Crédits : tous les personnages, à quelques exceptions près, appartiennent à Maki Murakami, nous nous contentons simplement de les emprunter.


CHAPITRE PREMIER

Un vent froid, chargé d'une humidité tout hivernale, balayait les rues de Kyoto depuis le matin. Il avait même plu en fin d'après-midi, une petite bruine glacée et pénétrante ; mais bien au chaud dans sa chambre, au premier étage de la maison familiale, Suguru n'avait pas une seule pensée pour le mauvais temps au dehors. Paresseusement allongé sur son lit, un magazine de jeux vidéo à la main, il parcourait distraitement un article consacré à la dernière née des consoles portables du géant Nintendo, tandis que sa chaîne hi-fi diffusait à faible volume une chanson mélancolique au rythme blues. Il se sentait bien, il n'avait pas envie de bouger et encore moins de penser à son devoir de mathématiques qui l'attendait sur son bureau, à demi complété par de laborieuses réponses sans doute fausses pour la plupart. Pour l'instant, et jusqu'à 22 heures, il était dans sa bulle et écoutait le direct de Rockvibes, une émission quotidienne consacrée à la musique et présentée par un certain Ziggy.

« C'était No more words par Mustang, annonça l'animateur, un des assistants de Ziggy connu sous le pseudonyme de Baby Stardust. J'ai eu l'occasion de les voir en concert il y a quinze jours et ça dépotait. Ils ont changé de bassiste depuis cet été et leur nouvelle recrue, Zell, a vraiment apporté un nouveau souffle au groupe. Ils se produisent samedi prochain au Scoundrel, à Shibuya, alors je vous conseille d'aller les voir, vous ne le regretterez pas.

- C'est ton coup de cœur de la semaine, Baby ? intervint Ziggy d'un ton enjoué.

- Suis mon conseil et va les voir, tu m'en diras des nouvelles. Sur ce, amis auditeurs, je laisse l'antenne et la place à Ziggy pour la suite de Rockvibes jusqu'à minuit ! »

Suguru reposa son magazine et éteignit la radio. 22 heures, il était temps pour lui de se pencher sur ses cours. Et, pour être tout à fait honnête, le jeudi soir, c'était la chronique musicale présentée par Baby Stardust qui l'intéressait le plus. Au contraire de ses collègues, cet animateur-là possédait des connaissances techniques que n'avaient pas les autres membres de l'équipe ; car ils étaient toute une bande à co-présenter Rockvibes aux côtés de Ziggy, lequel les avait surnommés, en guise de plaisanterie, les Spiders, allusion à son propre pseudonyme tiré de l'album de David Bowie The rise and fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars. Chaque soir, du lundi au vendredi, un des Spiders tenait à tour de rôle l'antenne pendant une heure et parlait de ses coups de cœur ou coups de gueule ; le reste du temps, il retrouvait son rôle d'assistant.

Avec un soupir, Suguru jeta un regard désabusé à son devoir de maths inachevé et, après un bref instant d'hésitation, le glissa dans une chemise cartonnée qu'il plaça dans son sac de classe. Il demanderait de l'aide à son ami Nobu demain matin, avant que les cours ne débutent. Il lança un coup d'œil à sa chaîne hi-fi, tenté de remettre la radio, mais la raison l'emporta et il prit son manuel d'histoire à la place. Tant pis pour Ziggy et Baby Stardust, mais il doutait fort de trouver dans leurs échanges quoi que ce fût en rapport avec l'ère Nara. Il pourrait toujours se rattraper le jeudi suivant, car les réparties entre les deux animateurs étaient parfois très drôles, chacun étant doté d'un solide sens de la dérision ; mais si Ziggy était adepte de l'humour noir, son acolyte possédait une flegme et une désinvolture inébranlables, ce qui donnait quelquefois lieu à de pittoresques joutes verbales. Après un dernier regard à sa chaîne, le garçon s'assit à son bureau et ouvrit son manuel à la page requise par son professeur.

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Il pleuvait toujours le lendemain ; mais si, la veille au soir, il avait été agréable d'écouter la pluie crépiter sur le toit et frapper les volets, douillettement blotti au fond de son lit, l'affronter par un matin glacé de décembre était une perspective nettement moins riante, surtout quand elle tombait à seaux et était accompagnée de violentes rafales de vent. Le temps d'arriver à son arrêt de bus, Suguru était trempé et sa voisine et amie Narumi, avec qui il faisait habituellement le trajet jusqu'au lycée, n'était pas là. Sans doute s'était-elle fait accompagner en voiture par sa sœur aînée. En effet, quand il entra dans sa classe, la jeune fille s'y trouvait déjà, en train de discuter avec un petit groupe de camarades. Tout occupées qu'elles étaient à commenter un article dans une revue, elles ne lui accordèrent pas la moindre attention et Suguru gagna son pupitre sur lequel il déposa ses affaires. Il salua quelques condisciples puis s'empressa d'aller trouver son ami Nobu pour qu'il lui fasse voir son devoir de mathématiques.

« Si j'ai une mauvaise moyenne ce trimestre, ma mère va me tuer, expliqua-t-il. Moi les maths je m'en fiche, j'en aurai pas besoin si je veux intégrer une fac de musique, mais tu sais ce que c'est… »

Nobu le considéra un court instant d'un air ouvertement envieux.

« Tu en as de la chance d'être super doué au piano. Tu feras carrière dans la musique, c'est sûr, alors que moi, j'ai pas la moindre idée de ce que je vais faire plus tard.

- Tu sais, c'est pas toujours marrant, la musique. Il faut beaucoup travailler aussi et c'est pas si facile de se faire un nom et une réputation. »

Et il savait de quoi il parlait. Sa mère avait débuté très jeune une carrière de pianiste soliste, qu'elle avait mise entre parenthèses à la naissance de son deuxième fils, Ritsu, mais elle n'en avait pas moins joué dans de prestigieuses salles un peu partout dans le monde. Quant à son cousin Tohma, le génial Tohma Seguchi qui, en compagnie de son groupe, les Nittle Grasper, avait marqué de son empreinte l'Asie tout entière, n'était-il pas PDG de l'une des plus influentes maisons de production du pays ? Pas évident, dans ces conditions, d'exister par soi-même, d'autant qu'étaient fortes les attentes placées sur lui.

Nobu ne répondit rien et tira son devoir de mathématiques de son sac. Suguru avait à peine commencé à remplir les intervalles vides sur sa propre copie qu'une adolescente petite et mince, aux cheveux châtains et aux pétillants yeux gris abattit un magazine juste devant lui.

« Suguru ! Tu as vu ça ? s'écria-t-elle, pointant de l'index un titre écrit en gras, d'un rouge violent :

« HIRO ET AYAKA : LA RUPTURE ! »

Le garçon leva des yeux indignés vers son amie Narumi.

« Je suis en train de travailler, je te signale.

- Travailler ? Tu parles, moi aussi je sais pomper sur les autres. Mais ça, c'est bien plus important que tous les devoirs de maths du monde ! »

Suguru se mordit la lèvre et tira sa copie de sous la revue que l'adolescente plaquait de plus belle sur son pupitre. Sous le titre tapageur s'étalait la photo d'un couple : celle d'un jeune homme aux cheveux longs et roux et d'une jeune fille brune à l'air timide. Apparemment, ils étaient côte à côte à l'origine, mais sur le journal, le couple souriant était séparé par une ligne brisée écarlate. Histoire sans doute d'indiquer aux analphabètes amateurs de potins croustillants qu'ils s'étaient séparés.

Ce jeune homme, Suguru le connaissait : il s'agissait d'Hiroshi Nakano, le guitariste d'un groupe de J-Pop appelé Bad Luck. Une des idoles de Narumi avec l'acteur de dramas Shinya Inamoto et le footballeur Naoto Kitahara. Non qu'il se fût particulièrement intéressé à la carrière de ce groupe, produit d'ailleurs par son cousin, mais Narumi avait la fâcheuse habitude de l'entretenir de la vie sentimentale de ses coups de cœur, qu'il en ait envie ou non. Par son amie, il savait donc que ledit Nakano avait fréquenté un temps une jeune Kyotoïte, la fameuse Ayaka de la photo, et voilà qu'ils n'étaient plus ensemble ? Rien ne pouvait moins lui importer.

« J'aimerais finir avant que le prof arrive, reprit-il en s'efforçant d'écarter le magazine que Narumi maintenait toujours devant lui. Tu me raconteras tout ce soir, d'accord ? »

La jeune fille soupira puis, apercevant Rie, une autre de ses amies, franchir le seuil de la classe, elle se précipita vers elle. Suguru en profita pour copier les réponses manquantes et rendit sa feuille à Nobu. Juste à temps, car leur professeur de mathématiques, premier cours de la journée, passa lui aussi la porte de la salle de cours et les discussions s'éteignirent en même temps que tout le monde regagnait sa place.

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People stared at the makeup on his face
Laughed at his long black hair, his animal grace
The boy in the bright blue jeans
Jumped up on the stage
Lady Stardust sang his songs
Of darkness and disgrace

Suguru reposa la partition qu'il était en train d'annoter – une composition personnelle inspirée par une musique de Nobuo Uematsu – et monta le volume de sa chaîne hi-fi. L'heure hebdomadaire animée par Baby Stardust débutait et il n'avait pas l'intention de la manquer. Traditionnellement, l'intervention de chacun des Spiders était annoncée par le premier couplet de la chanson dont s'inspirait le pseudonyme des assistants ; ainsi, Baby Stardust était une émanation du titre Lady Stardust, de David Bowie. Jean Genie, qui occupait le créneau du lundi, était, lui, précédé par le premier couplet de The Jean Genie du même Bowie.

Comme à chaque fois, Suguru se laissa captiver avec plaisir par la pertinence des interventions de Baby Stardust. Indéniablement, celui-ci connaissait son sujet et ne s'en laissait pas remontrer par Ziggy. Rien qu'à l'entendre, le garçon décelait la passion pour la musique qui l'habitait. Il avait une voix chaude, une élocution posée, et en dépit parfois d'une certaine désinvolture dans ses propos, Suguru l'imaginait comme une personne cultivée et intelligente.

Baby Stardust faisait déjà partie de l'équipe de Rockvibes quand Suguru avait commencé à suivre l'émission et, très vite, le jeune garçon avait établi une préférence marquée pour la soirée qu'il animait, chaque jeudi soir. Par curiosité, il était même allé sur le site de la station de radio afin d'y chercher des photos, mais s'il y en avait quelques-unes de Ziggy, un jeune homme blond aux cheveux mi-longs manifestement métis, les Spiders qui l'entouraient ne montraient pas leur visage, dissimulés sous des masques grimaçants rappelant ceux du théâtre Nô. Aucun nom n'étant donné non plus, Baby Stardust demeurait tout aussi anonyme que ses collègues.

L'émission achevée, du moins sa première partie, Suguru baissa le son de quelques crans et se remit à sa partition. Bien qu'étudiant le piano sous la tutelle de sa mère depuis son plus jeune âge, et tout à fait capable d'interpréter les morceaux les plus difficiles du répertoire classique, il s'essayait depuis peu à la composition sur son synthétiseur reçu à l'occasion de son seizième anniversaire, en juillet. Son cousin Tohma lui avait fait cadeau d'un clavier Korg haut de gamme et lui avait même dispensé, lors de courtes vacances, quelques leçons d'utilisation. Suguru apprenait vite ; et contrairement aux mathématiques, la musique le motivait plus que tout. Travaillant à partir de thèmes qu'il appréciait, il s'entraînait à composer des morceaux ou à en arranger d'autres selon son goût, et, toujours d'après son cousin, il progressait vite. Évidemment, tout ceci était nettement plus amusant qu'extraire des racines carrées.

Estimant ses retouches suffisantes, l'adolescent alluma son instrument, plaça un casque sur ses oreilles et se mit à jouer avec aisance. Retravaillée par ses soins, la mélodie prenait des accents légers, virevoltants et aériens. Sous ses doigts, elle paraissait évoluer d'elle-même et il s'interrompait fréquemment, le temps de poser une annotation sur sa partition.

Minuit était passé lorsqu'il cessa enfin de jouer. Satisfait, il enregistra son travail, se changea et se mit au lit.

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Quand il arriva chez lui, il se contenta de jeter ses clefs sur la petite table dans l'entrée et s'enfonça dans son canapé après avoir mis sa chaîne en marche. C'est tout juste s'il prit la peine d'ôter son manteau. Peut-être n'aurait-il pas dû rentrer aussi tôt, en fin de compte ; ruminer seul n'apportait jamais rien de bon, mais il avait tout de même choisi de rentrer tôt, miné par le cafard.

Hiroshi alluma un joint et tira longuement dessus. Ce n'était ni le premier ni le dernier de la soirée. Il savait pertinemment qu'il ne résoudrait pas ses soucis en fumant mais ce soir, il ne voulait pas penser. Pourtant, inconsciemment, il avait choisi le cinquième album d'Air, Talkie Walkie, qui lui ramenait un par un les souvenirs liés à Ayaka.

Le matin même, il avait vu des photos d'Ayaka avec son nouveau petit ami. Tout avait commencé une semaine auparavant avec ce satané magazine qui avait publié en couverture une photo d'elle et lui, séparés par une ligne brisée. Puis les journaux people s'étaient emparés de l'histoire et c'était le nouveau couple qui s'étalait à présent à la une. Certes, leur séparation remontait à plusieurs semaines mais jusque.- là, ils étaient restés discrets tous les deux.

Pas suffisamment, faut-il croire, songea-t-il, amer.

Il avait toujours su que ce jour arriverait mais n'avait jamais voulu vraiment y croire. À plusieurs reprises, il avait tenté de la reconquérir mais elle était restée sur ses positions : malgré une bonne entente et une attirance réciproque, il ne pouvait pas lui offrir la vie stable qu'elle souhaitait ni s'embourber dans une vie routinière et monotone. A une époque, c'était même elle qui l'avait convaincu de retourner dans le groupe auprès de Shuichi. Au bout du compte, ils avaient retourné le problème sous tous les angles et la rupture avait été la seule conclusion possible ; attendre plus n'aurait servi qu'à les faire souffrir davantage.

Son téléphone vibra. Il posa un regard désintéressé sur l'appareil puis fixa à nouveau l'affiche du film d'Alan Parker, The Wall, qui lui faisait face. Lui aussi aurait aimé hurler sa rage et sa solitude, mais à quoi bon ? Personne n'était là pour l'entendre. Il laissa donc le téléphone vibrer. Elle finirait bien par se lasser. Qu'y avait-il à dire de plus, de toute façon ? « The show must go on », disait la chanson.

Il ferma les yeux, se remémorant sa rencontre avec Ayaka lors du premier rendez-vous qu'elle lui avait proposé, leur premier baiser sous un cerisier en fleurs. Presque un cliché, mais il avait été si heureux, alors.

« I'll never love again
Can I say that to you
Will you run away
If I try to be true
Cherry blossom girl
»

Cherry blossom girl…

C'était elle, sa Cherry blossom girl. Tous ses souvenirs s'échouaient comme des poissons moribonds sur une grève abandonnée.

Il écrasa le joint qu'il venait de terminer et en roula machinalement un autre. Cette colère, il ne la dirigeait pas contre Ayaka même si c'était elle qui avait pris la décision de rompre. Il avait vu faux. Elle n'était pas ce fragile bouton de fleur de cerisier qu'il avait pris plaisir à se représenter ; par deux fois, elle avait quitté des hommes qu'elle aimait. Yuki d'abord, puis lui. Il ne pouvait que la trouver courageuse et lui souhaiter du bonheur. Pourtant, il se sentait vide et désespérément blessé. Avec elle, il avait envisagé un avenir et tout s'était effondré. C'était son premier véritable chagrin d'amour. Il s'en remettrait un jour, il le savait, mais pour l'instant il était au cœur de la tourmente et elle lui semblait sans fin.

Quand les dernières notes d'Alone in Kyoto s'égrenèrent, il éteignit sa chaîne et décida de se coucher. À en juger par son cendrier qui vomissait les mégots, il avait suffisamment fumé pour la soirée. Ironiquement, c'était lui qui était seul à Tokyo.

Sans même se déshabiller, il s'étendit sur son futon. D'un geste machinal, il alluma son radio réveil et le régla pour le lendemain. « The show must go on ». Il se laissa envahir par la musique lancinante jusque dans ses dernières notes.

« On termine cette émission par Providence de Luna Sea. Merci de nous avoir suivis et à demain à partir de 21 heures pour le best of de mes petits Spiders.

- On peut encore voter sur Internet, c'est ça ?

- Bien sûr, Hanata. Quant à nous, on se retrouve lundi pour An occasional dream of mine.

- Bonne nuit Ziggy, et bonsoir à celles et ceux qui me rejoignent jusqu'à six heures… »

Hiroshi n'en entendit pas plus et s'endormit sur la voix familière et sensuelle de Ziggy.

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« Il fait quoi monsieur cinquante pour cent ? »

Hiroshi leva ses yeux gris vers Noriko Ukai, qui le regardait d'un air sévère. Aujourd'hui encore, elle portait une tenue fabuleusement sexy. Comment croire qu'elle avait eu un enfant avec une silhouette pareille ? Cette micro-robe léopard et ces cuissardes assorties auraient fait vulgaire sur n'importe qui, mais sur elle…

Il ouvrit la bouche pour lui dire que sa plastique l'avait troublé mais se souvint à temps d'avoir essayé une fois ou deux de flirter avec elle et s'en être mordu les doigts. Aussi sourit-il, tout simplement.

« Non, pas ton sourire enjôleur, Nakano. On ne me la fait pas à moi, rétorqua sèchement la jeune femme. Écoute, je sais que ce n'est pas facile en ce moment pour toi mais… tu n'es pas du genre à te laisser abattre, non ? continua-t-elle plus gentiment. Ce serait dommage que tu l'aies perdue pour rien, alors donne-toi à fond dans la musique. »

D'ordinaire, Noriko n'abordait jamais les sujets privés mais le garçon devait reconnaître que pour le coup, elle n'avait pas tort. Il n'aurait pas dû fumer autant la veille, en plus de n'être pas professionnel, cela avait une influence sur son humeur. Ce soir, en revanche, il aurait tout loisir de s'adonner à son péché puisque c'était le week-end.

« Je m'excuse, finit-il par dire en s'inclinant. Ça n'arrivera plus.

- J'espère bien ! Un mollasson à la fois, c'est bien suffisant ! On y retourne les gars ! »

La dernière heure de répétitions se passa relativement bien, mais à la fin de la journée, les deux garçons étaient contents d'en avoir fini : entre Shuichi qui laissait son affect le guider la plupart du temps et Hiroshi qui ne se donnait souvent qu'à moitié, travailler avec l'ancienne et dynamique claviériste des Nittle Grasper constituait un vrai challenge pour eux. Si un jour ils voulaient atteindre les sommets, il faudrait pourtant qu'ils dépassent leur travers.

La jeune femme fut pourtant la première à s'en aller ; elle aussi avait hâte de retrouver sa fille et son époux.

Les autres partis, Hiroshi traîna un peu les pieds : personne ne l'attendait avant plusieurs heures, et il était seul jusqu'au soir. Il sortait souvent le week-end en discothèque avec des amis pour s'étourdir de musique et de filles (ou de garçons, selon la pêche) de passage, et ce soir-là ne dérogerait pas à la règle. Sitôt sa rupture et son impossible retour avec Ayaka confirmés, il avait sombré dans les plaisirs charnels au prétexte que sa relation était restée platonique et qu'il avait « des besoins à assouvir ». La vérité était légèrement différente. Se sentir désiré le rassurait, d'une certaine manière, et comblait le manque affectif qui le tenaillait.

Pourtant, il ne gardait aucun souvenir de ces partenaires de fortune. Pas de nom, pas d'adresse, pas de numéro de téléphone, qui finissaient d'ailleurs systématiquement à la poubelle. Juste une étreinte fugace dans une chambre anonyme à peine éclairée. Peut-être se souvenait-il vaguement de cette fille aux cheveux longs qui lui avait douloureusement rappelé Ayaka. Elle avait été la première depuis longtemps à gémir sous ses baisers et ses caresses. Cette fois, il n'avait pas pris la peine de l'amener dans une chambre. Tout s'était fait dans un recoin sombre de la boite de nuit où ils se trouvaient. Étourdi par l'alcool et la ressemblance frappante avec son ex-petite amie, il avait oublié toute raison. Au bout du compte, sa longue chevelure brune ne s'était pas révélée aussi soyeuse que celle de son Ayaka, seulement une pâle copie fade. De celles qui avaient suivi – et qui suivraient encore – il ne se rappelait rien.

Au fond de lui, il sentait qu'il avait les moyens d'instrumentaliser sa peine. Lorsqu'il prenait sa guitare, il sentait qu'il avait la force et la capacité de la faire pleurer, mais paradoxalement, il ne voulait pas laisser fuir ce sentiment. Lui seul le rattachait désormais à son ex-petite amie et le mettre en musique aurait été comme livrer son amour en pâture au tout-venant et le perdre définitivement. De cela, il était hors de question même si ça le rongeait. Il savait que lorsqu'il y parviendrait, une page se tournerait définitivement et il irait mieux. Pour le moment, néanmoins, il préférait encore ressentir ce chagrin.

Il rentra donc chez lui et navigua sur Internet en écoutant un vieux vinyle de Queen, une pièce quasi collector. S'il était à la pointe du progrès et raffolait des objets hi-tech dernier cri, il adorait aussi les vieux disques et soutenait qu'une bonne platine et un bon disque rendaient un meilleur son qu'un CD ou un MP3. Ainsi avait-il une jolie collection commencée lorsqu'il était plus jeune et qui ne cessait de s'agrandir. Il regrettait parfois d'être né trop tard et Japonais. S'il était né dans les années 60 ou 70, en Angleterre, par exemple, il aurait écumé les salles de spectacles et autres stades pour vibrer en direct aux concerts de Pink Floyd, Queen, The Police, David Bowie et tant d'autres encore. Bien sûr, son pays produisait aussi de très bons groupes mais aucun dont la notoriété égalait celles des artistes sus-cités.

Il consulta ses e-mails et en trouva plusieurs de son amie Sakura. Cette dernière se trouvait à New-York depuis quelques semaines pour un voyage universitaire. Étudiante en sciences politiques et relations internationales, sa classe avait organisé un échange avec son homologue américaine Columbia, et elle racontait ses aventures sur le campus de la prestigieuse université. De son côté, il reporta les derniers ragots qui circulaient sur leurs amis communs, préférant taire les articles concernant Ayaka et son nouveau fiancé.

Il avala une collation car la nuit s'annonçait longue et il allait avoir besoin d'énergie. Une heure plus tard, son téléphone sonna enfin.

« Je suis en bas de chez toi dans dix minutes, Baby, sois prêt. »

Il enfila sa veste et sortit attendre son ami à l'extérieur.

À suivre…


Ère Nara : il s'agit de l'une des 14 subdivisions traditionnelles de l'histoire du Japon. Elle correspond à l'époque qui s'étend entre 710 et 794.

Nobuo Uematsu : Nobuo Uematsu est considéré comme l'un des plus grands compositeurs de jeu vidéo au monde et comme l'un des principaux fondateurs de la saga Final Fantasy. Dans les années 2000, il participe à de nombreux concerts à travers le monde, dédiés à Final Fantasy ou aux jeux vidéo en général.

Théâtre Nô : le théâtre Nô est un des styles traditionnels de théâtre japonais venant d'une conception religieuse et aristocratique de la vie. Le Nô allie des chroniques en vers à des pantomimes dansées. Le théâtre nô est composé de drames lyriques des XIVe et XVe siècles, au jeu dépouillé et codifié. Les acteurs sont accompagnés par un petit orchestre et un chœur. Ils arborent des costumes somptueux et des masques spécifiques (il y a 138 masques différents).