Chapitre 1
La liberté. Enfin.
C'est avec ces mots dans la tête que je me réveille ce matin. Le dortoir est empli des ronflements familiers de mes camarades. J'observe la pièce qui m'a accueillie pendant quatre ans, un petit pincement au cœur et me tourne vers le visage endormi de Mary. Mon amie semble si paisible en cet instant que je regrette presque ma décision.
Je sais que cela va la rendre malheureuse, on est tellement inséparables toutes les deux. Nos escapades nocturnes, nos plans pour piquer de la nourriture en cuisine, nos bavardages incessants en classe, nos heures passées à rire et à nous chamailler... Tout cela va me manquer terriblement. Mais je ne peux pas faire autrement. Les murs de l'orphelinat me sont devenus insupportables, j'y étouffe. J'ai besoin de partir, de changer de vie et de redémarrer de zéro.
Je m'extirpe de mon lit et regarde l'heure : 05h00. Parfait, tout le monde doit encore dormir. De sous mon oreiller, je sors une enveloppe et la dépose juste sous le nez de mon amie. Elle contient une dizaine de pages que j'ai écrites les larmes aux yeux pour lui faire mes adieux. Je n'ai pas précisé où je me rends, tout d'abord parce que ce serait bien imprudent mais aussi parce que je ne le sais pas moi-même. Désolée Mary, j'espère que tu ne m'en voudras pas trop.
Je m'accroupis et prends mon sac à dos noir caché sous le lit pour ensuite me diriger vers l'armoire commune aux cinq filles du dortoir. J'emporte peu de vêtements pour ne pas me charger. De toute façon, aucune perte car le reste reviendra à Mary, comme dit dans ma lettre d'adieu. Elle me chipait toujours mes habits quand j'avais le dos tourné, la chipie.
J'attrape un gros sweat bien chaud, un pantalon, deux t-shirts, quelques sous-vêtements et les fourre dans le sac. Puis, je m'habille avec des collants noirs, un short en jean, mon pull préféré vert forêt et des chaussettes rouges. Nous ne sommes qu'en septembre mais il fait déjà très frais dehors alors autant bien me couvrir.
De retour au niveau de mon lit, je rajoute dans mon sac Alan, mon chat en peluche, et la photo de moi et Maman. Je referme mon bagage et sors de la pièce sans un bruit. Un rapide détour par la salle de bain pour prendre brosse à dents et brosse à cheveux et je descends.
Les escaliers menant au rez-de-chaussée grincent sous mon poids et le bruit se répercute sur les murs du bâtiment. Je prie pour que cela ne réveille personne, surtout pas un des surveillants. Arrivée en bas, je tends l'oreille. Tout est calme, rien ne bouge, je continue et passe la porte de la cuisine. Dans le panier à fruits, je pique trois pommes et dans le frigo, une grande bouteille d'eau ainsi que divers aliments. Cela m'évitera au moins de mourir de faim une fois partie.
Direction le bureau de Mrs Parks, l'intendante. Il se trouve dans le fond du couloir ouest de l'orphelinat, couloir auquel, nous, les enfants résidents, n'avons pas accès en temps normal. Mais étant là depuis plusieurs années, je m'entends bien avec les surveillants et j'ai pu ainsi devenir l'assistante personnelle de Mrs Parks.
Ce n'était pas un travail difficile : trier la paperasse, vider la poubelle, aider à répondre au courrier, faire le café... Non, l'avantage, c'est que je gagnais non seulement quelques sucreries pour mes services mais aussi et surtout la confiance de l'intendante. Mon plan se mettait petit à petit en place. L'adulte n'a pas remarqué que je prenais des repères, que je l'observais dans les moindres de ses gestes. Grâce à cela, je connais maintenant la partie ouest comme ma poche. Si bien que je sais que la clé pour entrer dans le bureau de Mrs Parks se trouve derrière le tableau à droite de la porte.
Je m'en empare et pénètre dans la pièce interdite. Il fait sombre mais je ne peux pas allumer car la chambre d'une des surveillantes donne directement sur le bureau et je risquerais d'attirer son attention. Le ciel dégagé est cependant avec moi et la lune éclaire faiblement la pièce qui prend des teintes argentées fantomatiques.
Je me revois assise à cette petite table de chêne, rangeant les dossiers des habitants de l'orphelinat par ordre alphabétique, Mrs Parks me servant une tasse de thé fumante pour m'encourager dans mon labeur. Je lui avais alors répondu par un grand sourire plein de gratitude. Ce que les adultes peuvent être faciles à manipuler, ils ne se méfient jamais des enfants, je l'ai bien compris pendant mes quatre années enfermée ici. Si je voulais quelque chose, sourire et jouer les petites filles innocentes étaient souvent largement suffisant.
Le deuxième tiroir du bureau, c'est là que l'intendante met toujours le trousseau de toutes les clés de la pension. Dès mon premier jour de travail, elle l'a rangé devant moi et à chaque fois, c'était au même endroit. Cette information a été gravée dans mon esprit et me sert maintenant, alors que j'ouvre le tiroir et y dérobe le trousseau.
Plus récemment, environ un mois après mes débuts, elle s'est enfin décidée à faire les comptes et a sorti la boîte contenant l'argent de l'orphelinat de sous une planche du parquet qui n'était pas fixée. Je me souviens avoir ri et l'avoir complimentée car c'était une bonne cachette. Elle avait alors posé un doigt sur sa bouche et fait un sourire malicieux dans ma direction, m'intimant au silence par un « Ce sera notre petit secret ».
J'avais poussé un cri de victoire intérieur. Tout était en place. Parfait. Il aura fallu quatre longues années mais maintenant, la fin est proche.
Je ne prends que 30 livres dans la caisse, pas la peine de les ruiner. Après tout, ils ont tous pris soin de moi pendant si longtemps. Cette somme sera largement suffisante pour m'emmener loin d'ici. Ensuite, j'aviserai.
Je ressors de la pièce et la referme à clé. Il ne me reste plus qu'à quitter cet endroit. Je marche calmement, sans me précipiter, à travers les longs couloirs de la vieille bâtisse. Je m'attarde sur un mur particulier. Celui-ci est décoré de nombreux traits tracés au crayon, les tailles de chacun des pensionnaires. Certains ne m'arrivent pas aux épaules, ce sont ceux des tout-petits, ceux qui n'ont pas eu la chance de grandir ne serait-ce qu'un peu auprès de leurs parents. Puis il y a les traits qui arrivent à une hauteur moyenne, je grince des dents en voyant les cinq bons centimètres qui séparent le mien de celui de Mary. Pour finir, il reste les tailles des plus grands, des surveillants mais aussi de ceux qui ne sont plus là, qui ont quitté l'orphelinat pour devenir adultes.
J'arrive à la sortie, le hall d'entrée où est accroché un grand cadre avec une photo prise il y a deux ans. Mary et moi nous tenions dans les bras, inséparables, nos dents largement dévoilées. Tout le monde était joyeux. Le poids dans ma poitrine s'alourdit un peu plus mais j'ai pris ma décision et je n'y reviendrai pas. Je veux changer, non, je dois changer de vie avant d'être engloutie par le moule dans lequel on tente de me faire rentrer.
Je décroche ma veste grise d'hiver du porte-manteau, ainsi que l'écharpe rouge vif que Maman m'a donnée quand j'étais petite et que j'ai portée 24h sur 24h, même en été, pendant plus d'un an. Heureusement que j'ai arrêté ça, l'odeur du tissu était épouvantable. J'enfile ensuite mes bottines brunes à lacets fétiches dont le cuir usé par le temps est toujours aussi confortable.
Je suis prête. Sans un regard en arrière, je passe la large porte en bois et la referme de l'extérieur. Après avoir ouvert la grille séparant le domaine du reste du quartier, je dissimule les clés dans un pot de fleur. J'ai laissé un mot dans la cuisine, pour que Mrs Parks puisse les retrouver. Je glousse légèrement en imaginant qu'elle devra passer par la fenêtre pour atteindre la cachette. Enfin, je traverse le jardin et me retrouve derrière la barrière de fer forgé, dans la rue éclairée par quelques réverbères.
La nuit est sombre comme de l'encre, presque menaçante, mais je n'hésite pas et avance d'un pas décidé vers le centre de Londres.
C'est après une bonne heure de marche que le soleil se décide enfin à pointer le bout de son nez. Mes yeux s'étaient habitués à la pénombre mais voir la lumière du jour me met du baume au cœur, cela donne une touche de réalité à ce que j'entreprends. Comme si cette lumière était le symbole d'un renouveau.
Le poids sur ma poitrine a disparu, l'air frais matinal l'ayant dissipé. Il doit être aux alentours de 7h00 du matin. Les londoniens se réveillent et se meuvent lentement pour une autre journée de travail ennuyeux. La jeune fille souriant bêtement que je suis fait tache dans ce paysage grisé par le quotidien. Mais je n'y peux rien, je suis trop heureuse pour rester impassible. Je suis dehors ! Enfin ! Libre !
Où vais-je aller ? Le plus loin possible, c'est évident. Une seule solution s'impose, le train. Direction la gare de King's Cross. Les nombreuses fugues avec Mary me permettent de ne pas être totalement perdue dans les ruelles de Londres qui me sont mêmes familières. Tant de fois, nous sommes parties pour tenter de rejoindre le centre-ville et faire du shopping comme de vraies demoiselles.
Mais à chaque fois, nous revenions sur nos pas car nous avions mal aux pieds, que nos ventres criaient famine ou encore que des adultes nous ramenaient. Après tout notre destination rêvée était bien plus éloignée que prévu. A la fin, les surveillants ne partaient même plus à notre recherche parce qu'ils savaient pertinemment que nous serions de retour dans la journée. Mais cela ne les empêchait pas de nous sermonner pendant des heures et nous écopions du nettoyage de l'orphelinat pour une semaine.
Les doux souvenirs qui envahissent mon esprit sont chassés par l'imposant bâtiment entré dans mon champ de vision : King's Cross, mon passeport vers une vie nouvelle. Mes enjambées s'accélèrent malgré moi. Quelle sera ma destination ? L'Ecosse, l'Irlande ou même la France, tout me va !
J'entre dans la gare. Le dôme de verre surplombant les quais laisse entrer une lumière blanche et claire, les rayons filtrés du soleil tombent sur mon visage, réchauffant mes joues rosies par le froid piquant du matin. La grande horloge au centre m'indique qu'il est un peu plus de 9h30. Je réprime un bâillement. Je sens que je me suis levée très tôt et que j'ai parlé jusque tard avec Mary hier soir... Voyons ! Il faut vraiment que j'arrête de penser au passé maintenant ! Sinon, je ne vais pas aller jusqu'au bout...
Je claque mes mains sur mon visage. Ressaisis-toi, bon sang ! La gare est déjà remplie de monde alors qu'il est encore si tôt, une véritable fourmilière. Au moins, je vais pouvoir passer inaperçue dans cette foule parce qu'une enfant toute seule en plein Londres, c'est louche. Je me balade un peu dans les magasins et achète quelques bonbons et une revue de bandes dessinées pour passer le temps dans le train.
L'heure avance sans que je m'en rende compte et je m'affole en voyant qu'il est déjà 10h30. Tout le monde doit être réveillé à l'orphelinat et peut-être déjà en route vers Londres pour me chercher ! Je dois vite prendre un train, n'importe lequel. J'avance vers les guichets pour acheter un ticket. Je jubile. C'est quand même exaltant de se savoir libérée de ses entraves ! Plus rien ne peut m'arrêter !
Sauf peut-être les tarifs. C'est monstrueusement cher ! Comment les adultes peuvent se payer de tels trajets ? Tu aurais dû me renseigner, stupide fille ! Mais demander le prix d'un voyage en train à un surveillant aurait été suspect, non ?
Raah, qu'est-ce qui m'a pris de dépenser mon argent en friandises ? Avec mes 20 pauvres livres restantes, je peux aller à la ville d'à côté et encore, seulement si je dors dans la rue ce soir. Entre mourir de froid et respecter la loi, le choix est vite fait. Je vais donc frauder. A bien y réfléchir, c'est même plus excitant ainsi. Prendre un train au hasard, ne pas savoir où il va me mener et tout recommencer en terre inconnue, c'est ça l'aventure ! Impatiente, je me dirige vers les voies.
« Bonjour, petite, tu es perdue ? Où sont tes parents ? »
Je me pétrifie. Grillée. Je me tourne lentement vers la voix grave qui vient de m'aborder. En face de moi se tient un homme moustachu et bedonnant. A son uniforme noir, je peux voir qu'il s'agit d'un chef de gare. La poisse ! Parmi les centaines de personnes présentes, il a fallu qu'il me repère !
« N'aie pas peur ma petite, je vais t'aider. Je ne suis pas méchant, c'est moi qui m'occupe des trains. » me dit-il en tapotant sa casquette de service.
C'est bien ça le problème ! Et puis, vous allez arrêter de me traiter de gamine ? Je sais que je ne suis pas très grande et que je n'ai que 12 ans mais je sais me débrouiller seule, mon bon monsieur ! Je n'ai pas besoin de vous, veuillez me laisser tranquille et continuer à faire votre travail.
« Dis, tu m'écoutes, fillette ? »
Bien entendu, je n'ai pas vraiment dit ce que je pensais. Non, les adultes, il faut les duper, comme avec Mrs Parks. Jouer sur le fait qu'ils me prennent pour une pauvre petite fille sans défenses est ma spécialité. Hihi, ça va être facile, je vais vite m'en débarrasser. Je prends une grande inspiration avant de relever la tête vers cet homme très irritant. Ainsi, je lui offre mon plus beau sourire et d'une voix fluette, aiguë et naïve à en vomir, je lui réponds :
« Mais Monsieur, il n'y a pas de problème, ma maman est juste là », en dirigeant mon doigt tendu vers un point invisible situé derrière le contrôleur.
Comme je l'espérais, ce gros empoté se tourne pour héler ma soi-disant maman. Je profite de cette occasion pour filer dans le sens opposé, aussi vite que mes jambes le peuvent. De lointains cris m'indiquent que j'ai déjà pris une bonne avance. Pour être sûre de le semer une bonne fois pour toutes, je plonge dans un escalier qui me mène sous les voies.
Je remonte de l'autre côté, au milieu des différents commerces présents dans la gare. Ni une ni deux, je rentre dans le premier venu, un magasin de vêtements. Grâce à ma petite taille, je me cache entre les étalages pour échapper à mon poursuivant. Des pas lourds s'approchent, je retiens mon souffle… et s'éloignent finalement. Je me détends.
Bon, maintenant, il faut que je retourne sur mes pas pour prendre enfin un train. Je repasse par le même escalier et monte les marches d'un pas lourd, essoufflée par ma course. Arrivée sur les quais, je manque de me faire écraser par un énorme chariot sur lequel repose une cargaison en équilibre précaire. Un hululement sonore retentit et me voilà les fesses par terre, rougissant de surprise et de honte.
« Oups, désolé… Ça va ? »
Une main s'est tendue devant moi, m'invitant à la saisir. Ce que je fais naturellement.
Une fois debout et remise de mes émotions, je tourne la tête vers celui qui a failli me transformer en crêpe. Un garçon de mon âge, je pense. Plutôt petit et maigrichon, les cheveux noirs en bataille, ses lunettes rondes et tordues qui lui donnent franchement l'air d'un premier de la classe derrière lesquelles brillent de magnifiques yeux verts. Et je dis ça seulement parce que le vert est ma couleur préférée !
Mais le plus intrigant, c'est l'espèce de griffe dissimulée entre quelques mèches charbonneuses sur son front. En forme d'éclair, elle lui accorde un petit côté voyou mais c'est tellement peu courant comme cicatrice que j'ai du mal à en détacher les yeux. Le garçon, gêné par ma contemplation, passe une main sur son front, me ramenant au moment présent.
« Ça va, merci. » réponds-je distraitement.
Mon attention est maintenant portée sur l'armée flamboyante qui entoure le jeune homme. Les roux sont censés être peu communs et là, on me sort carrément toute une famille ! A noter, le couple de parents d'un âge incertain, deux clones qui se ressemblent tellement que je plains leur pauvre mère qui doit tout le temps les confondre, un grand dadais à l'air ahuri, un plus âgé avec des lunettes en écaille et une fillette accrochée à la jupe de la matrone.
Le petit binoclard dénote vraiment dans ce groupe. Quels gens bizarres, ils sont tous derrière un gros chariot semblable à celui qui voulait ma mort. Sur certains, il y a en plus une cage qui renferme un hibou, animal de compagnie bien étrange je trouve.
Le garçon qui m'a tendu sa main me fixe. Zut, il aurait dit quelque chose pendant que je dévisageais les taches de rousseur du plus grand ? Rouge d'embarras, je bredouille quelques mots inaudibles et prends mes jambes à mon cou pour m'enfoncer dans les quais.
Un rapide coup d'œil en arrière m'apprend qu'ils ne m'ont heureusement pas suivie. Ils doivent avoir mieux à faire avec leurs étranges bagages. Je ralentis et continue mon chemin. Il n'y a aucun train en gare pour le moment, je vais devoir un peu patienter. Je prie pour qu'aucune chevelure carotte ou casquette de contrôleur ne fasse éruption. En observant les alentours, je vois que je suis au niveau des voies 9 et 10.
Je suis exténuée, ma course poursuite et ma fuite précipitée m'ont achevée. Vivement qu'un train arrive, n'importe lequel du moment que je peux m'asseoir et me reposer ! Je me demande si ce sera possible de me cacher sous les sièges pour ne pas qu'on vérifie mon ticket... Que je n'ai pas, bien sûr. Ce serait quand même bête de me faire renvoyer à l'orphelinat si proche de la liberté.
Comme il n'y a pas de banc, je décide de m'adosser à un pilier en pierre. Du moins, j'aurais aimé pourvoir m'y adosser. Au lieu de cela, il se dérobe sous moi et je sombre dans le vide.
Voilà pour le début de ma toute première histoire^^. J'espère que cela vous plaira même si ce chapitre ne dévoile pas grand-chose.
