Prologue
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Une puanteur ignoble régnait dans la pièce, mais la jeune femme qui s'y trouvait ne s'en souciait pas, elle s'était habituée à l'odeur depuis déjà quelques jours. Elle s'était recroquevillée dans un coin de sa cellule, se tenant le plus possible éloignée de l'immonde tas d'excréments recouvert d'urine situé à l'autre bout de la petite pièce. La cellule ne faisait pas plus de deux mètres carrées, et ses geôliers n'avait pas l'air de trop se soucier de son confort, elle ne disposait ni de toilettes ni de lit. Elle ne portait pas de vêtements, un simple drap qui ne semblait pas avoir été lavé depuis une éternité était son seul bien. Sa seule source de chaleur, tout ce qui lui restait. Il n'y avait aucune lampe, pas même une bougie. Même la porte était trop épaisse pour laisser filtrer le moindre rayon de lumière. Il n'y avait que les ténèbres pour tenir compagnie à la prisonnière. Anthéa Schaeffer passa sa main dans ses cheveux crasseux, jamais auparavant elle n'avait été autant dégoutée. Dégoutée d'elle-même.
La première fois qu'elle l'avait compris, elle avait régurgitée le faible contenu de son estomac dans le coin ou elle entreposait ses déjections. Si d'une part elle se dégouta encore plus de cette nouvelle immondice qui était venu s'ajouter à son mélange fétide. Elle eut, d'autre part, regretté d'avoir recraché le peu de nourriture qu'elle obtenait. La faim étant l'un de ses pires supplices. Elle n'était nourrie qu'une fois par jour, et en plus de la faible quantité qu'elle recevait, son plat avait un goût tellement répugnant qu'à maintes reprises elle s'était retenue de tout recracher sur son tas de déjections. Un peu de bave coula le long de la bouche de la jeune femme. Elle avait si faim. L'heure du déjeuner était proche, elle le savait, bien qu'elle n'ait plus aucune notion du temps. Ce n'était plus qu'une question de secondes, dans très peu de temps on lui apporterait le pain rassi et immonde qui était tout ce qui lui restait. Elle se pencha vers la petite trappe près de la porte qui servait à lui transmettre son bien, de plus en plus de bave coulait le long de ses lèvres. Le peu de raison qui lui restait semblait s'être envolée, il n'y avait plus qu'un animal affamé.
Soudain, un petit bruit métallique se fit entendre, et une violente lumière envahit la cellule. Anthéa n'avait plus vu de lumière depuis des semaines, celle-ci avait frappée ses yeux si brusquement que la jeune femme plaqua ses mains crasseuses sur ses orbites et hurla de douleur.
-Petite cochonne, lança le garde en apercevant son tas de déjections, et dire que ma femme me répète sans arrêt que les hommes sont des porcs.
N'importe quel être humain sur Terre aurait prit ses jambes à son cou rien qu'en reniflant l'horrible odeur qui s'échappait de la pièce, mais le garde était habitué à ce genre de scène. Il pénétra dans la salle sans hésiter une seule seconde, et ressortit en tirant sa prisonnière par le bras. Celle-ci n'opposa aucune résistance, elle avait les idées bien trop embrouillées pour y penser. De plus, ayant gardé son bras devant ses yeux, elle ignorait totalement où on l'emmenait. Mais une chose était sûre, cela ne pouvait pas être pire que cet endroit. Elle entendit les gonds d'une porte grincer, le garde la jeta sans ménagement sur ce qui semblait être du carrelage. Puis elle entendit la porte se fermer.
Rassemblant le peu de force qui lui restait, Anthéa chercha à tâtons un point d'appui pour pouvoir se relever. Elle promena ses doigts un peu partout autour d'elle, et un léger frisson parcourut son corps lorsque son index entra en contact avec ce qui lui sembla être un mur. Lentement, elle plaqua les paumes de ses mains contre la paroi, et tenta de se relever. Ses yeux continuaient de la faire souffrir, malgré tout elle parvint à écarter ses paupières. Pourtant, même si elle savait ses yeux grands ouverts elle avait du mal à y croire. Elle se trouvait dans une petite salle de bain qui devait être de mêmes dimensions que sa cellule. Sauf qu'elle, elle disposait d'un lavabo, d'une douche, d'un miroir, d'une serviette propre, d'un assez gros bout de savon « le petit marseillais » et même d'un petit flacon de shampoing ! Après avoir passé des jours enfermée dans la crasse la plus totale, dépourvue de la moindre hygiène, elle avait l'impression de vivre un rêve. Il ne lui fallut pas plus de trois secondes pour se précipiter dans la douche et tourner la manivelle afin de libérer la pression de l'eau. Anthéa savoura chacune des secondes qu'elle passa sous ce jet de chaleur, frottant avec frénésie sur son corps afin de retrouver son beau teint blanc. Mais la crasse s'accrochait à sa peau et trente minutes furent nécessaires pour s'en débarrasser. Une fois bien propre, elle se sécha rapidement. Puis commença à se coiffer avec la brosse posée à côté du lavabo, sans pour autant oser se regarder dans le miroir. Elle n'avait pas le courage malgré sa récente propreté de se regarder dans une glace, plus jamais elle n'en aurait le courage. Plus depuis… Depuis qu'elle avait perdu Aelita. Anthéa arrêta soudain de se coiffer, et quelques larmes se mirent à couler le long de ses yeux. Elle la revoyait, courir après la voiture qui l'avait emmenée. Elle revoyait chacune de ses larmes, entendait chacun de ses cris. La jeune femme s'affaissa contre le mur, elle avait énormément pensée à sa fille lors des premiers jours de sa séquestration. Mais au fur et à mesure que sa situation empirait, ses pensées pour Aelita s'était faites de plus en plus rare. Anthéa avait l'impression d'émerger d'un long cauchemar pour se retrouver à nouveau dans cette cruelle réalité. Elle s'en voulait terriblement de ne pas être, en ce moment même, au chevet de sa fille. Dieu seul sait où elle se trouve et si elle va bien. La jeune femme joignit ses mains, et se mit à prier le Seigneur pour que sa fille aille bien. Où qu'elle soit.
-C'est pas bientôt fini ?! Beugla le garde en donnant de grands coups sûr la porte. Les femmes je vous jure…
Anthéa manqua de l'envoyer balader, mais elle se ravisa de peur de retourner dans sa cellule. Elle fini de se coiffer rapidement, puis son regard se posa sur un sac en papier rose placé sous le lavabo. Intrigué, elle jeta un coup d'œil à son contenu. Et retint son souffle. Dans le sac était placée une superbe robe blanche Michael Kors, Anthéa n'avait jamais vraiment aimé les habits de haute couture, mais cette robe avait dû coûter une fortune. Cependant elle éveilla sa curiosité, on la voulait belle aujourd'hui, et elle ne put s'empêcher de se demander pourquoi.
On la traitait comme la dernière des merdes durant deux semaines, et maintenant on voulait la transformer en princesse. Ca n'avait pas beaucoup de sens à ses yeux.
Mais la jeune femme ne se posa pas tant de questions, elle savait que quelle que soit la raison pour laquelle ses geôliers la voulait élégante, il valait mieux éviter de les contrarier. Elle sortit la robe du sac, et y trouva des sous-vêtements ainsi que des chaussures à talons tous deux de la même marque que sa robe. Anthéa grimaça à la vue des talons hauts. Elle avait toujours détesté ce genre de chaussures. La dernière fois qu'elle en avait porté elle avait dû se retenir des heures durant pour ne pas hurler la douleur qu'elle ressentait à chacun de ses pas. Elle s'habilla doucement pour ne pas froisser la robe, puis sortit de la sale de bain non sans avoir pris une grande inspiration.
-Hé bin c'est pas trop tôt, souffla le garde en posant son regard sur le décolleté de la jeune femme, le docteur n'aime pas qu'on le fasse attendre.
Anthéa avait un peu de mal à croire ce qui lui arrivait. Il y a moins de deux heures elle était encore en train de pourrir dans le trou du cul du monde, et là elle était assise dans une somptueuse salle à manger, habillée comme une star du cinéma. La salle à manger en question était immense, et pourtant il n'y avait qu'une douzaine de tables. Une magnifique moquette bleu marine sur laquelle étaient brodées des fleurs de lys blanche recouvrait le sol. Et les murs de la pièce étaient tous décorés par de somptueux tableaux de la Renaissance. Mais l'homme assis en face de la jeune femme n'avait rien d'un noble de l'époque. Il était plutôt petit, il ne devait pas être trop vieux (dans les cinquante ans) et pourtant son crâne chauve ainsi que son visage était couvert de rides. Il portait un superbe costume Massimo Dutti gris foncé avec une cravate verte sombre de la même marque. Le Docteur (comme il aimait qu'on l'appelle) était un homme qui aimait dégager une aura sérieuse. Il sourit à Anthéa mais elle n'osa pas lui rendre son sourire
-Vous êtes très en beauté ce soir, dit-il d'une voix douce.
-Merci.
-Allons ne faites pas cette tête, rassura-t-il en faisant un signe discret à l'un des serveurs, aucun mal ne vous sera fait.
-J'ai du mal à vous croire, répondit Anthéa en se remémorant les deux semaines de supplices qu'elle avait vécu.
Le Docteur dut comprendre ce à quoi elle faisait allusion car il ajouta:
-Oui, je dois d'ailleurs vous présenter mes plus plates excuses pour la façon indigne dont vous avez été traitée ces deux dernières semaines. Le chef de notre prison a commis une erreur lorsqu'il vous a reçue. Vous étiez supposée intégrer l'une de nos chambres car vous nous êtes très précieuse, mais il vous a prise pour une prisonnière ordinaire.
-Ah. Répondit la jeune femme tout en se retenant au maximum pour ne pas se jeter sur le vieil homme et lui crever les yeux à coups d'ongles.
Mais une délicieuse odeur vint lui chatouiller les narines, et son estomac se remit à la torturer.
Un jeune homme brun lui apporta un magnifique plat de tagliatelles cuisinées à l'Italienne mélangé avec des champignons et des fins morceaux de poulets.
Anthéa avait un mal fou à contrôler son corps, elle brulait d'envie de se jeter tel un animal sur cette nourriture dont on l'avait privée durant des journées entières.
Elle leva les yeux vers le Docteur qui lui adressa un signe de tête encourageant, elle attrapa ses couverts avec la rapidité d'un serpent et se mit à manger. Elle tâcha cependant de conserver ses bonnes manières pour éviter de contrarier l'homme qui se tenait en face d'elle. Il ne lui fallut pas plus de cinq minutes pour nettoyer parfaitement son assiette de la moindre trace de nourriture.
Le Docteur, satisfait de voir la jeune femme en partie rassasiée, sortit un petit carnet en cuir noir de la poche intérieur de son veston.
-Ecoutez-moi bien, dit-il d'une voix sérieuse, je vais être honnête avec vous, vous resterez ici jusqu'à ce que votre mari termine ses recherches. Peu importe si cela doit durer des dizaines d'années, nous serons patients. Ensuite, je veux que vous aidiez nos équipes de recherches sur les mondes virtuels. Votre mari et vous avez travaillé ensembles durant presque cinq ans, vos connaissances ne seront pas négligeables.
Anthéa frémit un peu du ton sérieux et déterminé de son interlocuteur, elle mit quelques secondes à se reprendre, puis veilla à employer un ton identique.
-Je me moque de ce que vous pourrez me faire subir, je ne veux qu'une chose.
-Je vous écoute.
-Garantissez-moi que quoiqu'il puisse arriver, vous ne toucherez pas à un seul cheveu de ma fille. C'est tout ce que je vous demande. Je ne tenterai pas de me suicider et j'aiderai vos équipes du mieux que je pourrai à condition que vous la laissiez tranquille. Sommes-nous d'accord Docteur ?
Le vieil homme s'autorisa le luxe d'un sourire, il ne pensait pas qu'ils trouveraient un accord aussi rapidement. Il prit cependant le soin de peser le pour et le contre. Aelita Schaeffer ne présentait aucun intérêt scientifique, elle pouvait certes servir de moyen de pression sur son père, mais ils avaient déjà Anthéa. Il suffisait simplement de le menacer de faire de même avec sa fille sans qu'il sache qu'ils ne tenteront rien. Il ne voyait aucun inconvénient dans les termes du marché qu'il venait de passer.
-Marché conclu, sourit-il, maintenant que nous avons fait le plus important, je vous souhaite la bienvenue au Projet Carthage Madame Schaeffer. Et si vous me le permettez, je voudrais vous poser quelques questions avant que vous n'alliez passer le test médical.
Anthéa hocha la tête, s'ensuivit alors une longue liste de questions toutes plus ennuyeuses les unes que les autres. La jeune femme y répondit poliment sans plus. Mais bientôt, elle sentit la fatigue la gagner. Elle avait bien besoin d'une vraie nuit de sommeil.
-Pouvons-nous reporter la visite médicale à demain? Demanda-t-elle en bâillant. Je ne me sens pas au mieux de ma forme.
-Je comprends très bien, répondit le Docteur en levant les yeux de son carnet, répondez seulement à la dernière question et vous serez menée à vos appartements.
-Très bien.
-Êtes-vous enceinte?
Anthéa eu toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire devant une question pareille.
-Non. Répondit-elle simplement.
-Vous en êtes sûre? S'enquit son interlocuteur pas vraiment convaincu. Depuis combien de temps n'avez-vous pas eu vos règles?
Une nouvelle fois la jeune femme étouffa son rire dans sa gorge. Comme si elle avait eu le temps de faire attention à ça.
Elle poussa un profond soupir et se mit à compter.
« Une semaine, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, hu… »
Une profonde stupéfaction marqua son visage, huit semaines, elle n'avait pas eu ses règles depuis huit semaines.
Le Docteur le remarqua et haussa l'un de ses épais sourcils.
-Et bien, lâcha-t-il d'un ton neutre en rangeant son carnet, je crains que votre demande pour reporter la visite médicale ne soit refusée en fin de compte.
Anthéa ne lui répondit pas, elle promena sa main sur son ventre. Était-ce possible?
Elle sentit son estomac se nouer, et intérieurement, elle savait qu'elle devait probablement être l'une des pires mères au monde. Après avoir abandonné son premier enfant, elle allait condamner son deuxième à une vie en Enfer.
Chapitre 1: Condamnée à vivre
24 septembre 1987
Cela faisait près de six heures que Le Docteur consultait l'épais dossier qui contenait le rapport de ses chercheurs. Six heures qu'il était assis à son bureau. Six heures qu'aucune partie de son corps mis à part ses doigts n'avait bougé d'un millimètre. Les travaux réalisés par Anthéa Schaeffer ces sept derniers mois étaient fascinants. Jamais le Projet Carthage n'avait connu une telle avancée. La plupart des scientifiques avec qui elle travaillait avouaient qu'il y avait des moments ou elle parvenait même à les perdre avec ses explications techniques.
Malheureusement, l'équipe sous la direction de la jeune femme venait de découvrir un problème qui avait vite fait d'agacer le cinquantenaire.
En effet, même si les recherches d'Anthéa offraient la possibilité de créer un monde entièrement virtuel, aucun réacteur au Monde n'était assez puissant pour le générer.
Contrarié par cette nouvelle, Le Docteur leva enfin les yeux du dossier pour examiner la pièce dans laquelle il se trouvait. Chose qu'il avait très souvent l'habitude de faire quand il réfléchissait. Le bureau du cinquantenaire ressemblait d'avantage à celui d'un proviseur d'un collège religieux qu'à celui d'un scientifique. Un papier-peint gris peu esthétique recouvrait les murs. Le bureau sur lequel étaient amassées des piles de dossiers semblait dater du siècle dernier. Et pourtant il était en parfait état. Une simple bougie était la seule source de lumière de la pièce. Le scientifique contempla pendant quelques minutes cette petite flamme dansante devant ses yeux. Le Feu était un élément si intéressant. Douloureux et mortel, mais également réchauffant et vital. Le Docteur s'était toujours demandé depuis son enfance pourquoi il y avait autant de choses sur cette planète. Pourquoi toutes ces plantes, ces animaux, ces insectes, ces matières étaient présents en ce monde? Dans son adolescence, il avait rapidement comprit que l'homme se croyait parfait, et qu'il n'hésitait pas à mépriser quiconque possédait une tête qui ne lui revenait pas. L'être humain avait même montré des faiblesses ridicules, ainsi qu'un manque total d'honneur ou de respect. Rapidement, les auteurs moralistes du XVIIème tels que La Rochefoucauld devinrent les auteurs préférés du Docteur. Il se penchait souvent sur le cas de la nature humaine. Tentant de trouver ses moindres défauts, ses moindres faiblesses. Toute sa vie la question de l'imperfection humaine l'avait obsédé. Et aujourd'hui, son but était précis. Le Projet Carthage n'était qu'une infime partie de tout le complexe scientifique qu'il dirigeait. Ses chercheurs étaient parmi les plus performants au Monde. Les meilleurs travaillaient en ce moment même sur ce qui serait très probablement le projet le plus important de sa carrière. Le Docteur haussa un sourcil, une idée lumineuse lui était venue en tête. Ses employeurs ne devraient pas émettre d'objection a transférer Anthéa dans son meilleur centre de recherches. Il fallait seulement éviter de leur révéler la position exacte de celui-ci.
Le cinquantenaire se mit a réfléchir. L'idée en elle-même était bonne, mais elle pouvait représenter un danger potentiel étant donné la distance qui les séparait de l'endroit auquel il pensait. De plus Anthéa était enceinte. Un voyage en avion était donc exclu. Et si encore ce n'était que ça. Le cinquantenaire posa les yeux sur un porte-document rouge près de sa main gauche. Il s'agissait du rapport d'un espion à la solde des services français provenant de L'U.R.S.S. Et les nouvelles n'étaient pas rassurantes. L'opération de transfert risquerait d'être délicate, et il ne pouvait pas se permettre de perdre la jeune femme. Il pressa un bouton dissimulé sous son accoudoir, et aussitôt, un jeune homme d'une vingtaine d'années muni d'un petit carnet entra dans la pièce.
-Dites-moi Monsieur Tanner, commença le cinquantenaire sans lever les yeux de ses dossiers, est-il possible de faire réunir les quinze meilleurs hommes présents dans ce bâtiment et de les faire venir ici en moins de deux minutes?
Son interlocuteur hocha la tête, et partit sans rien ajouter. Il revint après une minute et quarante-sept secondes accompagné d'une quinzaine d'hommes de haute stature.
Le Docteur les examina un par un. Il les avait tous recrutés personnellement.
Il ne faisait pas confiance au jugement des autres, et ne tolérait ni l'incompétence, ni l'erreur.
Le scientifique savait qu'ils rempliraient la mission qu'il s'apprêtait a leur donner.
Il était hors de question de perdre Schaeffer.
Un Soleil couchant éclairait encore faiblement la cité marseillaise. Coloriant l'eau de la Méditerranée d'une brillante couleur rose. Assise sur un banc, Anthéa regardait les derniers bateaux rentrer au port après une journée de travail. La jeune femme observa certains touristes qui prenaient des photos tout en baragouinant une langue qu'elle ne connaissait pas. Elle jeta un coup d'œil à sa montre, et poussa un profond soupir. L'heure de sa promenade était terminée. D'ici quelques minutes, une voiture viendrait la chercher. Qu'à cela ne tienne, elle était épuisée. Un bon dîner et une bonne nuit de sommeil lui remettraient les idées en place.
La jeune femme ferma les yeux, et se mit à caresser son ventre.
Il ne restait plus beaucoup de temps avant l'accouchement. Dans un mois tout au plus, il ou elle naîtrait.
Un coup de klaxon attira son attention. Elle tourna la tête, une voiture noire métallisé équipée de vitres teintées semblait l'attendre. Elle avait toujours trouvé ce genre de véhicule absurde. Ca se voulait discret mais c'était beaucoup trop voyant à son goût.
Une portière arrière s'ouvrit, et l'assistant du Docteur en sortit.
Anthéa connaissait assez bien le jeune Alex Tanner. C'était un rouquin de petite taille, avec un visage marqué par une acné tenace. Originaire de Glasgow, ce jeune homme à lunettes semblait sortir d'un film pour ado. Dans le genre: le petit génie ringard et moche dont personne ne veut.
Mais au Projet Carthage, ce n'était pas le physique qui comptait, mais le talent.
Or du talent, ce garçon en avait à revendre. Diplômé de Cambridge moins d'un an après son entrée, ce jeune savant avait toujours un train d'avance sur les autres. Ses professeurs affirmaient qu'un pareil génie ne naissait qu'une fois tout les trente ans.
À sa demande, et parce qu'il l'intriguait, le Docteur avait permis à Anthéa de lire le dossier du jeune homme. Elle s'était d'ailleurs souvent demandé s'il existait un dossier sur Waldo ou sur elle. Probablement. Mais de toute façon, elle doutait d'avoir l'opportunité de pouvoir les lire un jour.
Elle salua le jeune homme d'un signe de tête, mais fut assez surprise de voir l'expression sérieuse de son visage.
-Bonjour Alex, dit-elle nerveusement tout en se demandant quelles nouvelles le rouquin lui apportait pour tirer une tête pareille.
-Bonjour Madame Schaeffer. Comment vous sentez vous ?
-Un peu faible je l'avoue. J'aimerais rapidement rentrer.
- Je comprends. Malheureusement, je doute que vous puissiez bénéficier d'un temps de sommeil suffisant ce soir.
-Vraiment ? S'étonna la jeune femme. Et pourquoi cela ?
-Vous êtes transférée. Votre travail nous a permis d'avancer considérablement dans nos recherches. Mais ici, le matériel technologique est bien trop limité. Et si l'on en croit votre équipe, il n'y aucune machine sur Terre qui soit capable de générer suffisamment d'énergie pour pouvoir créer un monde virtuel.
-Et j'en suis profondément navrée, je…
-Laissez-moi finir. Le Docteur possède de nombreux centres de recherches à travers le Monde. Il se trouve que le meilleur d'entre eux pourrait obtenir ce dont vous avez besoin.
-Attendez une minute. S'exclama la mère d'Aelita. Vous voulez dire que vous possédez un supercalculateur quantique ?
-Pas tout à fait. Confessa Tanner. Mais nous pensons avoir les moyens d'en créer un d'ici quelques années. Avec votre aide cela irait encore plus vite. Et ainsi, nous pourrons enfin réaliser l'impossible.
Anthéa nota que son interlocuteur tentait de dissimuler son excitation. Elle savait que les mondes virtuels étaient devenu la plus grande passion du jeune homme, mais tout de même. Alex devait savoir quelques choses qu'elle ignorait. Et intérieurement, elle se promit d'en savoir plus à ce sujet.
Elle se contenta seulement de soupirer, avant de reprendre:
-Et quand partons-nous ?
-Ce soir.
-Pardon ?
-Je sais que c'est assez précipité. Admit son interlocuteur. Mais pour des raisons que je vous expliquerai plus tard, il vous faut partir au plus vite.
Sur ses mots, il invita Anthéa à monter dans la voiture. Celle-ci eut cependant un petit moment d'hésitation. Elle n'aimait pas qu'on la laisse dans le brouillard. Si on lui cachait la vérité, cela signifiait qu'il allait se passer quelque chose qui allait lui déplaire. Et Dieu seul savait à quel point elle avait horreur des mauvaises surprises.
Malgré tout, elle se décida à suivre l'assistant du Docteur. De toute façon, elle n'avait pas vraiment le choix.
Anthéa dévisagea la quinzaine d'homme qui se tenait au garde-à-vous face à elle.
Tanner l'avait conduit dans un espèce de hangar situé sous le centre de recherches où elle travaillait. Ledit hangar était peu éclairé. Et le sol parsemé de flaques dénonçait une humidité un peu trop présente. L'ambiance était assez glauque, ce qui fit frémir la jeune femme. Chaque fois qu'elle allait dans un endroit sombre et humide, elle ne pouvait pas s'empêcher de repenser à la cellule dans laquelle on l'avait enfermée à son arrivée ici. Elle salua poliment ses gardes du corps, mais aucun d'entre eux ne le lui rendit. Tandis que l'assistant du Docteur réglait les dernières formalités avec le chef de l'escouade, Anthéa examina ce qui semblait être le véhicule dans lequel elle allait voyager: c'était un fourgon Renault blanc dans un état assez déplorable. Bien qu'elle devina à l'avance que le voyage serait loin d'être confortable. Elle salua tout de même la présence d'esprit des soldats qui l'accompagneraient. Une vieille camionnette passait plus inaperçue qu'une voiture de grande marque aux vitres teintées. Un bruit de raclement de gorge la fit soudainement sortir de ses esprits:
-Navré de vous dérangé mais nous sommes prêt à partir. Annonça le jeune écossais d'une voix qui trahissait son excitation
Le ton employé étonna la jeune femme. Elle ignorait à quel point il était excité à l'idée de rejoindre le plus grand centre de recherches de l'organisation. Cependant, elle ne put s'empêcher d'avoir pitié du rouquin. Ce pauvre garçon à peine sortit de l'adolescence se comportait encore comme un enfant. Il ne savait donc pas dans quel enfer il s'était embarqué? Elle se contenta d'un hochement de tête, après quoi on la fit monter dans la camionnette.
Un profond sentiment d'angoisse envahit soudainement son corps. Elle posa sa main sur son ventre. Le voyage ne risquait pas d'être de tout repos.
Quatre heures s'étaient écoulés depuis le départ du convoi qui emmenait Anthéa au centre de recherches. Pourtant le Docteur n'était pas tranquille. Il ne parvenait pas à sortir de sa tête le rapport de l'espion en mission en URSS. Rapport qui faisait état d'un intérêt assez inquiétant du chef du KGB, Viktor Tchebrikov pour la jeune femme. Le cinquantenaire qui avait personnellement rencontré cet homme lors d'un gala à Moscou n'en avait pas gardé un bon souvenir. Et il savait de source sûre que ce n'était pas un homme qui lâchait prise facilement.
Il s'essuya le front. Il transpirait toujours lorsqu'il était anxieux. Ce qui avait pour conséquence de l'énerver. Il ouvrit l'un des tiroirs de son bureau, et en sortit un petit transistor. Il avait l'habitude d'écouter une chaîne musicale pour calmer ses nerfs lorsqu'il était trop stressé ou trop énervé. Il l'alluma. Mais aucun son ne sortit de l'appareil. Un espèce de grésillement désagréable fut la seule musique à laquelle il eut droit. Ce son provoqua chez le cinquantenaire un vif mécontentement. Jamais son transistor ne lui avait joué un tel tour dans l'enceinte de son bureau. Il leva l'appareil à bout de bras. Le grésillement baissa en intensivité, et une charmante petite musique phocéenne inconnue du vieil homme se mit à résonner. Cependant, le grésillement était encore trop présent pour pouvoir écouter paisiblement la chanson. De rage, le Docteur balaya son bureau d'un revers de main violent. Le dossier contenant le rapport fut projeté à l'autre bout de la pièce. Aussitôt, la musique résonna parfaitement à travers les enceintes. Le cinquantenaire ouvrit de grands yeux. Son regard se posa sur le porte-document qui gisait dans un coin. Il avait un très mauvais pressentiment tout à coup. Il se leva de sa chaise le transistor à la main. Et rapprocha l'appareil du dossier. Au fur et à mesure qu'il avançait, la musique se fit plus lointaine, et les grésillements résonnèrent à nouveau. Soudain, il se jeta sur le dossier et le vida sûr le sol. Il n'y avait rien à part du papier. Le Docteur s'intéressa alors au porte-document. Il passa ses grandes mains sur toutes les surfaces de l'objet, jusqu'à ce qu'il sentit une forme ronde à travers l'épaisseur du carton.
Un micro.
Comprenant qu'il s'était fait avoir comme un débutant. Le scientifique se leva d'un bond, et se précipita vers le téléphone.
Anthéa bâilla à s'en décrocher la mâchoire. Cela faisait près de six heures qu'ils voyageaient. Il devait être au moins trois heures du matin. La jeune femme s'ennuyait à mourir, aucun des hommes qui ne l'accompagnait ne semblait vouloir bavarder. Ils conservaient tous leur visage sérieux, ce qui les rendait assez ridicules à ses yeux. Elle savait que le chef de l'escouade était danois, son nom par contre était bien trop compliqué à retenir. Elle ignorait totalement d'où venaient les autres. Sauf le plus jeune, qu'Anthéa connaissait assez bien. C'était un jeune homme à peine plus âgé que Tanner. Ses longs cheveux noirs étaient coiffés en queue de cheval. Il était assez petit comparé aux autres soldats. Serguei Dragunov était un jeune russe qui avait émigré en France quelques années auparavant. Il connaissait la jeune femme car il avait été son garde du corps personnels durant les sept mois qu'elle avait passés à travailler au Projet Carthage. Ils avaient bavardé ensemble lors des nombreux repas qu'ils ont partagés. C'est ainsi qu'elle put découvrir ce jeune russe qui avait perdu toute sa famille à cause de la Guerre Froide. C'était même probablement le seul « ami » d'Anthéa depuis son arrivée.
Tanner faisait également partie du voyage, mais il préférait s'enfermer dans la lecture d'un livre de science sur l'ADN. Personne ne parlait à personne. Et le convoi ne devait pas s'arrêter. Anthéa regrettait de n'être pas allée aux toilettes avant le départ.
Soudain, un coup de feu retentit. Et la camionnette se mit à tanguer. Les passagers tentèrent désespérément de s'accrocher à ce qu'ils pouvaient. Mais un choc violent propulsa tout le monde contre l'arrière du fourgon. L'escouade se releva péniblement. Avant que deux d'entre eux ne sortent pour constater l'ampleur des dégâts. Anthéa gisait toujours par terre. Son ventre lui torturait les boyaux.
-Alors? Demanda le danois à ses hommes.
-On s'est encastré dans un arbre. Répondit l'un des soldats avec un accent britannique très prononcé. Je crois qu'on a atteint la Forêt noire.
Anthéa enregistra l'information. Ainsi donc, c'était là qu'on la conduisait. La Forêt noire allemande. Le pays était en piteux état depuis la fin de la
Seconde guerre mondiale. Normal que le Docteur en ait profité pour y construire son centre de recherches dans les environs.
Les soldats s'approchèrent du conducteur. Le pauvre homme avait reçu une balle dans la tempe. La portière était couverte de sang.
-On est attaqués! Hurla le deuxième soldat avant qu'un autre coup de feu ne résonne.
Il s'écroula dans la neige, avec un trou béant à l'arrière du crâne.
L'autre n'eut pas le temps de réagir. Une ombre s'abattit sur lui. Le bruit de sa gorge tranchée résonna jusqu'aux oreilles d'Anthéa.
Le chef de l'escouade referma brutalement les portières. Tout le monde sortit son arme et se mit en position de combat.
Tanner, qui avait reçu un mauvais coup à la tête, rampa vers Anthéa.
Cette-dernière lâcha un hurlement de douleur.
-Vous allez bien? S'inquiéta l'Ecossais en lui prenant la main.
-Je crois que je vais accoucher. Murmura la jeune femme entre deux cris.
A cette nouvelle, le commando se tourna vers elle. Elle répondit par un sourire embarrassé avant de ressentir une nouvelle contraction.
-Qu'est-ce qu'on fait ? Demanda l'Ecossais au Danois. Sa voix trahissait sa panique.
-Occupez-vous d'elle.
-Moi ? Mais je n'ai aucune notion dans…
-Démerdez-vous! Répliqua le soldat. J'ai d'autres chats à fouetter.
Un bruit métallique se fit entendre. Et la portière s'ouvrit.
Dragunov lâcha une rafale de balles contre celui qui avait tenté le coup avant de la refermer brutalement. (La portière hein ?)
-Relaxez. Dit Tanner à l'adresse d'Anthéa. Je sais ce que je fais.
-Vous en êtes sûr ? Répondit-elle faiblement.
-Oui, oui. Assura-t-il d'une voix qui voulait dire tout le contraire. Mais ça risque d'être long.
-Et bah magnez-vous alors. Balança le Danois. On n'a pas toute la nuit.
Un nouveau coup de feu se fit entendre. L'un des soldats s'écroula, un trou sanguinolant entre les deux yeux.
La panique se mit à monter.
-Putain mais ils sont cons ou quoi! Beugla un des hommes. S'ils tirent à travers la portière ils risquent de la toucher.
-Ils ont peut-être des rayons X. Suggéra un autre avant de prendre une balle à son tour.
Un à un, les soldats tombèrent comme des mouches. Il n'y avait absolument rien à faire. Ils étaient faits comme des rats. Certains tentèrent de tirer à travers les parois et les portières. Mais ils furent rapidement mit hors de combat. Le Danois fut le dernier à mourir. La balle qui le tua traversa son œil gauche avant de se ficher juste au-dessus de la tête de Tanner qui paniquait tellement qu'il avait finit par mouiller son pantalon. Dragunov, Tanner et Anthéa étaient les derniers survivants. Le carnage avait duré à peine plus de dix minutes.
Les trois rescapés s'étaient callés au fond du fourgon. Anthéa tentait toujours d'accoucher. Devant l'incompétence de Tanner, Dragunov l'avait remplacé. Même s'il se demandait à quoi cela pouvait bien servir. La mort était là. Elle n'attendait plus qu'eux. Les assaillants avaient cessé de tirer. Probablement parce qu'il était devenu trop difficile de différencier Anthéa des deux autres. Ce n'était plus qu'une question de temps avant qu'ils n'arrivent. A un moment, leur officier perdrait patience et ordonnerait l'assaut général. Il n'y avait plus d'espoir.
Le crépitement d'une mitrailleuse déchira le silence qui s'était installé (cris d'Anthéa non-compris). Tanner sursauta violemment. Il se saisit de l'arme d'un des morts, et arrosa les portières dans un accès de pure folie. Dragunov le calma d'un direct en plein visage.
Des hurlements se firent entendre.
-Nous sommes fichus. Pleurnicha le jeune scientifique en posant la main sur son nez cassé.
-Taisez-vous abruti! Vociféra le Russe en lui en remettant une.
Les hurlements laissèrent bientôt place à plusieurs bruits de moteurs. Le dernier des soldats ouvrit de grands yeux étonnés.
C'est alors qu'un nouveau cri se fit entendre. Mais il était en tout point différent des précédents.
Dragunov se tourna vers Anthéa. Elle avait du finir le travail toute seule, mais le résultat était là.
Le jeune nourrisson gigotait bizarrement entre les jambes de sa mère.
Le Russe dégaina un long couteau de chasse, et coupa le cordon ombilical.
Puis, il enleva sa veste afin d'y envelopper le nouveau né. Ceci fait, il le donna à Anthéa qui était au bout de ses forces.
-C'est une fille. Murmura-t-il tandis qu'elle prenait l'enfant dans ses bras.
Soudain, la portière s'ouvrit à la volée. Dragunov se saisit de son arme, et fit volte-face.
-Du calme Serguei! Lança la voix rocailleuse du Docteur. Vous êtes hors de danger.
A nouveau, le soldat ouvrit de grands yeux étonnés. Comment le scientifique s'était-il retrouvé ici? Il avait l'impression d'être dans un mauvais film de guerre américain. Tanner en revanche laissa éclater sa joie.
-Docteur! S'exclama-t- il. Vous êtes arrivé à temps.
-C'est vous qui le dites. Répondit le cinquantenaire en jetant un œil dégoûté vers le pantalon souillé d'urine de son assistant.
Le Russe s'avança vers le scientifique, et jeta un coup d'œil hors du fourgon.
Quatre hélicoptères illuminaient la zone à coups de projecteurs. Des dizaines d'hommes s'occupaient d'établir un périmètre de sécurité. Décidemment, ils revenaient de loin.
Anthéa ne faisait pas attention à eux. Elle pleurait. Elle était à la fois heureuse et triste.
Heureuse de pouvoir voir sa nouvelle fille. Mais triste à l'idée de la vie qu'elle allait mener.
Elle devait être la seule mère au Monde à avoir condamné son enfant à vivre.
