'accord ? Il faut être fort. Pour l'instant, elle… ». Sa mère, le visage bouffi. Ni une armée de gobelins, ni un fantôme ne pourraient l'aider.

-Remonter le temps. Un truc dimensionnel.

Même Ford ne pouvait pas le faire. Pas avant qu'il soit trop tard. Pas avant que-

-Mabel…

Ses murmures se perdirent dans la léthargie qui envahit les esprits avant que les songes ne les emportent. Dans la torpeur d'un demi-sommeil, Dipper continua d'énumérer toutes les solutions impossibles, tous les recours inutiles, toutes les incantations et toutes les prières désespérées qui hantaient son esprit. Les derniers vinrent mourir sur ses lèvres tandis qu'il fermait les yeux.

-On ne peut qu'attendre, marmonna sa voix endormie et cassée.

On ne peut qu'attendre.

-Pas nécessairement. Flatté que tu aies pensé à moi, petit !