Chanson d'inspiration de la fic : Ville de lumière de Gold
30 octobre 514
Note de l'auteure : certains des évènements décrits dans ce chapitre se passent un peu avant ceux qui, à la même date, se déroulent dans la saison précédente.
Le soleil de Sicile est encore fort malgré la saison automnale. Les figuiers de barbarie ont perdu leurs fruits depuis bien longtemps, et les petits des oiseaux marins ont déjà pris leur envol. Dans le petit village où elle va faire son marché en compagnie de sa fille, Ma'am Capone, alias Madame Boss, frissonne et serre son châle en cachemire autour de ses épaules. Elle tient à la main un petit carnet rempli des notes et remarques de toute une vie passée à esquiver la loi et ses représentants. Son autre main s'appuie sur une canne, plutôt que sur le bras de sa fille Fiorangela. Cette dernière lui fait horreur et jour après jour, l'ombre de Spiritomb est de plus en plus présente dans ses yeux.
- Alors ? demande Ma'ame Capone sans tourner la tête. Quand est-ce que tu seras absorbée par Spiritomb, Mademoiselle Possédée ?
- Bientôt, Maman, bientôt, répond la sèche blonde.
Puis elle tourne la tête et fixe sa mère intensément.
- Pourquoi cette question ?
Ma'ame Capone grimace.
- Le plus tôt tu seras sortie de mes pattes, le plus tôt je pourrai dormir tranquille.
La blonde sèche et ridée éclate d'un rire d'outre-tombe.
- Sois sans crainte, Maman. Le pouvoir de Spiritomb est trop précieux à mes yeux pour le gaspiller sur ta minable personne.
- On n'est jamais trop prudent, grommelle la petite vieille.
Fiorangela répond d'un sourire carnassier.
- Ce n'est pas de cette façon-là que tu devrais être prudente, Maman. Tu ferais mieux d'entraîner tes capsumons au lieu de travailler du chapeau. Si tu veux que Gio parvienne à ses fins il faudra mettre la main à la pâte.
- Et comment peux-tu en être aussi certaine ? rétorque sèchement Madame Boss.
- Simple logique élémentaire, Maman. Depuis des années que tu lui cours après, à grands renforts de lettres, cela n'a rien donné. Donc tu dois passer des simples conseils à des méthodes plus musclées. Comme dit le proverbe, les enfants ont leurs oreilles sur le cul : pour qu'ils écoutent il faut leur botter les fesses.
- Grmpf, répond la vieille. Tu crois vraiment que je vais faire tout le déplacement depuis la Sicile jusqu'au Japon simplement pour ses beaux yeux ?
- Peuh, fait Fiorangela en haussant les épaules. Faut savoir ce que tu veux.
Tout en se lançant des piques, les deux femmes arrivent au guichet de la Poste, à la porte de laquelle est affiché le dernier article concernant les ravages de la Bête. Elles n'en mettent pas fin à leur discussion pour autant.
- Si j'étais à ta place, je serais déjà allée lui faire entendre ma façon de penser depuis longtemps, boude Fior.
- Si c'est pour me casser les dents, ça ne vaut pas la peine, rétorque sa mère, et je n'ai pas envie de me retrouver loin de la maison avec seulement mes yeux pour pleurer.
- Je peux faire quelque chose pour vous, mesdames ? interrompt l'employé du guichet.
Il dissimule son impatience sous la nonchalance de la culture locale.
- Je viens relever mon courrier, répond Ma'ame Capone. Ma nouvelle boîte postale. La numéro quinze.
- Seize, corrige Fior.
- Quinze, insiste Ma'ame Capone.
- Seize, répond Fior.
Le regard de l'employé des postes passe de l'une à l'autre.
- Votre nom, s'il vous plaît ? demande-t-il du bout des lèvres.
Ma'ame Capone le lui dit l'employé s'éloigne quelques instants pour vérifier l'arrivée ou non de courrier. Fiorangela en profite pour continuer la discussion interrompue un instant.
- Tes capacités de combat, Maman, que sont-elles devenues ? Hein ? Toutes ces années à te prélasser sans entraîner tes capsumons plus de deux fois chaque mois, tu crois qu'ils sont encore en état de te défendre en cas de coup dur ? Tu te fais des illusions.
- Ce que je fais de mes capsumons, ce sont mes oignons. Et je te signalerais que je viens avec la plupart des miens depuis de nombreuses années, et qu'ils sont nombreux, pas comme toi et ton...
Elle hésite à prononcer le nom du pokémon de sa fille en public, ce qui déclenche une vocalise méprisante chez sa fille.
- Spiritomb et moi sommes bien plus liés que tu pourras jamais l'être avec aucun de tes capsumons, maman.
- Ce n'est pas un lien, murmure Ma'ame Capone sombrement. C'est une possession démoniaque.
- Mesdames ?
L'employé de la Poste est un peu pâle.
- Quoi ? grognent Ma'ame Capone et as fille avec humeur.
- Votre courrier, Madame.
Sa main tremble alors qu'il tend l'enveloppe fatidique à la vieille racornie. Cette dernière glisse sa canne sous son coude et tend une main crochue comme une serre de rapace, pour se saisir du paquet.
- Pas trop tôt, siffle-t-elle entre ses dents déchaussées.
La blonde Fiorangela se contente de jeter un regard méprisant et hautain sur l'employé tandis que sa mère prend tout son temps pour ouvrir l'enveloppe et déplier la feuille.
- Mesdames, voudriez-vous bien s'il vous plaît laisser la place pour les autres clients ?
Fiorangela, raide et froide, ne remue pas un cil sa mère chasse la suggestion d'un mouvement d'épaule tout en lisant le message. Elle le relit encore une fois, puis une troisième, et tend le papier à sa fille pour qu'elle lui fasse la lecture.
« Ma très chère Maman,
« Dans ma précédente lettre, je te faisais part de l'échec de mon dernier rendez-vous avec ma fiancée. J'ai enfin un début d'explication. Il semblerait, malheureusement, que notre vieil ami Chelin nous ait doublé en envoyant à ma place son héritier. Un joli jeune homme au passage, efféminé de petite taille néanmoins, courts cheveux noirs, lunettes, grands yeux de biche. Il adore les Cerise et se promène d'ailleurs avec un ceriflor sur l'épaule.
« Tout semble indiquer, malheureusement, que la date du mariage de ma fiancée avec ce petit prétentieux ait déjà été fixée. Je crains même que la célébration ait déjà eu lieu et la nuit de noce, consommée. »
- Suivi de plusieurs pages d'insultes à l'égard du « petit prétentieux » en question, conclut Fiorangela.
Elle replie la feuille. Derrière les deux femmes, les autres clients commencent à râler.
- Ce qui signifie ? interroge la blonde.
- Tu n'as pas à te mêler de ce qui ne te regarde pas !
Mais le regard de Fiorangela signifie qu'elle a commencé à percer le code depuis longtemps.
Clopin-clopant, Ma'ame Capone dépasse la file d'attente pour le guichet des services informatiques et, d'une poigne de fer, jette de côté l'homme de vingt-cinq ou trente ans qui est en train de composer un message. Sans prêter oreille aux protestations, elle se connecte à son compte de messagerie. Ses mains encore alertes semblent danser sur le clavier. En quelques instants, elle a terminé de rédiger le message et elle l'envoie.
- Et maintenant ? soupire Fiorangela.
- Maintenant, on attend sa réponse. Va m'acheter une chaise.
Sur le quai de la gare, à douze minutes du départ du Transsibérien Express, un homme métissé japonais et méditerranéen fait les cent pas dans son affreux costume orange. Son persian tourne dans ses jambes. Il fait les cent pas derrière une femme blonde vêtue d'une courte jupe blanche, d'un sweat-shirt noir et de hautes bottes.
- Domino, dépêchez-vous, on n'a pas toute la journée ! s'impatiente l'homme en costume. Le train va bientôt partir !
- Vous êtes le patron le plus impatient du monde, Boss, grogne Domino.
- Ce n'est pas une question de patience, c'est une question d'horaires. Le train va partir dans douze minutes, je tiens à ne pas le rater.
- Ce sont encore douze minutes, pas deux. Laissez-moi tranquille !
- Grmpf...
Domino se replonge dans les étalages couverts de produits d'esthétique.
S'éloignant à contre-cœur, les mains dans les poches, Giovanni, chef de la redoutable Team Rocket, se dirige vers la station publique de consultation d'Internet, histoire de s'occuper un peu cinq minutes. Il glisse quelques pièces dans la fente prévue à cet effet et sélectionne son client de messagerie. Il entre ses identifiants personnels, mais doit s'y reprendre à deux fois, car son persian lui saute sans ménagement sur les épaules. Heureusement que Giovanni sait s'entretenir car sinon, il se serait effondré sous le poids du félin.
- Aucun respect, pour rien ni personne. C'est moi le chef, bon sang ! Elle se doit de m'écouter ! Quelle fille capricieuse ! Mais je saurai l'apprivoiser, hein, Bout'chou ?
Il caresse le menton du persian qui se met à ronronner.
- Ah, nous y voici ! Voyons... rapport des comptables... bons de livraison... tiens, un message urgent de Maman ?
Il déglutit bruyamment.
- Voyons voir... « Gio, c'est pas le moment de traîner. On va arracher la Bête des mains de cette petite prétentieuse. Envoie-moi sa localisation le plus souvent possible, de mon côté, j'ai sorti mes archives. On va lui montrer de quoi est faite la Team Rocket ! »
Giovanni pâlit. Cela fait des années que sa mère a pris sa « retraite » et lui a laissé les rênes de l'organisation qu'elle a créée son retour sera détonnant. Preuve en est, elle n'a pas sécurisé le message (ce qui prendrait trop de temps) ni même utilisé de code. Il se doit de répondre le plus rapidement possible. Sa mère est en colère et il a plutôt intérêt à arranger la situation le plus rapidement possible. Sans utiliser le code, il lui répond fébrilement.
« Ma chère maman, je suis absolument désolé de ce qui est en train d'arriver. De toute évidence Mewtwo manipule le corps momifié de la fille comme une marionnette afin de s'assurer une couverture dans ses déplacements, ou pour faire croire à Chen qu'il lui obéit toujours, je ne sais pas vraiment. En tout cas je doute fortement que Cerise soit encore vivante. Mais Mewtwo est bel et bien en liberté. Il se dirige vers Strasbourg, et la marionnette qui l'accompagne a pour nom Miura Kei. »
Il envoie le message en haletant, puis reprend son souffle du mieux qu'il peut. Il en a les jambes coupées. L'aveu lui a demandé bien plus que ce qu'il pensait, et il aimerait bien avoir une chaise sur laquelle s'assoir en attendant la réponse. Plus que neuf minutes avant le départ. Il lui faudra quarante-cinq secondes pour atteindre le train et sauter dedans depuis l'endroit où il est.
Il serre sa montre dans sa main tandis qu'à ses pieds, Bout'chou hérisse son poil, sensible à l'humeur de son dresseur.
- Une chaise ! Enfin ! C'est pas trop tôt !
- Je l'ai empruntée à la boulangerie en laissant une caution, il faudra aller la rendre tout à l'heure, rétorque Fiorangela.
Elle installe sa mère sur le siège.
- C'est ton problème, Fior, répond Ma'ame Capone. Ah, ton frère vient de me répondre.
Sans plus se préoccuper de se faire passer pour aveugle auprès de sa fille, elle tente de dissimuler l'écran de son mieux tout en lisant la réponse. Elle grogne, écume et grince des dents, puis martèle le clavier.
« Je n'ai que faire de Mewtwo ! Ce que je veux, c'est Mew ! Alors tu as intérêt à capturer son clone fissasi tu ne veux pas rentrer au Japon avec une troisième chaussure, plantée au cul ! Et aussi, ne me prends pas pour une idiote avec cette histoire de cadavre. La fille est de toute évidence vivante, même s'il l'a éventuellement plongée dans un coma artificiel et a du mal à s'occuper d'elle car il manque de connaissances en anatomie humaine. Ce genre de stratégie de manipulation des personnes, c'est typique dans mon milieu, si tu m'avais contactée plus tôt et en urgence on n'en serait pas là ! Tu es un imbécile, Gio, et pire que tout, tu me prends pour une vieille folle gaga et sénile, ce que je suis loin d'être ! Alors tu rappliques illico dans mon hôtel du quartier de Karlsrhue et sans discuter ! On va discuter toi et moi, dès que tu seras arrivé. Je vais te rappeler qui est ta mère, et on va reprendre le B-A ba des ficelles du métier. Par contre, t'as pas intérêt à te reposer uniquement sur moi ! Si tu n'as pas au moins trois plans différents pour capturer Mewtwo et l'utiliser afin d'avoir Mew lorsque tu arriveras à la capitale, je te tanne le cuir ! C'est compris ? »
Elle appuie sur la touche d'envoi de toutes ses forces, mâchoires crispées. Ses dents grincent les unes contre les autres et son regard est effrayant au point de faire reculer Fiorangela. Cette dernière sent bien que quelque chose est à l'œuvre et en recoupant cette information avec les demi-phrases que sa mère murmure dans son sommeil, elle commence à comprendre.
Giovanni a tout juste le temps de lire le message que sa mère vient de lui envoyer, et de lui répondre un sobre « entendu ». Puis il pique un sprint en direction du train et bondit dans le wagon, Bout'chou sur les talons. Il n'y a plus aucune trace de Domino sur le quai, c'est donc qu'elle n'a pas raté le départ. Bien. Il aura besoin de l'assistance de tous ses sbires pour venir à bout de la tâche qui lui incombe.
Sa mère lui a demandé de trouver d'autres plans pour capturer Mewtwo. Il a déjà quelques cartes supplémentaires dans sa manche, en-dehors de S-M2, mais il n'est pas certain que cela fonctionne. Le champ magnétique n'a pas fonctionné, et cet outil avait pourtant demandé trois années de recherche et de développement. Aura-t-il assez de temps pour mener de front le projet S-M2 et deux ou trois autres ?
D'autres projets, il doit trouver d'autres projets à développer en attendant que S-M2 soit mené à bien. Sa mère a raison, il ne peut pas placer tous ses espoirs sur une hypothétique répétition du clonage de Mew c'est une opération beaucoup trop complexe.
Il s'installe dans sa cabine privée, songeant que sa mère est persuadée que Cerise, alias Miura Kei, est encore vivante, même si Mewtwo la manipule. Il se ronge les ongles. Si elle est bien vivante, cela implique beaucoup de choses. Mewtwo sera bien plus soigneux avec elle que s'il s'agit d'une vulgaire marionnette inanimée. Et puis, pourquoi se donner toute cette peine pour la garder en vie ? Il pourrait tout aussi bien la laisser en plan et s'enfuir à l'autre bout du monde. Il y a là-dessous une composante psychologique importante que Giovanni ne parvient pas très bien à saisir.
Et pourquoi, quand on est le pokémon le plus puisant du monde, s'enfuir en laissant des traces derrière soi ? Cette Cerise – Miura Kei – est partie en train au lieu d'être emportée en quelques heures par la voie des airs. Mewtwo serait-il affaibli au point d'avoir besoin d'être transporté par chemin de fer ? Ou voyage-t-il ainsi pour son propre plaisir ? Pourquoi dans ce cas ne pas se contenter d'agir sur l'esprit du contrôleur pour lui faire croire qu'il est humain et a besoin d'un billet ? S'il est affaibli au point d'avoir besoin de prendre le train, il est au moins assez fort pour manipuler Miura Kei – il est donc assez fort pour influencer l'esprit d'un simple contrôleur de train, enfermé dans une cabine ou un compartiment privé jusqu'à sa destination.
Mais non, Mewtwo a pris un billet de train pour Miura Kei, pour amener Miura Kei à Strasbourg.
Oui, voilà la réponse ! Tous ces efforts, ce n'était pas pour lui – ça serait trop absurde si c'était pour lui – il est bien trop intelligent pour gaspiller son énergie ainsi ou laisser des traces de son voyage – il a fait tout ça pour la jeune femme ! Le lien qui le lie à elle est de toute évidence très fort. L'a-t-il éloignée sans la suivre, la manipulant pour la forcer à partir, la maltraitant pour pouvoir la manipuler, tout cela pour l'éloigner et lui sauver la vie ? Ridicule ! Jamais Mewtwo ne s'attachera à ce point à un être humain !
Et pourtant, c'est la seule solution logique au problème.
Giovanni enrage et s'en mord la lèvre jusqu'au sang. Qu'est-ce que cette femme a bien pu faire à Mewtwo pour qu'il soit ainsi à sa botte ? L'a-t-elle capturé ? Impossible pourtant ! Jamais il ne se laisserait faire, et il est bien trop puissant pour se faire battre en combat singulier ! Quelque chose a dû se passer la nuit où il a essayé de la tuer. Ce n'est pas possible autrement.
Il se masse les tempes, tandis que Bout'chou se frotte dans ses jambes en miaulant tristement, réclamant de l'attention. Giovanni ne prête aucune attention à son plus fidèle pokémon. Il est obsédé par une seule et unique question : qu'est-ce qui a bien pu se passer entre Cerise et Mewtwo pour que ce dernier décide de l'éloigner du Japon malgré elle ? Et plus encore, pour qu'il décide de l'épargner finalement, malgré les mois de traque, malgré son calendrier serré et respecté à la lettre durant toutes ces années.
Oui, quelque choses'est produit, quelque chose d'inconcevable et d'inimaginable, et maintenant, alors que sans doute Cerise – Miura Kei – voulait rester au Japon, Mewtwo l'a forcée à mettre un terme à sa vie là-bas, lui a fait changer de nom, et l'a éloignée du Japon. Est-il venu avec elle ? Peu importe. Miura Kei a cette importance aux yeux du pokémon le plus puissant du monde, et donc, elle doit avoir la même importance pour le Boss de la Team Rocket. Mettre la main sur elle permettra sans doute d'attirer Mewtwo dans un piège en utilisant la femme comme appât. La validité de cette stratégie est une fois de plus renforcée par ses réflexions.
Satisfait de lui-même, Giovanni se laisse aller contre le dossier de son siège, les mains croisées derrière la nuque, les coudes bien dégagés. Il est sur la bonne voie. Mewtwo n'est peut-être pas en Europe, après tout, mais Miura Kein, la femme à laquelle il semble tenir plus que tout, y est. Si tout va bien, le projet S-M2 y sera aussi. Un double appât qui fera sans doute son office, mais il ne faut jamais être trop prudent. Attirer la proie ne fait pas tout : il faut encore la maîtriser et s'en saisir. Mais comment se saisir d'un pokémon psy aussi puissant que Mewtwo ?
Le sourire de Giovanni s'efface pour faire place à une expression soucieuse. Des pokémon de type ténèbres ne feront pas forcément le poids, mais leurs défenses contre les pouvoirs psy pourraient permettre de dissimuler une machine quelconque, ou empêcher Mewtwo de détruire des générateurs de champ magnétique. Encore faudrait-il que ceux-ci soient assez puissants pour le maîtriser, mais pas assez pour le blesser irrémédiablement. Voilà qui complique la réflexion.
Le plus compliqué restera de persuader Mewtwo d'attraper Mew. Giovanni ne dispose d'aucun moyen de pression sur son ennemi pour le faire agir dans ce but – pour le moment. Faire chanter Mewtwo en lui promettant le projet S-M2 s'il ramène Mew serait assez maladroit, du moins si Giovanni sait où se trouve le laboratoire – le pokémon aurait tôt fait de prendre lui-même le projet en main. Une alliance contre un ennemi commun aurait été une bonne idée, s'ils avaient un ennemi commun. La mère de Giovanni pourrait jouer ce rôle, mais ça serait risquer de la perdre, elle et ses précieuses réflexions, et sa précieuse expérience.
Se prenant la tête à deux mains, Giovanni soupire. Il a un peu moins de vingt jours pour trouver au moins trois moyens différents de soumettre Mewtwo. Quelques idées s'esquissent sous son crâne mis à mal par des années d'effacement régulier de mémoire. Arrivera-t-il en dix-huit jours à faire ce qu'il n'a pas su faire en presque vingt ans ?
Dans le bureau de Poste, Ma'ame Capone se frotte les reins en s'asseyant à nouveau sur sa chaise. Elle est satisfaite du remontage de bretelles qu'elle a infligé à son idiot de fils ce dernier l'a au moins lu, en témoignent l'accusé d'ouverture du message et la courte réponse qu'il lui a faite ensuite. Elle espère qu'il prendra la peine de chercher des idées pour maîtriser Mewtwo. Ce dernier n'est pas le genre de pokémon à se laisser saisir facilement, elle en est certaine, mais une fois cette furie dressée à obéir, mettre la main sur le rare et insaisissable Mew sera une partie de plaisir.
- Bon, on peut y aller ? grogne Fiorangela. C'est pas tout mais j'ai un repas à préparer.
- Tu veux bien laisser ta vieille mère se reposer quelques instants ?
- Et je peux savoir ce que ça a de si épuisant, écrire un message à mon idiot de frère ?
Les clients de la Poste commencent à murmurer entre eux le comportement des deux femmes est loin d'être discret en plus d'être légèrement inquiétant. Comme de toute façon elle ne va plus passer beaucoup de temps dans son petit village perdu dans les montagnes, Ma'ame Capone se permet de demander l'avis du public.
- Dites vous !
Les clients s'entre-regardent et se désignent mutuellement du doigt d'un air interrogateur.
- Vous tous ! continue Ma'ame Capone.
Les clients tremblent les employés contournent le guichet pour s'approcher de la vieille femme et tenter de l'empêcher de déranger les lieux plus longtemps. Dans son coin, Fiorangela soupire et se frappe le front de la main.
Ma'ame Capone se lève péniblement de son siège pour se diriger vers les six ou sept personnes qui font encore la queue au guichet.
- J'ai besoin de votre avis.
Aucun n'ose émettre le moindre son.
- Vous feriez comment, si vous deviez capturer, disons, la Bête qui ravage notre île en ce moment ?
Un instant de silence, puis une voix timide lui répond :
- Vous... voulez partir chasser la Bête ? Mais même la police ne parvient pas à s'en saisir !
- Peuh, rétorque Ma'ame Capone.
Elle attend quelques instants encore avant de renouveler sa demande.
Aussitôt les suggestions fusent. Certains proposent d'empoisonner la Bête avec des carcasses baignées dans de l'arsenic. D'autres suggèrent de l'attirer avec du sang et de l'abattre à coups de lance. Une voix crie qu'il faut fabriquer un piège pour capturer la Bête, soit une cage assez résistante pour qu'elle ne s'enfuie pas, soit une capsule de laquelle elle ne pourra s'enfuir. Une autre préfère des substances soporifiques, qui permettraient de se saisir de la Bête sans danger et de l'étudier. Une autre encore, tremblante, suggère de faire dire des messes pour le salut des âmes pécheresses dont l'île est pleine, attestant que cela fera certainement partir le fléau que Dieu a lancé sur les Hommes.
Ma'ame Capone dodeline doucement de la tête, tournant et retournant les vagues idées dans son crâne plein de ruse et d'astuce. Les pièges trop évidents, comme les cages, ne marcheront pas sur Mewtwo, car sa puissance est telle qu'il les briserait. Le poison ne marchera pas non plus, car il est trop rusé pour dévorer de la nourriture déposée dans la nature sur un plateau d'argent. Pour la même raison, les soporifiques ne marcheront que sous la forme de seringues hypodermiques ou de fumigènes – les deux ayant seulement de très faibles chances de réussir, car les réflexes et les pouvoirs psychiques du pokémon sont bien trop développés pour permettre à ce genre d'armes de fonctionner.
Traînant les pieds, appuyée sur sa canne, Ma'ame Capone rentre chez elle, suivie de près par Fiorangela. L'ancienne Madame Boss va avoir de quoi réfléchir pendant le déjeuner.
Suspicieuse, Fiorangela regarde sa mère en coin elle a presque terminé de relier les différents éléments entre eux. Elle est persuadée d'avoir deviné ce que sa mère et son frère combinent derrière son dos, en langage codé, depuis toutes ces années. Oui, c'est décidé, elle va confronter sa mère durant le déjeuner.
Chaque jour qui passe rajoute une couche supplémentaire de noir dans la vie de Loredana, maintenant que Rosa est partie. Jamais elle n'aurait imaginé que les rues de Palerme puissent avoir l'air aussi glauque. Les murs mêmes semblent dégouliner d'une atmosphère visqueuse et malsaine, d'émotions qui, si elles étaient matérielles, auraient sans doute ressemblé à de la pourriture. Le simple fait de rentrer chez elle, seule en-dehors de ses capsumons, lui donne la nausée.
Affalée dans son canapé, entourée de ses compagnons non-humains, elle fixe le petit verre et la grande bouteille qu'elle a posés sur la table basse.
- Finalement, y'a que toi sur qui je peux compter, soupire-t-elle en s'adressant à la bouteille de liqueur de citron.
Elle se redresse un peu dans le canapé et se serre un verre qu'elle contemple d'un œil vide. Elle essaye encore de résister au premier verre, faiblement, mais une fois celui-ci disparu dans son gosier, elle sait que les autres suivront. Jusqu'où, elle ne le sait pas encore. Elle tourne à une bouteille par semaine pour le moment, mais le samedi et le dimanche, elle rajoute du whisky maintenant, donc, elle ne sait plus trop. Elle arrive à rester sobre sur son lieu de travail, c'est l'essentiel, mais les nuits de garde, elle craque de plus en plus tôt. Aucun incident n'est à déplorer dans sa vie professionnelle pour le moment. Elle prie pour ne pas sombrer, tout en restant comme hypnotisée par le liquide contenu dans le verre minuscule à hauteur de ses yeux.
- Oh, et puis, à quoi bon ?
Et elle l'avale d'une seule gorgée. L'alcool n'a pas atteint son estomac que déjà elle se sert un autre verre.
- Tu vois, murmure-t-elle dans le vide, tout allait bien avant. Même avec les brimades quotidiennes. À deux on était plus fortes, tu vois. La journée passait vite, finalement, et le soir, on était juste elle et moi, juste nous deux, tu vois. Un peu comme un asile où le monde extérieur ne peut plus nous atteindre. Elle était mon rempart contre les autres. Et maintenant que j'ai perdu mon rempart, je peux plus me défendre contre rien du tout. Merde !
Elle frappe l'assise du canapé de son poing, se tordant le poignet au passage. Elle avale son deuxième verre, se sert le troisième. En général, à partir de cinq, elle s'écroule, moitié-endormie-moitié-évanouie, mais le délai entre le cinquième verre et l'évanouissement est de plus en plus grand au fur et à mesure que les jours passent.
- Je peux plus faire confiance à personne. Je peux plus parler à personne, sauf peut-être Clio, mais elle en a rien à foutre de mes histoires. Clio s'en fout de tout le monde. Elle nous écoute pleurnicher et retourne à son boulot de nettoyage. Mais qu'est-ce qu'elle veut, cette capsumone, à la fin ?
Elle renifle et s'essuie le nez d'un revers de manche.
- Même dans un cadre professionnel je peux plus compter sur personne. Le médecin légiste, je sais plus si je dois le croire ou pas. Rosa dit que non. Je suis per-su-a-dée qu'il reste professionnel et qu'il a fait de simples erreurs de jugement. Il peut pas être dans le coup. Pas après toutes ces années de bons et loyaux services envers la loi et notre région !
Elle engloutit son troisième verre et éclate en sanglots. Son discours devient plus décousu et peu compréhensible.
- Une Bête, une Bête qui ravage l'île. Sans doute une bête humaine, ou une Bête dressée par quelqu'un, que sais-je ? C'est un démon, un démon venu tous nous détruire et surtout, venu me séparer de Rosa. Rosa, pourquoi ils t'ont fait ça ? T'es juste un bon flic, ils avaient pas à te faire ça. Mais je pouvais pas faire autrement, tu vois... J'ai besoin de ce que tu vas faire au loin. On va pas laisser la Bête nous dévorer ?
Elle a un hoquet, luttant pour réprimer son envie de vomir.
- Tout ça c'est la faute de la Bête, homme ou capsumon, que sais-je ce que c'est, mais c'est pas quelqu'un de tout seul. Pas possible de se déplacer aussi vite.
D'un geste mou, elle se ressert un verre de plus, mais ne le porte pas à ses lèvres.
- Pas possible de bouger comme ça. C'est forcément plusieurs. Je sais pas quoi, mais plusieurs.
Un nouveau hoquet la prend. Elle ferme les yeux pour lutter contre la sensation et les spasmes, visage crispé, haletante. Elle renverse presque son verre. Ses capsumons l'ont désertée, ne sachant plus comment réagir à leur dresseuse imbibée d'alcool.
D'une main tremblante, Loredana essuye son front couvert de sueur.
- Putain, c'est pas possible, y'a forcément une solution. Rosa saurait la trouver si elle était là, ma chère Rosa... Pourquoi t'es partie ?
Renversant son verre sur le canapé, elle se roule en boule au milieu des coussins, sanglotant comme seules le font les personnes ivres.
- Pas pleurer, pas pleurer, non, ça mène à rien, pas pleurer, pas pleurer...
Elle serre ses bras autour d'elle tout en se balançant d'avant en arrière, tentant de se réconforter.
- Pas pleurer, faut pas pleurer... Je vais trouver ce que c'est... faut d'abord savoir à qui le crime va profiter... Peut pas être un crime par vengeance maquillé dans un bain de sang, par contre, des crimes de vengeances peuvent se trouver au milieu de mes papiers, maquillés en crimes de la Bête.
Elle tâtonne dans les coussins du canapé à la recherche du verre perdu et renversé, puis le remplit à nouveau. Elle le pose sur la table et, titubante, va chercher un bloc-note pour y gribouiller toutes les notes qu'elle est encore en état de prendre.
- Voilà, j'avance, j'avance quand même. À quoi profite ? Déjà, quelles sont les conséquences ?
Elle griffonne « concékenss » sur sa feuille, luttant pour tenir le stylo. Sa vue est brouillée, elle doit fermer les yeux pour parvenir à la fin de la suite de caractères.
- Tout noter, pas oublier, c'est important. Noter clair, cette fois. Pas des gribouillis comme hier. Et avant-hier. Et avant-avant-hier. Et avant-avant-avant-avant-hier. Et...
Elle continue à compter les avant-avant-avant sur ses doigts jusqu'à en perdre le compte faute de doigts disponibles. Puis elle s'interrompt soudain, se souvenant qu'elle était en train de penser à autre chose, sans vraiment se souvenir de quoi. Fermant un œil, penchant la tête de côté, elle consulte sa feuille de notes, déchiffrant sa propre écriture avec difficulté.
- Ah ouais, les conséquences de... de quoi ? De Rosa qui est partie ?
À nouveau elle s'effondre, en sanglots.
- J'y arriverai pas, toute seule ! J'y arriverai pas ! Rosa !
- Et toi, tu ferais quoi, à ma place ? demande Rosa à un courant d'air.
Elle soupire profondément et se masse les tempes. Depuis qu'elle est arrivée à Milan, où elle fouille les archives de la bibliothèque, les céphalées ne la quittent plus. La poussière la prend à la gorge et l'odeur de renfermé lui retourne les tripes. L'écriture et le langage d'avant le Cataclysme sont très pénibles à déchiffrer et elle avance dans ses recherches avec une lenteur d'escargot asthmatique.
- Quelle heure se fait-il ?
Elle regarde sa montre et écarquille les yeux. Plus que trois minutes avant la fermeture de la bibliothèque, et elle n'a pas avancé plus que ça.
Rosa soupire lourdement tout en quittant la salle des archives après avoir remis de l'ordre derrière elle.
- Ce n'est pas comme ça que je vais y arriver. Je dois d'abord comprendre comment ces vieux papiers sont rangés, et quelles sont les catégories de crimes de l'époque.
Levant les yeux vers le ciel qui commence déjà à s'assombrir, elle essaye de remettre de l'ordre dans sa tête. C'est difficile. L'esprit pratique de Loredana lui manque. Sans elle, elle est apathique, sans motivation.
Elle tente de s'organiser. Avant la Grande Guerre, elle en est pratiquement certaine, les capsumons n'existaient pas. Tous les crimes étaient commis par les humains, donc, impossible de départager les archives en deux de cette manière. Par contre, la distinction entre la préméditation et l'accidentel existe très-certainement. Il y a aussi une gradation entre crime et délit, les premiers étant punis de prison mais pas les seconds. Sans doute l'utilisation d'une arme quelconque pour tuer un humain se situe dans la catégorie « crime » l'Avant-Guerre ne pouvait pas être décadent au point de ne pas accorder cette importance à la vie humaine.
Quelles autres subdivisions pourraient-elles se faire ? Rosa a pu voir différentes catégories d'armes sans vraiment comprendre. Armes blanches et armes à feu ? Qu'est-ce que ces expressions cabalistiques peuvent bien cacher ?
- Je ferais mieux de me concentre sur les différents types d'armes de l'époque, conclut Rosa.
Elle secoue la tête.
- Non, mauvaise idée. Je risque trop d'attirer l'attention sur moi, à cause du tabou qui pèse sur la plupart des technologies de cette époque. Il me faudrait une autorisation spéciale pour accéder à ce genre d'archives, ce qui impliquerait d'avoir des relations haut-placées – et même le cas échéant, je doute que ça soit possible.
Elle serre autour d'elle sa veste, quittant la bibliothèque. Il fait bien plus froid à Milan qu'en Sicile la différence climatique est réellement palpable.
- J'espère que les archives des rapports criminels contiennent la description des armes utilisées, ou du moins, suffisamment d'éléments pour permettre d'établir une comparaison avec ce qui est actuellement en train de se passer à la maison.
En arrivant chez elle, elle trouve au courrier une lettre de ses parents. Ces derniers s'inquiètent beaucoup au sujet de sa situation professionnelle, et sur la perte d'une amie chère. Rosa sourit tristement. Elle n'a toujours pas osé dire à ses parents quelle est – était – la nature de la relation qu'elle a – avait – avec Loredana, se contentant de la présenter comme une amie proche. Les regards de sa mère lui ont toujours dit que cette dernière avait deviné et comprenait la réserve de sa fille à son sujet. D'ailleurs, les mots de réconfort que la lettre contient ne sont pas ceux qu'on adresse à une personne qui vient de perdre une amie chère, mais bien les mots de réconfort d'une mère à l'enfant qui vient de perdre son âme sœur.
Chère famille, toujours si proche et tellement chaleureuse. Rosa ne peut pas imaginer ce que sa vie pourrait être sans le soutien de sa famille. Loredana doit être à présent bien seule, elle qui a coupé tous les ponts à cause de l'homophobie ambiante de son ancien foyer.
Essuyant quelques larmes, Rosa pousse la porte de la chambre qu'elle loue le temps d'effectuer ses recherches. C'est dur, c'est très dur, toute seule dans cette ville, mais elle n'a aucune considération pour la souffrance qu'elle éprouve. Le plus important, c'est qu'elle réussisse, à la fin, à coincer la ou les personnes derrière ce bain de sang.
D'ailleurs, en parlant de bain de sang, pourquoi seulement en Sicile et pas ailleurs ? À qui donc la peur et la paranoïa ambiantes vont-elles pouvoir profiter ? Rosa a quelques soupçons, mais elle tente de rallonger la liste des suspects le plus possible, éliminant certains, en rajoutant d'autres, sans éliminer aucune possibilité de manière définitive. Elle est certaine qu'il lui manque des éléments pour comprendre le fin fond de l'histoire. Le mode opératoire est bien trop complexe. Son seul but ne peut pas être d'effrayer les gens. Il y a quelque chose de bien plus gros derrière, quelque chose d'assez gros pour manipuler certaines hautes instances de la police locale.
Vraiment, plus elle y pense, plus Rosa se dit qu'elle cherche un très, très gros poisson.
Serrant sa veste contre lui, Kazusuige tente de faire la connaissance de ses voisins de compartiment. Il dort, comme les trois autres personnes, sur des couchettes transformables en banquettes – ou des banquettes transformables en couchettes – typiques de la troisième classe du Transsibérien Express. Ce genre de wagon équipe chaque compartiment d'un lavabo ainsi que de divers compartiments pour y ranger ses affaires, placards encastrés, étagères très hautes, filets à bagages suspendus au plafond ou sous les sièges. Une salle de bain et des toilettes se situent à chaque extrémité du wagon.
Comme le train a été en grande partie loué spécialement par le Boss pour son équipée en direction de Strasbourg, Kazushige partage son espace vital avec trois autres membres de la Team Rocket. L'un d'eux a une dizaine voire une quinzaine d'années de plus que lui, typiquement le genre de personne qui ne grimpera jamais les échelons de la hiérarchie interne, pas par manque de capacités mais plutôt par aversion pour les responsabilités. Un autre fait lui aussi partie de la jeune génération, adolescent tout comme lui, et tout comme lui en phase de passer à des actions plus sérieuses. Le troisième, il ne l'a qu'entraperçu, car il s'est aussitôt esquivé en direction du wagon-restaurant.
- C'est un sacré voyage qui s'annonce, pas vrai ? tente Kazushige à l'adresse de ses compagnons de voyage.
Ces derniers ne répondent que vaguement, un mouvement d'épaule, une onomatopée, rien de plus. Kazu sort ses chemises de son sac, chemises d'uniforme standard comme en portent tous les sbires de la Team Rocket. Tout en arrangeant son paquetage, le paquetage classique de tous les sbires de l'organisation, Kazu se prend à nostalgiquement se demander à quoi ressemblerait sa vie si elle n'était pas standardisée par son enrôlement dans le crime.
- Et bien, nous voilà partis, continue Kazushige.
Les deux autres sbires s'entre-regardent. Kazu a l'impression qu'ils essayent de se mettre d'accord sur une décision très importante le concernant lui. Ne désirant pas compromettre le long voyage qui s'annonce, il préfère conserver le mutisme des premières vingt-quatre heures. La bavarde et familière présence de Cerise, avec laquelle pourtant il n'a vécu que quelques jours, lui manque, de même que le bourdonnement incessant de Pixel. Le pire sentiment de solitude est vraiment celui qui est causé par l'ignorance des autres.
Finalement, le plus jeune de ses deux compagnons silencieux finit par lui annoncer la terrible nouvelle :
- Le Boss a mis ta tête à prix. On a croisé Domino tout à l'heure, elle te cherchait partout.
Kazu pâlit.
- Il y a une raison à ça ? murmure-t-il d'une voix défaite.
- Haute trahison, qu'ils disent, complète le vieux. Ils donnent pas les détails. M'est avis que c'est un caprice quelconque, ou que c'est pour une tout autre raison.
Il fixe le fils de Jessie et James d'un œil perçant.
- Dis-moi, tu serais pas aussi incompétent que tes parents au même âge, j'espère ?
Kazu secoue la tête de gauche à droite en tremblant.
- Alors, c'est que t'as fait quelque chosequi a pas plu au Boss.
Kazushige se retient de pleurer. Un homme comme lui ne pleure pas. Il a fait ce qu'il avait à faire, il a protégé la seule grande sœur qu'il ait jamais eue. Au moins, se dit-il, il ne sera pas mort, ou quoi qu'il puisse lui arriver, en vain. Au moins, il ne se sera pas sacrifié pour le crime, mais bien dans le but de protéger quelqu'un. L'honneur est sauf, de son point de vue tout du moins, car pour sauver Cerise, il s'est rebellé contre son Boss et contre la Team Rocket. Pour sauver Cerise, il a brisé toutes les règles qui avaient jusque là régi sa vie. Et ça, c'est impardonnable.
Il fronce les sourcils. Il n'a pas l'habitude, lorsqu'il pense en lui-même, d'entendre ses paroles avec la voix d'une femme. Au contraire, sa « voix intérieure » est plutôt masculine et un peu rauque, une voix d'aventurier solitaire, une voix très similaire à celle de son acteur préféré. Et pourquoi donc ses camarades de compartiment ouvrent-ils des yeux grands comme des soucoupes ?
- J'ai quelque chose sur le visage ? interroge-t-il, étonné.
- Pas pour le moment, rétorque la voix féminine qui dévoilait tout à l'heure ses pensées. Par contre, tu vas avoir quelque chose autour des poignets, c'est certain. Et si tu n'obéis pas bien gentiment, tu risques de finir avec quelque chose au-travers du cœur.
Lentement, Kazushige se retourne, et fait face à la blonde Domino.
- Je peux savoir ce qu'on me reproche ? lance-t-il sur un ton de défi.
Domino a un sourire narquois.
- Tu ne peux plus te cacher, Kazushige. Nous avons des enregistrements vidéos et un témoignage indiquant que tu es venu en aide et as tout fait pour venir en aide à notre ennemie, la protégeant, couvrant sa fuite, la mettant en garde concernant nos actions. La Team Rocket n'a que faire d'une personne telle que toi.
Sans ménagement, Domino se saisit des poignets de l'adolescent qui ne proteste ni ne se débat. Toute résistance serait de toute façon inutile, dans un train rempli de personnes prêtes à se saisir de lui simplement parce que le Boss en a décidé ainsi. Avant de rencontrer Cerise, il aurait fait pareil. Mais sa relation personnelle avec la jeune femme a été plus forte que sa fidélité envers l'organisation.
Quelques torsions d'une corde fine, et Kazu est ficelé d'une façon qu'il est impossible de défaire, même pour un spécialiste de l'évasion comme le légendaire Houdini. L'adolescent sourit amèrement à cette pensée. Le peu d'Histoire et de mythes anciens qu'il connaît ne lui servira à rien pour s'échapper ou simplement survivre à sa détention. S'il commence déjà à perdre ainsi le contrôle de ses pensées, il ne fera sans doute pas long feu.
- Qu'allez-vous faire de moi ? interroge-t-il sobrement.
- Tu le sauras bien assez tôt, réplique la froide blonde en le poussant dans le couloir.
Quelques wagons, et les voilà en queue du train, dans un wagon spécialement apprêté par le Boss. D'étranges sarcophages sont alignés sous les fenêtres occultées, laissant à peine la place pour circuler. Des machines médicales bourdonnent, d'où partent des tuyaux remplis de liquide.
- Installe-toi là-dedans, grogne Domino en désignant du pouce l'un des trois sarcophages ouverts.
Kazushige essaye de rester calme. Les chances pour qu'il soit enterré vivant sont minces, et même si c'était le cas, mourir étouffé de la sorte n'est pas très douloureux. Angoissant, s'il se laisse dominer par la peur, mais pas douloureux. Il n'a aucune raison d'avoir peur.
Le cœur battant la chamade, l'adolescent s'étend dans la boîte métallique capitonnée de blanc. Il y a un petit oreiller, aussi, et cela le rassure, car tout indique que l'équipement n'est pas destiné à un condamné à mort mais plutôt à une personne qu'on souhaite conserver en vie avec un minimum de confort.
- Bouge pas, ordonne Domino en approchant un mouchoir de son visage.
Il respire une odeur chlorée, et c'est le noir.
Lorsque Kazu reprend à moitié conscience, il sent une aiguille plantée dans le dos de sa main gauche. Ça fait très mal, beaucoup plus mal que dans le creux du bras. Il remarque ensuite, à l'irritation qu'il sent à différents endroits de son anatomie, et à la fraîcheur de l'air, qu'on n'a pas fait que le mettre sous perfusion : il n'est plus vêtu que d'une chemise d'hôpital, on lui a lavé les intestins et placé une sonde urinaire.
- Que... quoi... murmure-t-il d'une bouche pâteuse.
Il entrevoit, dans les nuages noirs qui dansent devant ses yeux, le visage dur et froid de Domino, celui du Boss avec une expression de triomphe et de méchanceté, et, à la limite de son champ de vision, une personne en blouse venue triturer la machine à laquelle il est branché.
Doucement, lentement, l'effet de l'anesthésiant se fait sentir. Il voit remuer les lèvres des gens devant lui, mais ne les entend plus. Son champ de vision rétrécit, ses pensées s'obscurcissent. Lentement, doucement, il glisse dans un sommeil sans rêves.
- Mission accomplie, lâche sobrement Domino.
- Vous êtes virée, rétorque Giovanni sans la regarder.
Le médecin corrompu surveille l'état des prisonniers et autres otages maintenus dans un coma artificiel pour le temps du trajet, sans prêter attention à l'étrange couple qui, raide, sort du wagon. Domino a le regard vague, jusqu'à ce que Giovanni l'entraîne dans le premier compartiment vide qu'il ferme à clef derrière lui, l'embrassant à pleine bouche.
Fin du chapitre
Chapitre inspiré de la chanson Stronger than all de Hammerfall.
Culture et vocabulaire pour la fic
capsumon: nom européen des pokémons. Ce terme est utilisé dans les dialogues, lorsque la personne qui parle est européenne, ou dans la narration, lorsque le point de vue est celui d'une personne européenne.
accents: la transcription des accents sera allégée au fil de la fic, au fur et à mesure que Kei s'y habitue. Si un passage est décrit du point de vue d'une personne qui comprend l'accent, ce dernier sera moins prononcé que s'il est décrit depuis le point de vue de Kei. Du point de vue de Kami, il n'y a pas d'accents : étant télépathe, il n'éprouve aucune difficulté à comprendre ce que disent les gens.
turnover: fréquence de renouvellement d'une population (d'employés dans l'entreprise, de cellules dans l'organisme, de passants dans la ville).
arancino (plu : arancini): boule de riz de 8-10cm de diamètre farcie de ragoût, panée et frite. C'est une spécialité sicilienne.
sorcière (au Japon): femme de plus de 24 ans qui n'est toujours pas mariée.
shuriken: petite arme de jet, pouvant être empoisonnée, utilisée par les ninjas pour distraire l'ennemi.
kusarigama: faucille dont le manche est orné d'une chaîne de quatre à six mètres, au bout de laquelle on attache un boulet.
fukumibars: petite aiguille que les ninjas crachent au visage de leur adversaire durant un corps-à-corps.
nunchaku: fléau à deux branches utilisé comme arme.
katana: sabre de taille et d'estoc de plus de 60cm de long.
yari: lance japonaise de 2 à 4m de long.
nodachi : katana surdimensionné et très lourd, manié à deux mains.
